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Ciné-Asie Critique - Les contes de la lune vague après la pluie

Mardi, 10 Septembre 2013 à 17h00

Aujourd'hui, place à la chronique d'un monument du cinéma japonais : Les contes de la lune vague après la pluie, réalisé par Kenji Mizoguchi et sorti en 1953. Ne vous laissez pas impressionner par cette date. Car après toutes les décennies écoulées, ce chef d’œuvre n'a rien perdu de sa superbe, et s'avère, 60 ans après, toujours aussi maîtrisé et accessible !




Au XVI°s au Japon, les guerres civiles font rage. Genjuro (Masayuki Mori), un potier, vit dans un petit village en campagne, aux côtés de son épouse (Mitsuko Mito) et son jeune fils, et de son beau-frère Tobei (Eitaro Ozawa) et sa femme (Kinuyo Tanaka). Lorsqu'il décide d'aller vendre ses pots à la ville, il n'imagine pas que la guerre est un formidable stimulant commercial : il revient chez lui avec beaucoup d'argent, car le conflit avec l'armée Shibata fait monter les prix. Aveuglé par les gains, Genjuro travaille dur et finit par retourner à la ville, délaissant femme et enfant, malgré les dangers qui pèsent sur les campagnes, du fait des pillages et massacres perpétrés par les mercenaires. Tobei, lui, entretient le rêve illusoire de devenir samouraï, et abandonne lui aussi sa femme. En ville, Genjuro s'éprend de Dame Wakasa (Machiko Kyo), seule héritière d'un puissant clan exterminé. Mais un lourd secret se cache derrière cette beauté éthérée.


Au Japon, comme dans tous les autres pays, il y a des réalisateurs mythiques. Parmi eux, Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu, Shohei Imamura, ont fait les beaux jours (et c'est un euphémisme) du cinéma nippon des années 1960 jusqu'à la fin des années 1990. Mais avant eux, ce fut Kenji Mizoguchi qui impressionna dans son propre pays et un public encore restreint en Occident. Jean-Luc Godard et Eric Rohmer le décrivait comme un des plus grands cinéastes de tous les temps. Il apparaît donc indispensable de s'intéresser au film considéré comme son chef d'oeuvre : « Les contes de la lune vague après la pluie ». Adapté de deux nouvelles d'Akinari Ueda, ce film obtint le Lion d'argent à la Mostra de Venise en 1953 et contribua, avec « Rashomon » d'Akira Kurosawa sorti trois ans avant, à faire connaître le cinéma japonais à l'international.


Ce qui surprend de prime abord, ce sont l'incroyable modernité et l'inépuisable universalité du film, tant dans sa mise en scène que dans son message. « Les contes de la lune vague après la pluie » a ce point commun avec le « Rashomon » de Kurosawa de s'adresser au genre humain avec une sensibilité telle qu'il n'est pas question de considérer ces deux oeuvres comme désuètes, la force des thèmes traités étant intemporelle. De plus, grâce à un cadrage et des angles de vue extrêmement maîtrisés et une image de qualité, l'oeuvre de Mizoguchi fait partie de ces films qui jouissent d'une aura forte encore aujourd'hui. Cette accessibilité m'étonne encore, pour tout vous dire, et il me semble que tout spectateur un tant soit peu intéressé y trouve facilement son compte, en plus de pouvoir se targuer d'avoir vu un film majeur du XX° siècle. Car « Les contes de la lune vague après la pluie » ne sont pas cérébraux, complexes, prétentieux. L'histoire du film est tellement simple que ce qu'arrive à en faire Mizoguchi est d'autant plus impressionnant, un autre point commun avec Kurosawa et son « Rashomon ». « Les contes de la lune vague après la pluie » parlent de guerre, des désirs, des erreurs, de la folie qu'elle engendre, des victimes qu'elle laisse derrière elle. Face à cela, l'être humain n'a pas d'autre choix qu'apparaître dans toute sa vérité. Les sentiments se succèdent avec une logique implacable. C'est en partant d'un désir pur et altruiste, l'envie de gâter sa femme de kimonos superbes, que Genjuro finit par sombrer. C'est en terminant sur une prise de conscience et une sincérité claires, alors que son rêve initial était égoïste, que Tobei pourra obtenir le pardon de sa femme. Ce renversement des personnalités est d'une simplicité enfantine, et pourtant, l'effet produit est saisissant. Pourtant, un second niveau de lecture reste possible, en témoigne le personnage de Genjuro. Si a priori, son désir d'argent ne peut être dénoncé, car il pense avant tout à combler sa famille, on peut au contraire penser que c'est la première preuve d'un égocentrisme latent. Le talent de Mizoguchi consiste à laisser le choix de l'interprétation au spectateur : que Genjuro gâte sa femme peut apparaître tantôt comme une finalité sincère, tantôt comme un désir égoïste. Mais, confronté à la princesse Wakasa, la personnalité de Genjuro ne fera plus de doute : c'est bien l'égoïsme qui prévaut, puisque il cédera – facilement – à toute forme de flatterie.


La beauté du film de Mizoguchi réside également dans le fait que tous les personnages sont placés sur un pied d'égalité... mais quelle égalité ! Une égalité de souffrances. Tandis que les hommes sont mus par leurs désirs respectifs, les femmes, pourtant aides précieuses, se sacrifient pour eux. Les personnages féminins, d'ailleurs, sont typiques du cinéma de Mizoguchi : elles ont un besoin de garder l'être aimé près d'eux, craignent l'éloignement, avertissent les hommes mais ne peuvent en fait les canaliser (« Et si la chance te quittait ? S’il t’arrivait quelque chose ? »). Mizoguchi retranscrit des différences : ici, les hommes et les femmes sont fondamentalement différents, les femmes étant gages de sagesse jusqu'à ce que celle-ci ne puisse plus les faire vivre, les hommes cédant à leurs désirs à tout prix. Chez Mizoguchi, ce sont les femmes qui protègent les hommes, non l'inverse. La fin du film, superbe, maintient cette condition féminine protectrice, malgré tous les déboires traversés. Chacune de manière différente (on ne vous spoilera pas), les femmes de Genjuro et de Tobei sont des muses qui veillent sur eux quoiqu'il arrive.


Mais « Les contes de la lune vague après la pluie » ne s'arrête pas à cette peinture réaliste, mais certainement pas mélancolique, de la condition humaine, et des sentiments. Elle est habilement mélangée à des teintes oniriques. Effectivement, Mizoguchi insère un univers d'outre-monde et des éléments fantastiques, à travers la présence du personnage de Dame Wakasa. Le spectateur, dès qu'il la voit, se doute bien qu'il y a anguille sous roche (ou plutôt fantôme sous kimono). Cependant, cet aspect onirique ne va jamais au-delà d'un certain seuil, si bien que le film ne se perd jamais en route, le traitement désabusé de la condition humaine restant toujours prégnant. Notons que le personnage de Wakasa est inspiré du théâtre nô : costumes, maquillage, musique. Mais si Wakasa apparaît a priori comme un vil démon responsable des tourments de Genjuro, le séduisant et lui offrant ce qu'il a toujours désirer, Mizoguchi remet vite les choses à leur place, montrant que Genjuro ne peut s'en prendre qu'à lui-même : Wakasa n'est qu'un fantôme malheureux, de retour dans le manoir de son père afin de trouver l'amour qu'elle n'a jamais connu. Le démon n'en est donc pas véritablement un, c'est bien Genjuro qui se laisse porter par ses vices.


Si les personnages et la morale du film sont toujours aussi puissants (le bonheur ne peut être trouvé que dans un amour simple), une question légitime doit néanmoins être posée : « Les contes de la lune vague après la pluie » sont-ils poussiéreux ? La réponse est globalement négative, grâce, on l'a dit, à une mise en scène brillante à l'époque, étudiée dans toutes les écoles de cinéma aujourd'hui. Certaines séquences sont encore assez époustouflantes, en particulier celle baignée dans une atmosphère lugubre, où une barque émerge du brouillard sur un lac, la caméra voguant au ras des eaux dans la pénombre, le seul son étant celui du chant d'une des deux épouses. Alors évidemment, certains éléments peuvent surprendre aujourd'hui, comme la violence, beaucoup plus timide que chez Kurosawa par exemple (pas de sang, des coups en forme de petites poussettes). De même, l'absence de véritable transition visuelle entre les quelques rêveries de Genjuro (les moments oniriques donc) et la réalité peuvent déstabiliser un spectateur gavé d'effets spéciaux contemporains. Pourtant, toute critique chronocentrique nous fait prendre conscience qu'habitués aux canons modernes du cinéma et aux artifices (violence visuelle crue et effets spéciaux soulignant la transition entre deux mondes), nous avons égaré le goût de la réalité. Or Mizoguchi, c'est justement un réalisme de tous les instants. « Les contes de la lune vague après la pluie » n'ont donc souffert en aucun cas du temps qui passe, mais de l'évolution d'une société qui a perdu de vue un « cinéma de réalité » qui lui parle d'elle-même. Le seul reproche qu'on pourrait adresser au chef d'oeuvre de Mizoguchi, ce serait d'être, mais soyez assurés que cela dépend des goûts, moins puissant en terme de ressenti par rapport à un « Rashomon » sorti trois ans avant (qui écarte tout sur son passage grâce à des personnages encore plus géniaux et sa fin sublime) ou moins dynamique en termes de mise en scène que n'importe quel Kurosawa sorti à la même époque... Et oui, que voulez-vous, ce n'est qu'en confrontant un chef d'oeuvre à un autre que l'on parvient à pointer les infimes défauts de l'un d'eux.


Un dernier mot sur le casting, formidable, réunissant ce qui se faisait de mieux au Japon dans les années 1950, avec notamment l'excellent Masayuki Mori (l’Idiot ou le mari trompé de Rashomon de Kurosawa) et la génialissime Machiko Kyo, qui tient son plus beau rôle en démone séductrice.

« Les contes de la lune vague après la pluie », beaux mais cruels, sont portés par les sentiments des hommes et des femmes, et habités par la démone. La richesse intérieure des personnages mêlée aux petites touches oniriques en font un film incontournable. Non mais quand même, quand on y songe : 1953 ! Que c'est beau, que c'est maîtrisé, que c'est puissant !

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