Shinichi SAKAMOTO - Actualité manga

Shinichi SAKAMOTO 坂本眞一

Interview de l'auteur

Publiée le Lundi, 30 Novembre 2015

Interview 1 :



Cette année, Japan Touch avait l'honneur d'accueillir le mangaka Shin'ichi Sakamoto, auteur-phare des éditions Akata / Delcourt, que l'on retrouve derrière les séries Kiomaru, Nés pour cogner et, plus récemment, Ascension. Très bavard et souriant, le mangaka rencontra avec plaisir son public à trois reprises, pour deux séances de dédicaces où il connut un franc succès, et pour une conférence publique d'une heure et demi qui fut l'occasion pour lui d'expliciter les différentes étapes et techniques de ses dessins. Tout au long des deux jours du salon, l'auteur tint également diverses interviews, et nous avons eu la chance et l'honneur de pouvoir lui poser nos questions, au fil desquelles il revint volontiers sur les grands thèmes de ses œuvres, à commencer par Ascension. Compte-rendu.
    
 



Shin'ichi Sakamoto, bonjour et merci d'avoir accepté cette interview. En France, on vous a découvert avec le manga Kiomaru. Comment est né ce projet ?
Je souhaitais travailler sur quelque chose ayant pour thème la volonté d'un seul homme. J'ai alors eu l'idée d'un personnage qui n'abandonne jamais, qui ne lâche jamais rien. Dès lors, je me suis rapproché d'Arajin, la personne ayant écrit l'histoire. Nous avons travaillé ensemble autour de ce personnage en souhaitant mettre en avant une personnalité très forte et obstinée.


A travers ce personnage, quelle image du forgeron avez-vous souhaité renvoyer ?
Je voulais émettre l'idée que le travail d'un artisan constitue un véritable travail sur soi, qu'ils ont une constante envie de se dépasser. Ici, il est question de créer un katana qui va durer mille ans, et cette idée est là pour renforcer cette notion de dépassement de soi de l'artisan.
  
 
 


En effet, on retrouve dans toutes vos œuvres cette notion de dépassement de soi et de quête initiatique...
Oui, c'est quelque chose qui me tient à cœur et que l'on retrouve régulièrement dans mes séries. Par exemple, dans Nés pour cogner, c'est la quête de respect et de virilité qui importe. De même, le parcours de Mori dans Ascension est une véritable quête.


Avant d'aborder plus en détail Ascension, une petite question sur un élément amusant de Nés pour cogner: d'où vous est venue l'idée de créer un personnage pourvu d'un "attribut" si gros qu'il effraie toutes les filles ?
Je me suis demandé ce qu'il pouvait bien y avoir de plus honteux mais en même temps de plus important quand on est à l'âge de la puberté ou au lycée. J'en suis arrivé à la conclusion qu'à cet âge-là, ce qui nous obsède le plus, c'est ça (rires). N'est-ce pas ?
 
 
Oui, c'est sûr (rires) !
Quand je suis en allé en Italie, on m'a demandé comment le fait d'en avoir un si gros pouvait être une honte. Pour eux c'est le contraire ! (rires) Ca dépend quand même des gens. Au début j'ai hésité entre trop petit ou trop gros,  et j'ai finalement choisi la version "trop gros" que je trouvais plus amusante.
 
  
 


Qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter le roman de Jirô Nitta en un manga,  Ascension ?
J'ai été très touché dans le roman par ce héros qui repousse ses limites et qui pense toujours qu'il va y arriver. Je n'ai jamais vu ailleurs une expression aussi forte de cette fin en soi. C'est l'idée de décrire et de dessiner un personnage comme ça qui m'a séduit.


Vous avez brièvement avoué lors de votre conférence de la veille (ndlr, la conférence publique avait lieu le samedi de Japan Touch, et cet entretien le dimanche) que vous avez voulu faire passer plusieurs messages dans Ascension. Nous allons à présent parler plus en profondeur de cela.
Bien sûr !


On peut faire un parallèle entre Ascension et notre monde réel. Quelque part, la solitude de Mori nous renvoie à notre propre monde moderne, en proie au confinement, à l'oppression et à la vie virtuelle, et la quête des grands espaces du héros peut alors nous rappeler de vivre réellement. Est-ce là une idée qui vous tenait à cœur ?
En effet. Les doutes que possède Buntaro Mori sont des doutes que beaucoup de personnes ont en elles aujourd'hui. Je souhaitais que les gens puissent s'identifier à ce que ressent Buntaro, qu'ils puissent envisager de réagir comme lui quand ils sont confrontés à des difficultés, que comme lui ils trouvent la force de surmonter les épreuves et d'aller plus loin.


Y a-t-il d'autres messages forts ? Je pense notamment à la critique des dérives de la société que l'on peut voir en filigrane...
Tout d'abord, il convient de préciser que le roman original se passe dans le passé. J'ai donc apporté de nombreuses transformations afin que l'histoire devienne justement plus contemporaine, qu'elle soit projetée dans notre présent, pour, effectivement, pouvoir faire écho à la situation actuelle. Par exemple, avant les femmes prenaient moins part à la vie sociale en général. Les hommes travaillaient, se déplaçaient, mais pas les femmes. Buntaro, lui, est dans une société du présent, pas du passé, et va être entouré de femmes qui vont avoir une vie active, avoir une vie sociale et vont jouer un rôle sur son évolution, que ce soit en bien ou en mal. J'ai vraiment cherché, à travers cette modernisation du roman, à mettre en avant des sujets plus actuels, plus proches de la vie de chacun d'entre nous aujourd'hui. En fait, je me suis posé la question : "Si je reprends le héros du roman et que je le mets dans le présent, comment va-t-il se comporter, quelle va être sa vie, quelles seront les différences avec le roman ?". Pour moderniser le récit autour de Buntaro, je suis parti de là.
 
 
 


Dans Ascension, il y a tout cet aspect assez contemplatif de découverte de la nature, des grands espaces, voire un aspect métaphorique, par exemple quand Mori voit un lever de soleil et qu'il voit alors une symphonie autour de lui. Quel serait le message de cette peinture particulière de la nature ?
Il y a l'idée que dans la dureté de la nature il y a aussi une beauté. C'est une manière de rendre hommage à la beauté de la nature, et je suis très heureux que ce sentiment passe chez vous quand vous m'en parlez, car ces notions de beauté de la nature et du respect que je lui porte sont très importantes pour moi. Je souhaitais vraiment la montrer de sorte à ce qu'on la voit comme ça.


Et quelque part, le fait de redécouvrir la nature permet à Buntaro de se redécouvrir lui-même...
Oui. Je pense que les meilleurs moments pour se poser des questions, pour réfléchir, sont ceux où l'on se retrouve seul, et que c'est là que l'on a les meilleures idées. C'est comme ça que Buntaro va avancer. C'est également dans ces moments de solitude qu'il va retrouver des solutions pour vivre en société. Quelque part, c'est en étant seul qu'il se rend compte qu'il est lié aux autres. Cette solitude est très importante, car c'est celle qui permet de comprendre certaines choses, et qui permet de trouver des solutions pour vivre.


Dans Ascension, le danger et la mort peuvent tomber à tout moment sur les alpinistes. Selon vous, dans la vie, quelle part de danger faut-il pour pouvoir vivre pleinement ?
C'est parce qu'il y a du danger et de la confusion que l'on peut grandir. Je me dis toujours que si l'on a le choix entre deux voies pour avancer, il faut choisir la plus difficile, parce que c'est celle qui nous permettra le plus de grandir. Mais attention, plus que le danger physique lui-même ou que la mort, c'est la mise en danger de soi, la confrontation à la difficulté, qui importent. C'est quand on se met en danger que l'on est obligé de se surpasser.


Remerciements à Shin'ichi Sakamoto, à l'équipe d'Akata, au traducteur et à Japan Touch.


Interview 2 :



Lancée en France en mars dernier, la série Innocent tient le pari de nous faire découvrir une figure quelque peu méconnue de notre histoire de France : Charles-Henri Sanson, exécuteur officiel durant la Révolution Française, et bourreau de Louis XVI. Invité à l'occasion du Salon du Livre, le mangaka Shinichi Sakamoto, déjà connu pour Kiomaru, Nés pour cognés et plus récemment Ascension, est revenu nous présenter cette biographie atypique, bien décidé à casser les codes établis et les clichés.
  
  
   
   
Bonjour M. Sakamoto. Nous vous retrouvons quelques années après votre précédent passage en France en 2011. Est-ce cette visite qui vous a poussé à vous intéresser à l'histoire de France ?
Shinichi Sakamoto : En effet, lors de ce voyage, j'ai eu l'occasion de visiter de nombreux monuments comme le château de Versailles, le musée du Louvre, mais aussi de parcourir Paris et d'apprécier la grandeur et la beauté de son architecture. Cela a été une des sources de motivation en vue de la création d'Innocent.
   
  
Justement, d'où vous est venu l'idée de cette série ? Vouliez-vous réaliser un récit sur la révolution française, ou est-ce l'ouvrage de Masakatsu Adachi qui vous a interpellé ?
J'ai surtout été intéressé par la vie de Charles-Henri Sanson, que j'ai découvert par le biais de l'étude de Masakatsu Adachi. Je voulais donc mettre en avant ce personnage que je trouvais intéressant, plus que son époque en elle-même.
   
  
Pourquoi avoir choisi pour titre ce mot, en français dans le texte, « Innocent » ?
Cela se rapporte tout simplement à la phrase « Je suis innocent » réellement prononcée par Charles-Henri Sanson, selon l'étude de M. Adachi. Je trouvais cette phrase aussi simple que forte.
   
   
  
Quel intérêt trouviez-vous à centrer votre récit sur un bourreau ?
Ce qui m'a surtout plu, c'est qu'au-delà de son métier, Charles-Henri a toujours voulu rester une personne normale, et vivre comme tout le monde. Il n'était pas un héros mais un homme empli de faiblesses. 
   
   
D'ailleurs, au fil du récit, on découvre que Charles-Henri est un personnage très sensible, à la larme facile. On n'imaginerait pas un tel caractère pour un bourreau ! Pourquoi avez-vous mis cet aspect particulièrement en avant ?
J'ai voulu avant tout casser l'image que l'imaginaire collectif peut avoir de ce genre de personnage. On voit toujours un bourreau comme un individu très viril, musclé, à mine patibulaire... Il me semblait important de montrer qu'un bourreau pouvait aussi être une personne sensible.
  
  
On peut aussi faire un rapprochement entre Charles-Henri et Buntaro Mori, héros de votre précédent succès, Ascension : tous deux partagent une certaine forme de solitude par rapport à la pression de la société. Qu'en pensez-vous ? Voyez-vous d'autres points communs entre eux ?
Au fil des volumes, vous allez sans doute ressentir d'autres points communs entre ces deux héros. La raison est simple : quand j'invente un héros, je lui transmets une part de mes émotions, de moi-même. Mon caractère n'a pas changé entre la création de ces deux personnages, et si je forçais leur caractère vers une autre voie, j'aurais l'impression de me mentir.
  
  
Ce caractère sensible de Charles-Henri transparaissait-il dans l'ouvrage de Masakatsu Adachi ? Ou vous êtes-vous projeté sur le personnage ?
Le livre de M. Adachi décrivait déjà un clivage entre la vie privée de Charles-Henri et son quotidien macabre. Je me suis glissé dans l'espace entre ces deux facettes du personnage, en reprenant l'image de Buntaro Mori au passage. C'est donc une synthèse qui apporte ma vision personnelle de Charles-Henri, sans pour autant le dénaturer complètement.
  
  
Quelles autres libertés prenez-vous par rapport à l'étude faite par M. Adachi ? 
Le manga est avant tout une source de récréation : il faut que les lecteurs se libèrent l'esprit en lisant, et que je m'amuse aussi en le dessinant. Mon grand plaisir est de faire transparaître certains sentiments par le biais du dessin, quitte à empiéter sur les détails historiques. J'essaie néanmoins de respecter tous les faits les plus importants, pour ne pas trop m'éloigner de la réalité.
   
   
Outre cette étude, avez-vous effectué des recherches supplémentaires sur l'époque ?
En effet, j'ai étudié de nombreux ouvrages et mobilisé tous mes assistants, ainsi que mes responsables éditoriaux ! Nous avons ainsi accumulé une pile conséquente de livres et de documents sur cette période de l'Histoire.
  
  
Visuellement, votre trait a encore gagné en superbe, avec une retranscription très réaliste de l'époque. Là encore, avez-vous fait des recherches graphiques particulières, consultés les œuvres des artistes du XVIIIème ?
J'ai tout d'abord profité de mon dernier voyage en France pour réaliser de nombreuses photos, et je me suis basé sur de nombreuses peintures détaillant le quotidien des gens, leurs habits... Mais encore une fois, mes assistants fournissent un travail de fond, pour scruter le moindre détail, la moindre fenêtre sur un bâtiment, pour éviter les anachronismes.
  
  
  
  
Vous mettez également l'accent sur la légèreté sexuelle de l'époque, avec des scènes assez osées, ainsi que la liberté des mœurs et l'homosexualité. Là encore, est-ce un aspect qui est ressorti de votre documentation, ou une volonté de votre part de traiter le sujet ?
Cette fois, il s'agit surtout d'une interprétation personnelle. Une fois encore, je cherche à briser les codes que l'on peut avoir de l'époque, et évoquer certains tabous de la société. De plus, la relation entre Charles-Henri et Jean, qui est une pure invention de ma part, me sert encore à creuser la psychologie de mon héros, qui doit mettre ses sentiments de côté une fois qu'il entame son « travail »...
   
   
En France, Charles-Henri Sanson reste un personnage relativement méconnu par le grand public. Avez-vous un message pour pousser les lecteurs français à s'intéresser à votre nouveau titre ? 
Par le biais de ce manga, j'évoque de nombreux thèmes, mais si je ne devais retenir que les deux principaux, je dirais : premièrement, je souhaite que les gens gardent à l'esprit que le monde que vous pensez acquis peut basculer du jour au lendemain ; et deuxièmement, je souhaite faire avancer les mentalités sur les sujets propices à la discrimination, et sur les jugements hâtifs. Si mon œuvre peut vous donner à réfléchir sur ces deux questions, j'en serais le plus heureux. 
  
  
A l'avenir, y a-t-il d'autres figures ou périodes historiques qui pourraient vous intéresser ?
A l'instar de la Révolution Française, j'aime ces périodes qui ont emmené un changement radical dans la vie d'un pays et de ses habitants. Quand j'en aurais fini avec Innocent, je retournerai peut-être sur mes terres japonaises pour m'intéresser au passage à l'ère Meiji, qui représente un bouleversement similaire dans l'Histoire de mon pays.
 
Mais pour l'heure, je suis très heureux de dessiner une œuvre autour de la Révolution Française, qui a eu une incidence au niveau mondial. C'est aussi une certaine forme de responsabilité, je n'ai pas le droit à l'erreur sur une telle période, mais cela m'apporte beaucoup dans mon métier de mangaka. 
  
   
Remerciements à Shin'ichi Sakamoto, à ses responsables éditoriaux, ainsi qu'à toute l'équipe des éditions Delcourt.
 
Mise en ligne le 30/11/2015.