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Vis (la) : Critiques Oeuvres 1968-1972

Neji Shiki

Critique du volume manga

Publiée le Mercredi, 15 Septembre 2021

En 1968, Yoshiharu Tsuge est un incontournable du manga. Il a dépassé le cadre des amateurs du neuvième art, il est un auteur étudié et analysé. En juin de cette année, sort le premier hors-série du magazine Garo, et il est totalement consacré à l’artiste en vogue. Il y publie une nouvelle inédite qui fera date, marquant l’histoire du manga de son époque à aujourd’hui : Neji Shiki, un titre traduit en français par La vis. Ce récit culte arrive enfin en français chez les éditions Cornelius en septembre 2019 dans un recueil éponyme qui contient six autres histoires, dont Divagation qui avait été publié dans le numéro dédié au manga du magazine Bang! de Casterman. Il s’agit du deuxième volume de l’anthologie consacrée à l’auteur et publiée par Cornelius, et il concerne sa période allant de juin 1968 à septembre 1972.

S’ouvrant directement sur La vis, nouvelle publiée en partie en bichromie, le recueil frappe les esprits. On y suit l’errance d’un homme cherchant un médecin car il s’est fait mordre par une méduse, et qui se retrouve contraint de se tenir le bras pour relier ses veines afin de ne pas mourir. Récit totalement surréaliste, enchaînant des plans iconiques repris encore aujourd’hui comme en témoigne par exemple Tomino la maudite de Suehiro Maruo, ce cauchemardesque voyage se frotte aux limites du neuvième art en présentant des bulles sans texte ou encore en jouant avec la graphie des mots. Des expériences propres à la bande dessinée qui portent ainsi le média dans une nouvelle dimension, influençant les auteurs à venir, mais aussi en le faisant devenir légitime auprès des milieux culturels comme la littérature et le théâtre. À partir de La vis, le manga n’est plus perçu seulement comme un loisir pour enfants, il devient auprès de tous un art à part entière. Si aujourd’hui encore certaines personnes cherchent une signification à La vis, d’autres en soulignent le non-sens, comme ce fut le cas pour Osamu Tezuka en personne.

Si le recueil est marqué par le retour de la famille Lee (présentée dans Les fleurs rouges) avec Le crabe, on retient surtout la série des patrons dans laquelle Yoshiharu Tsuge revient sur ses récits de voyages de manière ténébreuse, comme s’il n’avait pas encore trouvé les réponses à ses propres questions. Très influencé par son travail d’assistant au sein du studio de Shigeru Miziku, Le patron du Gensenkan est une nouvelle horrifique confondant le monde des vivants à celui des esprits dans une boucle fascinante symbolisant l’angoisse de l’auteur. Peut-il, lui le voyageur amateur d’auberges traditionnelles, devenir le patron de l’une d’elle ? Cette question se pose également dans Le patron du Yanagiya, où l’auteur, totalement désœuvré, se sent le besoin de disparaître et s’enfuit sur un coup de tête en bord de mer. Il noue une relation charnelle avec la tenancière d’une auberge, et se demande alors que serait sa vie s’il l’épousait et devenait le patron de ce lieu. Ce dernier récit qu’il signe pour le magazine Garo est d’une noirceur absolue, en dépit de sa fin que l’on pourrait presque qualifier de mignonne si tant que l’on aime les chats, tant l’auteur se met à nu et livre ses angoisses, ses désirs de s’enfuir et son attrait vers le fond du fond.

Yoshiharu Tsuge disparait pendant deux années suite à cette nouvelle, et son retour est très attendu. Il l’effectue en 1972 dans le confidentiel magazine Yagyo avec Divagation puis Souvenir d’été quelques mois plus tard. Et après la terrible noirceur qui se reflète sur Le patron du Yanagiya, l’auteur surprend. Son manga est étrangement clair et lumineux, cette impression est renforcée par de grandes cases dans lesquelles sont représentées de grands décors et un découpage minimaliste, tout en verticalité. Il donne une impression de légèreté et de flottaison, comme si on naviguait dans un rêve, et ce malgré le fait que le personnage n’arrive pas à se retenir de succomber à ses pulsions perverses. La perversion est justement à l’origine du récit suivant, où l’auteur se met en scène, attiré par une femme s’étant faite renverser par une voiture devant lui, et ne peut s’empêcher de la toucher avant de s’enfuir. Il vit alors dans la crainte d’être pris pour l’automobiliste criminel, situation totalement grotesque puisqu’il n’a même pas de voiture. Plus encore qu’avec Tchiko (histoire disponible dans Le Marais), Yoshiharu Tsuge s’enlise dans la voie du watakushi manga, la bande dessinée du moi, en cherchant un certain réalisme. En plus de lui-même, il y dessine sa compagne, Maki Fujiwara, qui l’accompagnera pour d’autres histoires à venir en devenant un personnage très attachant mais surtout en ramenant bien souvent l’auteur à la réalité.

Qu’on se le dise sans détour, La vis est un chef-d'œuvre, une pièce essentielle dans l’histoire du manga, et même de la bande dessinée mondiale. Malgré tout, le recueil peut être difficile d’accès tant les expérimentations sont complexes, tant l’auteur y dévoile les tréfonds de son âme. Pour mieux l’appréhender, nous ne pouvons que vous conseiller de mieux vous familiariser avec Yoshiharu Tsuge en lisant d’abord Le marais, Les fleurs rouges et pourquoi pas aussi L’homme sans talent, un récit plus tardif qui l’a fait découvrir au public français dès 2004 chez les éditions Ego comme X avant d’être réédité en 2018 chez Atrabile. Mais pour le reste et pour peu que vous y soyez sensible, vous trouverez ici ce que cet artiste de génie a fait de mieux. En vous plongeant dans ses cauchemars et ses angoisses, en découvrant ses fuites et ses renouveaux, vous découvrirez un homme dont les histoires peuvent vous changer la vie, et dans le pire des cas changer votre regard sur le neuvième art. Un indispensable.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
jojo81
20 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs