Siège des exilées (le) Vol.1 : Critiques

Mandarin Gypsy Cat no Rôjô

Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 20 Avril 2021

Chronique 2 :

Depuis l'année dernière, Akane Torikai est une mangaka qui occupe une place de plus en plus importante au sein du catalogue des éditions Akata. On a d'abord pu la découvrir en janvier 2020 avec le tome 1 d'En proie au silence, série qui se poursuit toujours dans notre pays (le tome 6 sur 8 paraît cette semaine), et qui s'installe petit à petit comme une pièce maîtresse du manga féministe. Puis l'autrice est revenue en octobre dernier avec You've Gotta Love Song, un recueil d'histoires courtes particulièrement intéressant. Et en cette première partie d'année 2021, c'est dans un autre registre, mais toujours avec des thématiques percutantes autour des sexes, qu'on la retrouve via Le Siège des exilées.

Le Siège des exilées, c'est une série bouclée en seulement deux volumes, qui fut prépubliée au Japon en 2017-2018 sous le titre plutôt étonnant de Mandarin Gypsy Cat no Rôjô. Il s'agit donc, à ce jour, de l'oeuvre la plus récente de Torikai parue en France, puisque You've Gotta Love Song est un recueil datant de 2015, et qu'En proie au silence fut dessiné de 2013 à 2017. Signe particulier de la série: à l'instar du manga Rendez-vous au Crépuscule (un autre manga publié en France par Akata l'an dernier), elle n'a pas été prépubliée dans un magazine de manga classique, mais au sein du célèbre magazine Da Vinci de Media Factory/Kadokawa, un magazine culturel qui est une institution dans son pays, ce qui a donc permis à l'oeuvre d'être découverte par un plus grand public.

L'oeuvre nous plonge dans une réalité alternative dystopique, où depuis plusieurs années quasiment aucun homme ne vient au monde, si bien que ceux-ci sont devenus une véritable denrée rare, et que la société a beaucoup évolué pour se ressouder autour de repères matriarcaux. Les rares mâles ont été réduits à la simple fonction de reproducteurs, par de mystérieux procédés faisant que nombre de femmes n'en ont même jamais vu un seul. Et en cette absence masculine, le monde est devenu un lieu sans guerres ni conflits... mais est-il, pour autant, débarrassé de ses inégalités ? C'est en voulant fuir les inégalités de la ville que des femmes, dites "nuisibles", se retrouvent au bidonville, un endroit en marge, bien plus pauvre voire miséreux, mais où la liberté est possible. Ejima, les jumelles Kiri et Kanan, mais aussi la dénommée Jun font toutes partie de ces exilées, et finissent par trouver plus ou moins refuge dans le taudis occupé par Sanada et Reihô. Mais très vite, il s'avèrera que ces deux personnes vivant très modestement (l'une de l'acunpuncture, l'autre en vendant son corps) cachent chacune un secret risquant d'attirer bien des convoitises...

Le Siège des exilées est la première vraie longue incursion d'Akane Torikai dans le domaine de la science-fiction et de la dystopie, et le moins que l'on puisse dire est que la mangaka a une manière de nous y immiscer qui est bien à elle, à tel point qu'elle pourrait éventuellement décontenancer une part du lectorat au départ. En effet, l'autrice choisit de n'offrir aucune explication au départ, en se contentant de nous plonger aux côtés de Sanada et de Reihô. Ce n'est que petit à petit, au gré de ce que ces personnages disent, de leurs rencontres avec d'autres, de ce que l'on voit dans les décors omniprésents, que l'on cerne petit à petit la nature de ce monde. Un procédé qui pourrait même apparaître un peu plan-plan ou trop calme mais qui, en réalité, finit vite par prouver ses qualités. Car au fil d'une scénario maîtrisée, Torikai distille tout simplement l'essentiel de ce qu'il faut savoir, sans s'égarer sur le superflu, et en se concentrant de plus belle sur les principaux enjeux.

Ces enjeux, ils ont pour premier intérêt évident, bien sûr, de traiter d'un sujet que Torikai n'a de cesse d'aborder au fil de ses oeuvres, à savoir le rapport entre les sexes. Cette fois-ci, la mangaka imagine un monde où le sexe masculin est très largement minoritaire voire n'a quasiment plus sa place, idée pas forcément nouvelle mais qui est évidemment traitée d'une façon bien moins fan-service et putassière qu'un World's End Harem par exemple. Forcément, dans le cadre d'une prépublication dans le magazine Da Vinci qui a un grand public très mixte, il y a alors tout un intérêt à confronter à la fois un public féminin et un public masculin à la vision d'un tel monde où, contrairement à notre réalité qui reste toujours très patriarcale, les mâles n'ont plus de réelle place, voire ne sont même plus utiles. Mais la mangaka ne se complaît pas dans une simple vision matriarcale et féministe: tout en offrant via cette base des sujets de réflexion sur la place de chaque sexe, elle va plus loin en mettant en scène un monde qui, suite à la quasi disparition des hommes et malgré son absence de conflits, s'est remodelé d'une façon qui reste très inégalitaire, sous le joug de certaines élites qui continuent d'y entretenir leurs intérêts de pouvoirs. Intérêts de pouvoirs où la reproduction joue justement un grand rôle, comme on le découvrira... Et de manière plus approfondie, l'autrice interroge alors, plus encore, sur cette place du sexe, de la reproduction, puis même de l'amour. Ces dernières thématiques passant beaucoup par le secret respectif de Sanada et de Raihô, mais aussi par la curiosité, les désirs ou l'envie d'amour de Jun et des autres.

Sur le plan visuel, là aussi Torikai fait des choix assez marquants, choix particulièrement artistiques. On peut noter la quasi absence d'onomatopées, mais surtout l'absence de trames: la mangaka offre un vrai cachet à ses visuels en offrant des encrages/remplissages loin de la facilité, tenant plus du lavis, pour un rendu d'autant plus impressionnant que les décors (du bidonville en particulier) sont omniprésents, assez riches et réalistes. A part ça, on reconnaît bien la patte typique de la dessinatrice dans les designs de personnages.

Au bout du compte, cette première moitié du Siège des exilées pique à vif la curiosité. pouvant d'abord décontenancer un peu par ses choix narratifs, l'oeuvre démontre vite ses qualités, en permettant à la mangaka d'évoquer nombre de thématiques intéressantes. Dans l'immédiat, il est difficile de voir jusqu'où les choses seront pertinente, tant tout dépendra du deuxième et dernier volume. Mais certaines choses sont déjà sûres: ce premier tome a de quoi captiver et susciter beaucoup d'intérêt, autant pour ses sujets que pour ses choix visuels.

Quant à l'édition française, elle attire très facilement l'oeil d'emblée, grâce à un bel effet métallisé sur la jaquette. jaquette qui, par ailleurs, reste proche de l'originale japonaise pour ce qui est de l'illustration. A l'intérieur, le papier est bien épais et permet une excellente impression, le lettrage d'Erwan Charlès est très soigné, et la traduction de Gaëlle Ruel s'avère très limpide.


Chronique 1 :

Le monde a bien changé, et sa démographie aussi. Jugé inutile, l'Homme est largement minoritaire dans une société de Femmes, au point qu'un simple être masculin vivant libre étonne, et suscite toutes les convoitises.
Dans cette société, en paix, un bidonville existe en marge de la métropole civilisée. C'est là que vit Sanada, une jeune femme qui va prendre sous son ailes des exilées, d'autres jeunes femmes qui peinent à s'en sortir. Là où elle loge se cache un véritable secret, et un trésor pour bien des Femmes : Reihô, un bel homme qui a pu gagner sa liberté, et qui gagne son pain en vendant ses services charnels à des Femmes désireuses de connaître le grand frisson avec le genre opposé.

On le sait, Akane Torikai est une autrice engagée qui aime distiller ses idées sur la société dans ses œuvres. Après En proie au silence et le recueil d'histoires courtes You've gotta Love Song, les éditions Akata redonnent une place à l'autrice dans nos librairies avec Le Siège des Exilées. Dystopie en deux volumes, lancée en 2017 au Japon, la série a pour particularité de ne pas avoir été proposée dans un magazine de prépublication ordinaire, mais dans le magazine culturel Da Vinci, afin de s'adresser à un lectorat pas forcément habitué à lire du manga. Voilà qui peut expliquer le registre de cette histoire, assez particulière tant elle tranche avec ce qu'on connait de l'autrice.

Via cette première moitié d'histoire, le présent récit montre une singularité, d'abord du côté de la narration. Le lecteur est plongé dans cette dystopie matriarcale, comprenant peu à peu tous les enjeux qui la caractérise. C'est un peu troublant au départ, mais on cerne progressivement ce qui a mené le monde à cette situation, ainsi que le fonctionnement de cette société nouvelle. Un monde de femmes serait un monde sans guerre... Mais pas forcément un monde sans inégalités. Ainsi, découper ce premier tome en deux phases distinctes a du sens pour dresser un portrait multi-teintes de ce monde actuel réinventé.

Outre les spécificités de cet ensemble, une note bien particulière vient intéresser Akane Torikai : La place de l'Homme dans un univers régit par la gente féminine. Une sorte de hiérarchie sociale qui, d'ailleurs, n'est pas forcément justifiée par militantisme mais par idée sociologique, en pontant du doigt des forces et des faiblesses que le lectorat découvre au fil des chapitres.
Une grosse partie de cette première moitié d'histoire vient de la place occupée par Reihô, l'un des rares hommes libres, véritable centre de convoitises de Femmes curieuses de voir un garçon en chair et en os. Dans ce total déséquilibre démographique se posent ainsi la question du rapport à l'autre, du sexe et de l'Amour, et plus globalement de l'importance des genres. Un questionnement complexe auquel une si courte série pourrait difficilement rendre justice, mais qui a le mérite d'être abordé. Et le point de vue de l'autrice semble assez net : Les différences engendreront toujours la curiosité, parfois malsaine. La question n'est pas forcément la légitimité ou non de l'Homme d'être omniprésent dans la société, mais plutôt ce qu'entrainerait une balance négative pour le genre masculin. Ceci montré via les étonnements, réactions et réflexions des femmes réunies autour de la charismatique Sanada, dans deux premiers tiers de tome assez marquante pour l'atmosphère de son bidonville.

Mais dans un second temps, le récit prend une autre orientation : Le point de vue de la métropole, luxueuse et civilisée. L'occasion d'en apprendre plus sur le fonctionnement de ce monde dystopique, et de découvrir des points de vue différents en effleurant de nouveau quelques idées. Une transition qui permet aussi à des enjeux de se planter : Reihô étant le centre des intérêts, sa présence sonne comme un écho résonnant de part et d'autres. Voilà qui lisse un peu toute la trame qui, jusque là, pouvait sembler être de la tranche de vie dans ce monde imaginé. Les pions sont alors placés pour un second volume dont la lourde tâche sera de clore ces enjeux tout en raconter une histoire pertinente, et en confirmant des thématiques de manière solide. Pas simple, mais Akane Torikai a notre confiance.

Et si l'intrigue se révèle suffisamment particulière pour ne pas faire l'unanimité, notamment dans ses points de vue décortiqués, c'est aussi par le dessin de l'artiste que le manga peut plaire. La patte d'Akane Torikai est globalement reconnaissable, et la mangaka densifie l'ensemble par énormément de jeux de nuances de gris, notamment dans les séquences se déroulant au bidonville. Toute un atmosphère se dégage par cette patte, contribuant aussi à l'immersion de cette première moitié d'histoire.

Côté édition, Akata fait honneur à la série en misant sur une couverture à l'agréable effet métallisé. Un choix plutôt audacieux mais qui a du sens, puisqu'il fait ressortir le froid de ce monde qui semble glacial. Gaëlle Ruel signe une traduction sans fausse note, qui sait sublimer les tonalités de l’œuvre via les échanges entre ses personnages.
  

Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

15.5 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
15 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs