Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 29 Mars 2023
Découverte pour ses talents de mangaka à partir de septembre 2021 aux éditions Panini avec la série de science-fiction Ookami Rise (son dernier manga en date, bouclé en 5 volumes), Yu Ito est en réalité une autrice qui s'est taillée une jolie petite réputation depuis ses débuts professionnels en 1999, alors qu'elle était âgée de 22 ans. Côté animation, elle a su séduire un paquet de fans de la saga Gundam en élaborant les designs originaux de la série Mobile Suit Gundam: Iron-Blooded Orphans entre 2015 et 2017. Et côté manga, elle a tout d'abord été très remarquée entre 2005 et 2007 pour son adaptation en 5 tomes du roman Kôkoku no Shugosha/Imperial Guards de feu Daisuke Satô (le scénariste de Highchool of the Dead, entre autres), récit de conflits géopolitiques entre contrées d'un monde fictif d'inspiration historique, qui lui valut d'être nommée au tout premier prix Manga Taisho en 2008. Mais c'est avec sa série suivante, que la mangaka a véritablement acquis ses lettres de noblesse: Shut Hell, une histoire qui sonnerait presque comme la suite logique d'Imperial Guards puis qu'il y est aussi question de conflits géopolitiques dans un monde passé, et que Panini lance en France en cette fin de mois de mars, qui plus est en gratifiant ce premier volume d'une édition collector sur laquelle nous reviendrons plus bas. Prépubliée au Japon de 2008 à 2017 dans les magazines Big Comic Spirits et Gekkan! Spirits des éditions Shôgakukan, cette série totalise 14 volumes et a permis à la mangaka de remporter en 2012 le 16e Prix Culturel Osamu Tezuka du meilleur espoir ("espoir" étant un bien grand mot puisque sa carrière durait depuis déjà plus d'une décennie).
Sudô, un lycéen faisant, depuis quelque temps, des rêves hyper réalistes qui semblent issus d'un passé lointain, où une guerre fait rage avec son lot de morts et de maisons qui brûlent. C'est dans ce contexte que Suzuki, une camarade de classe récemment transférée, habituellement distante et au regard étrange, se rapproche de lui, visiblement dans un but précis, jusqu'à s'inviter chez lui pour découvrir le petit magasin d'instruments laissé en plan par ses parents. Là, le jeune garçon avoue avoir récemment fabriqué un instrument qu'il trouve bizarre, sans trop savoir pourquoi ni comment. Et quand Suzuki se met à en jouer, ses rêves si réalistes prennent plus de consistance que jamais en semblant même le plonger dans ce fameux passé lointain, auprès d'une fille laissé pour morte, devenue amnésique alors qu'elle semblait ivre de vengeance: Shut Hell, à qui son sauveur le jeune Yurul va tâcher de rafraîchir la mémoire...
Comme son nom l'indique, la série va principalement nous conter la quête vengeresse de cette fameuse Shut Hell, à une époque de l'Histoire qui reste quelque peu méconnue par chez nous mais qui a bel et bien eu lieu: celle, très large, des invasions mongoles au 13e siècle, sous le joug du célèbre Gengis Khan, alias le Grand Khan. D'autres mangas ont eu l'occasion de s'attaquer à certaines phases de cette période, à commencer par Angolmois aux éditions Meian bien sûr. Mais Yu Ito, elle, nous ancre encore dans un cadre et une époque différents, à savoir vers les débuts de l'invasion mongole, et plus précisément au coeur de la soumission du Royaume des Xia Occidentaux par les armées du Khan. Dans cette époque trouble de guerres de conquêtes et de soumissions, Ito exploite différentes réalités historiques auxquelles elles tâche de rester fidèle, à commencer par la conquête violente des terres tangoutes en marge d u conflit contre les Xia. Celle qui est surnommée Shut Hell (bon, un nom anglais à cette époque et dans ce coin du monde, c'est un peu bizarre, mais c'est un détail) est précisément l'unique survivante de sa tribu tangoute, et a vu tous ses compagnons d'armes succomber à une attaque menée par les Tsog, une autre tribu précédemment soumise par le Khan. Depuis, cette fille, novice en combat, a d'abord simplement tâché de protéger les cadavres de ses compagnons face à des attaques de loups, en s'endurcissant alors peu à peu. Et c'est précisément à force de combattre les loups, et même en communiquant avec eux sur la raison si simple de leur attaque (ils veulent simplement se nourrir), que notre héroïne a forgé en elle une raison de prendre les armes: venger ses proches en faisant des ravages au sein de l'armée mongole...
Ce premier tome se contente vraiment d'installer les choses, mais le fait vraiment bien sur tous les plans, qui plus est en pouvant se argue d'avoir un rendu visuel et narratif particulièrement prometteurs. Bien que la narration souffre par instant d'une grande rapidité dans les transitions (faisant qu'il ne faut pas perdre le fil), elle dégage surtout un côté très instantané, sans réels temps morts, et qui ne va alors jamais nous lâcher. Yu Ito parvient très vite à installer un véritable souffle, et celui-ci se veut déjà assez épique dans tout ce que notre héroïne commence à traverser, de la mise à mort de ses compagnons jusqu'à la consolidation de sa quête vengeresse, en passant par sa confrontation aux loups. Et ce souffle, on le retrouve pleinement dans l'impact visuel, où l'autrice régale déjà en offrant des planches immersives au possible, avec leur lot de designs marqués et marquants (en tête Harabal avec ses cicatrices, et Yurul avec ses yeux particuliers rappelant ceux de Suzuki), de décors soignés entre les plaines et les lieux de vie d'époque, et de planches véritablement sauvages puisque la mangaka n'épargne rien dans la représentation de la violence guerrière et de la mort. En s'appuyant sur une part de documentation détaillée en fin de tome et sur ses assistants (parmi lesquels on notera le nom de Daisuke Imai, l'auteur, entre autres, de Sangsues chez Casterman et plus récemment de Pakka chez Mangetsu), on peut dire que Yu Ito offre quelque chose de très prometteur.
Mais à l'image d'un Vinland Saga, on sent déjà largement que Yu Ito ne compte pas ici se contenter de livrer une quête vengeresse fictive dans un cadre historique ancien: l'autrice commence déjà à mettre en place tout un propos, commencer par une réflexion sur les raisons de combattre de ses personnages. En oppositions aux animaux qui, à l'instar des loups dans le tome 1, se battent simplement pour les besoins essentiels comme se nourrir ou protéger les leurs, les humains de la série sont avant tout emportés dans la spirale de violence enclenchée par la soif de conquête du Khan, une chose autrement moins essentielle pour vivre et qui, pourtant, est dans l'ADN de l'espèce humaine depuis toujours. Et dans cette optique, chacun des principaux personnages installés par la mangaka ont une raison nuancée de prendre les armes. Bien sûr, pour Shut Hell, il est avant tout question de venger ses compagnons pour entretenir leur mémoire. Dans le camp opposé, Harabal, le fils aîné du chef des Tsog et d'une femme tangoute décédée, se montre certes implacable quand il faut tuer, mais se bat lui aussi pour un idéal: simplement restaurer l'honneur de son clan après que celui-ci a été soumis par le Khan, quitte pour cela à devoir renier une partie de ses origines. Et à côté de ça, il y a Yurul, le petit frère encore enfant de Harabal, que ce dernier chérit à sa façon, et qui refuse de prendre les armes pour plutôt s'adonner à un autre combat : défendre l'héritage laissé par sa défunte mère tangoute, en protégeant les écrits de son peuple. Car à une époque où l'écriture n'est pas encore partout, ces écrits sont forcément ce qu'il y a de plus précieux pour transmettre l'héritage des peuples à travers le temps, les décennies, les siècles. Cette idée de transmission du passé, d'héritage à protéger pour les générations futures sur des siècles, de preuve à préserver pour montrer que ces peuples-là ont existé avec toute leur culture spécifique, apparaît très importante pour la mangaka, comme le montre sa façon si particulière d'avoir démarré son récit à notre époque sur les personnages de Sudô et Suzuki.
A l'arrivée, il y a certes quelques légers défauts à gommer sur le plan narratif, mais à part ça ce premier volume de Shut Hell installe avec beaucoup de souffle tout ce qu'il faut pour nous plonger dans un récit très prometteur, à la fois sauvage et épique dans la quête lancée par son héroïne, intéressant dans les grandes lignes historiques qui sont conservées, et intrigant dans les réflexions que la mangaka commence déjà à dessiner. Autant dire que l'on se ruera sur le tome 2, paru en même temps que le premier ! Mais avant ça, il convient de revenir un peu plus sur l'édition française.
Tout d'abord, au niveau de la qualité éditoriale du tome en lui-même, il y a du très bon et du moins bon. Dans les petits défauts, on regrettera surtout une impression laissant parfois apparaître des moirages trop prononcés, une coquille dans les textes sur une page du chapitre 3 ("Ceux qui n'ont pas accepté de se rendre une embuscade", ça ne veut rien dire), l'absence d'effort dans le sous-titrage des onomatopées avec une police ultrabasique sans même reproduire la typo des onomatopées japonaises (ça a vraiment bousillé l'immersion de certaines scènes pour ma part, en particulier quand les loups hurlent), et certaines notes de traduction beaucoup trop proches de la reliure centrale en obligeant donc à ouvrir le livre comme un bourrin. En dehors de ces petits reproches, l'ouvrage a justement pour qualité première d'offrir plusieurs petites notes de traduction très utiles ! Et on y saluera aussi la traduction claire de Fabien Nabhan, le papier souple et sans transparence, et les huit premières pages en couleur sur papier glacé.
Ensuite, au niveau de l'édition collector évoquée en tout début de chronique. Dans un écrin ouvert des deux côtés, celle-ci regroupe le tome avec une fort belle jaquette alternative, et surtout un très joli mini-artbook qui, dans une très satisfaisante qualité éditoriale (couverture cartonne rigide, papier de qualité supérieure, regroupe sur 32 pages une sélection de 12 illustrations couleurs en pleines pages ou en doubles-pages, de 5 comparatifs storyboards/planches finales (le tout sur 10 pages), d'un comparatif esquisse/illustration sur 2 pages, et de 4 pages de croquis divers déjà bien détaillés. De quoi nous offrir un bon aperçu du travail visuel de la mangaka ! On pourra éventuellement se dire que, tant qu'à faire, l'éditeur aurait pu concevoir carrément un petit coffret au lieu d'un écrin ouvert des deux côtés (ce qui aurait donné un rendu plus harmonieux), et propose la jaquette standard au verso de la jaquette exclusive, mais avouons que l'on fait les difficiles: pour un prix de 10,99€ (soit 3,70€ de plus que l'édition standard), c'est déjà très bien.