Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 22 Août 2025
Les mangas historiques ont beau être rares dans le catalogue de Doki-Doki, ceux proposés par l'éditeur ont généralement de quoi piquer notre curiosité au vu de ce qu'ils abordent, à l'image du très chouette Hawkwood qui fut publié il y a quelques années. Alors quand l'éditeur nous propose un titre ayant pour sujet l'Inde antique, il y a de quoi être très intrigué, tant il s'agit là d'un sujet que l'on n'a pas du tout l'habitude de voir en manga par chez nous, occidentaux bien plus habituées aux mythologies gréco-romaine ou égyptienne entre autres.
Avec Raja, série en trois tomes qui a été prépubliée au Japon en 2023-2024 dans le Gekkan Young Magazine des éditions Kôdansha, le jeune mangaka Kouta Innami (dont c'est la première publication française et la deuxième série dans son pays d'origine) entend plus précisément aborder à sa manière la légende de l'unification de l'Inde quelques siècles avant notre ère, pour un résultat aussi intéressant que divertissant où l'on va suivre le combat de deux figures légendaires, à savoir le stratège Kautilya et le conquérant Chandragupta Maurya, pour unifier un pays alors divisé en 16 royaumes et marqué par de très nombreuses inégalités.
La première constatation importante à faire concerne la rigueur historique (toutes proportions gardées puisque l'on parle d'événement censés avoir eu lieu il y a bien longtemps et qui ont pu être déformés au fil des millénaires) que le mangaka a souhaité conserver autour de ce mythe de l'unification de l'Inde, en profitant de la documentation à disposition et en s'appuyant sur la supervision de Tsukasa Mizushima, professeur honoraire à la célèbre université de Tôkyô (Tôdai) et spécialiste de l'Inde et plus généralement de l'Asie du sud. De ce fait, et plus encore pour nous autres lecteurs français/occidentaux qui ne somme pas forcément très au fait des aspects historiques et mythiques de l'Inde, la lecture va mine de rien déjà se révéler riche de nombreuses petites informations sur les croyances, les moeurs, les inégalités de l'époque, tout ceci étant bien souvent appuyé par des astérisque fort utiles pour aller encore un peu plus loin.
C'est en s'appuyant sur ces éléments que le mangaka va alors offrir son interprétation, en jouant plus particulièrement sur le côté inégalitaire de la société indienne d'alors et plus généralement de nombreuses sociétés à travers le monde et les époques: les discriminations sur le rang social, les castes et les origines ethniques, en faisant se rencontrer deux héros qui, au départ, n'ont a priori pas grand chose à voir. Le premier des deux, Kautilya est le précepteur attitré de la famille royale du Magadha, et est si talentueux qu'il est même parfois pressenti pour être le prochain roi à la place du prince Pabbata, ce qui ne dérange aucunement ce dernier car les deux hommes sont véritablement comme deux frères l'un pour l'autre. Mais Kautilya, exécrant plus que tout les gens qui se prélassent dans leurs acquis et qui se donnent de grands airs sous prétexte qu'ils sont nés dans la bonne varna (la bonne caste, en gros), entend bien instaurer un ordre nouveau où la lignée n'aura plus la moindre importance, quitte pour cela à refuser le trône pour partir en quête de l'unification des autres royaumes, et à devoir s'opposer un jour ou l'autre à celui qui est comme un frère pour lui. C'est essentiellement lui que l'on va suivre dans ce premier tome, avant que des premiers conflits ne placent sur sa route Chandragupta Maurya, bandit d'origine modeste, devenu ce qu'il est car il n'est pas né dans la bonne caste, et figure belliqueuse, charismatique, énergique et conquérante. Et, à la base, tout est censé opposer les deux personnages principaux du récit, le fait qu'ils vont se retrouver rapidement unis par l'objectif commun de mettre fin aux inégalité de leur monde.
A partir de là, Kouta Innami se fait un plaisir d'accentuer à fond les traits de caractère de ses personnages, pour donner lieu à une interprétation que ne renierait pas la mythologie grecque, avec son lot d'ambitions démesurées, de quêtes de pouvoir et de rivalités fraternelles qui, par leur aspect très prononcé dans l'écriture, amènent un souffle indéniable... quand bien même une partie du lectorat pourra peut-être déchanter face à ça, tant l'insistance de l'auteur sur certains aspects (le côté hyper ambitieux/déterminé des personnages, leur façon de marteler régulièrement leur but...) donne quasiment à l'oeuvre des allures de série B/nanar parfois.
Une impression plutôt renforcée par les dessins qui jouent totalement sur une vibe à la Terra Formars: en terme de designs et de mise en scène, c'est tellement proche qu'on ne serait pas du tout étonnés si l'on apprenait que Kouta Innami a été assistant sur le manga d'action susnommé. On a donc un rendu à la fois assez froid et brutal, avec son lot de gueules fortes, de muscles, de testostérone et de moments d'action volontiers abusés et sans concession... ce qui mine de rien, si on y accroche, colle étonnamment bien au côté un peu mythologique de l'histoire.
A l'arrivée, à la seule condition d'accrocher aux partis pris de l'auteur côté dessins et écriture des personnages, on a un premier volume franchement sympathique, au fil duquel Kouta Innami parvient à allier un aspect éducatif grâce à la part historique/mythique autour de l'unification de l'Inde antique, un certain sens du divertissement d'action brut, et un abord efficace de sujets intemporels autour des discriminations, des inégalités et des luttes de classes. On se demande quand même très sérieusement comment un récit pareil tiendra en seulement trois volumes, mais dans l'immédiat on ressort satisfait des débuts de cette fresque !
Enfin, concernant l'édition française, la copie proposée par Doki-Doki est excellente: la jaquette adapte soigneusement l'originale japonaise tout en ajoutant quelques motifs supplémentaires en fond, le travail de traduction et d'adaptation d'Arnaud Takahashi est très appliqué et convaincant pour bien nous plonger dans cet univers avec richesse et clarté, le lettrage de Jean-François Leyssène est très propre, et le papier allie souplesse, épaisseur et opacité afin d'offrir une belle qualité d'impression.