Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 04 Juillet 2024
Lancé il y a quelques jours, à la fin du mois de juin, Run to Heaven vient enrichir le catalogue de créations originales françaises au format manga des éditions Ankama. Prévue pour totaliser cinq volumes, cette oeuvre s'était d'abord faite connaître dans le milieu amateur, via une auto-édition lancée en 2021 et ayant tapé dans l'oeil de pas mal de fans, avant que son auteur Tian ne se voie donc offrir par Ankama l'opportunité d'en faire une série professionnelle revue et corrigée.
L'histoire prend place dans notre monde, mais dans un futur hypothétique où, en 2036, on découvre l'archipel d'Arrecquero, un ensemble de deux îles du pacifique tourmentées par la guerre depuis plusieurs années: tandis que l'île du Nord est soutenue par la Chine communiste, l'île du Sud est protégée par les américains capitalistes, et les habitants rêvent surtout de retrouver leur indépendance et la paix. L'archipel a beau être fictif, Toan a puisé son inspiration dans notre réalité pour l'imaginer, le contexte nous faisant notamment penser aux deux Corée, à Taïwan ou encore au Japon d'après-guerre par certains aspects.
Notre héroïne, Fee, est une adolescente vivant au Sud, en âge d'aller au collège, mais préférant passer son temps à sécher les cours pour courir le long du littoral en attendant et en espérant le retour de sa mère, amirale actuellement partie au front à bord d'un navire de guerre. Chérissant le vieux walkman à cassettes audio que sa génitrice lui a laissée, la jeune fille ne se sent pas forcément malheureuse: même si son côté marginal lui vaut d'être brimée par certains adolescents, son père veille sur elle tout en lui cachant sa maladie, elle a quand même quelques amis comme Sam, secrètement amoureux d'elle, aura bientôt l'occasion de sympathiser avec une camarade de classe nommée Camille qui la stimule beaucoup en lui parlant de ses rêves, et se découvre même une passion ne demandant qu'à se développer pour la course,où elle excelle même avec les pieds nus,et qui lui donne l'impression de pouvoir atteindre son rêve de pouvoir voler.
Pendant la majeure partie de ce premier volume, Toan s'applique tout simplement à présenter la vie de Fee et de son entourage, dans un contexte pas toujours évident où chacun peut avoir ses problèmes plus ou moins graves, à l'image de la menace de la guerre bien sûr, mais aussi de la maladie du père de notre héroïne, des brimades que celle-ci subit, du manque qu'elle ressent face à l'absence de sa mère, ou même des difficultés qu'a Sam pour lui déclarer sa flamme. Décortiquant soigneusement ces différentes figures et leurs problèmes, l'auteur sait les rendre particulièrement humaines, surtout en les ancrant bien dans leur quotidien, en nous invitant à entrevoir leurs rêves et désirs, en leur faisant vivre des moments mine de rien importants voire salvateurs comme la fête du sport du collège, et en esquissant l'idée que ces jeunes ont toute la vie devant eux pour dépasser les limites que les adultes et notamment leur guerre leur imposent.
Ainsi s'attache-t-on très, très facilement à Fee, à Camille, à Sam et aux autres. D'autant plus facilement que, en plus de prendre son temps comme il se doit pour nous plonger au plus près de ces petites gens, Toan dévoile un travail visuel et narratif d'orfèvre. Assez personnels dans leur rendu, riches, hachurés, pleins de sensibilité, et pour certains dotés de traits bien spécifiques (la coiffure du père de Fee, les grains de beauté de notre héroïne et de sa mère...), ses designs des différents personnages fonctionnent parfaitement, de même que ses décors foisonnants souvent recherchés, ses éléments rétro amenant un charme unique (le baladeur cassettes de Fee en tête), ses angles de vue et perspectives régulièrement ambitieux (ne serait-ce que quand Fee court), ses quelques très bonnes références musicales qui collent souvent bien au propos ( "High Hopes" de Pink Floyd en tête, un régal à avoir en tête à un certain moment du récit, quand on connaît cette chanson), ses différentes trouvailles graphiques qui nous imprègnent (à commencer par certains gros plans sur les yeux), ses variations de style de dessin lors de certains moments très marquants, et pour finir son grand talent pour installer des ambiances en se focalisant sur plein de petits détails (une tasse qui fume, des pieds dans l'eau, des oiseaux qui volent, ou même du sang qui goutte depuis une feuille, une batte abimée dans l'herbe, et on en passe beaucoup d'autres).
Tout est donc parfaitement exécuté, au fil de ce premier volume, pour nous faire ressentir avec profondeur la vie de ces personnages, leurs relations, leurs tourments, leurs problèmes, leurs rêves... si bien que l'impact de la dernière partie du tome n'en est que beaucoup plus fort. Honnêtement, au vu du contexte de guerre de l'oeuvre et du synopsis en quatrième de couverture, il y a de quoi largement s'en douter, mais la manière dont Toan orchestre tout ceci, dans une mise en scène brutale et un rendu très violent et sans la moindre concession, a de quoi marquer au plus au point et, bien sûr, cristalliser toute l'horreur de la guerre, ce dernier sujet étant abordé en filigranes tout au long de ces 280 pages sous différents aspects. C'est rude et c'est cruel dans la façon de montrer quand tout ce en quoi l'on croit et tout ce dont on rêve s'envole en fumée, ce qui ne fait que renforcer admirablement le propos.
Autant dire, alors, que Run to Heaven s'offre le meilleur démarrage possible. Développant peu à peu un récit d'une force inouïe sous tous ses aspects et dont il est déjà très difficile de ressortir indemne, Toan marque un grand coup et nous promet l'une des meilleures surprises de cette année (voire de ces dernières années) du côté de créations françaises. Un tome qui,en plus d'être bien épais et d'être de grande qualité, s'offre également une fort belle édition: un grand format idéal pour bien profiter du travail graphique de l'auteur, une belle jaquette garnie de détails en vernis sélectif, huit magnifiques premières pages en couleurs sur papier glacé, un papier souple et suffisamment opaque dans l'ensemble, et une impression très correcte.