Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 15 Février 2024
Voici déjà quelques mois que l'on apprenait, le coeur chagriné, la disparition soudaine suite à un cancer fulgurant, à seulement 36 ans, de Nami Sano. Avec son oeuvre emblématique Sakamoto, pour vous servir!, première série de sa carrière et comédie décalée à laquelle nous avons d'ailleurs dédié un dossier-hommage en août dernier, l'autrice avait acquis une solide réputation, confirmée par une adaptation animée à succès. Et avant la très triste actualité la concernant, elle eut tout de même le temps de mener à terme la deuxième et à tout jamais dernière série de sa beaucoup trop courte vie, en l'occurrence celle que les éditions Komikku, déjà éditrices de Sakamoto en France il y a quelques années, ont lancée dans notre langue à la toute fin du mois de janvier.
De son nom original Migi to Dali, Migi et Dali est une oeuvre achevée en 7 tomes que Nami Sano prépublia au Japon entre 2017 et 2021 dans le prestigieux magazine Harta d'Enterbrain/Kadokawa, magazine où elle avait déjà proposé Sakamoto, pour vous servir! et dont proviennent aussi nombre de séries réputées pour leurs dessin exigeant, comme Bride Stories, Gloutons & Dragons ou encore Dans le sens du vent. Comme une sorte d'hommage posthume, le destin a voulu que l'adaptation animée de cette série soit diffusée à peine quelques semaines après le décès de l'autrice, pendant l'automne 2023 sur la plateforme Crunchyroll, alors qu'elle était évidemment prévue depuis longtemps.
Le manga débute sur des toutes premières pages d'emblée intrigante: en 1983, alors qu'un oiseau vole près d'eux, deux tout jeune garçon jumeaux sont perché en haut d'une falaise abrupte, en semblant contempler le bourg qui s'étend en-dessous d'eux: le village d'Oregon, un village nouveau bâti dans l'arrondissement nord de la banlieue de Kobe côté montagne, en ayant été calqué sur le modèle des banlieues pavillonnaires américaine, et en étant dédié à une clientèle très aisée. C'est précisément au sein de ce village que, quelques années plus tard, en février 1990, on assiste à la joie d'un couple de riches soixantenaires puisque, après des décennies sans réussir à avoir d'enfants, ils ont enfin pu en adopter un: Hitori (un nom où l'on trouve le nom "oiseau" en japonais, peut-être que ce n'est pas une simple coïncidence), orphelin de 13 ans dont ils comptent bien faire le bonheur en le choyant autant que possible. Tout va d'ailleurs dans ce sens dès le début de leur nouvelle vie ensemble: les deux époux Sonoyama sont aux petits soins avec cet enfant qu'ils aiment déjà de tout leur coeur, et Hitori semble bien le leur rendre en se montrant sous ses meilleurs aspects auprès d'eux. Seulement, ce jeune garçon est-il vraiment ce qu'il semble être ? Est-il là par hasard ? Est-il vraiment seul ? Ou entretient-il des desseins beaucoup plus nébuleux et inquiétants que prévus ?
Autant le dire clairement: la suite de cette chronique va spoiler le premier chapitre, ce qui semble indispensable pour aborder un peu plus en profondeur le récit. Et quand bien même le principal rebondissement de ce premier chapitre ne comporte aucune surprise (normalement, au vu du titre, de la jaquette et des toutes premières pages, vous avez déjà compris le truc), on préfère quand même vous prévenir; fuyer dès à présent si vous ne voulez pas en savoir plus.
Sans la moindre surprise, il s'avère effectivement que, derrière la figure de Hitori, il y a en réalité deux garçons jumeaux, prénommés Migi et Dali, ceux-là même que l'on voyait plus jeunes sur la falaise dans les toutes premières pages. Toute la question est alors de savoir pourquoi tous deux se font passer pour un seul garçon, pourquoi ils se sont arrangé pour être adoptés par les Sonoyama à Oregon, d'où ils viennent et quel est leur but. Sur ce dernier point, au bout d'un tome entretenant assez bien le mystère, Nami Sano choisit de déjà apporter des réponses dès les dernières pages. Réponses qui, dans leur mise en scène, font très soigneusement écho aux toutes premières pages se passant en 1983. Mais avant d'en arriver là, le principe de ce premier volume est simple: poser le décor et intriguer comme il faut sur les deux garçons et sur les aléas de leur nouvelle vie. Et de ce côté-là, l'autrice fait plutôt bien les choses !
En effet, de par le fait qu'ils sont deux à devoir vivre chez les Sonoyama en tant qu'une seule personne, Migi et Dali doivent constamment être vigilants, sur de nombreux plans: ne pas être vus à deux, ne pas être démasqués par le brave toutou Sardine, ne pas se mettre dans des situations trop compliquées (coucou le passage avec les toilettes fermés de l'intérieur), veiller à avoir toujours les mêmes vêtements quand l'un remplace l'autre... ce qui, inévitablement amène une part d'humour assez typique de la mangaka, car tout comme Sakamoto de sa précédente série, ces deux-là on notamment un don pour se déplacer de façon vive et alerte, pour un rendu parfois assez improbable et prêtant bien sûr à sourire. mais le côté comique ne s'arrête pas là: derrière certaines situations délicieusement ubuesques (le plan pour aller placer le nichoir à oiseaux - encore eux - dans l'arbre en est le meilleur exemple), il y a aussi, avouons-le, le côté exagérément bonne poire et crédule (peut-être même trop, à ce niveau-là...) des deux braves époux Sonoyama, qui, tout heureux d'avoir enfin un enfant à chérir, n'imagineraient jamais ce qui se trame dans leur dos.
C'est, alors, aussi de ce dernier élément que découle l'autre élément-phare du tome: derrière l'humour, il y a aussi une part plus inquiétante voire plus sinistre, au vu de la façon dont les jumeaux parlent régulièrement de leurs parents adoptifs comme de pions à manipuler. Ils envisagent même d'éliminer le pauvre Sardine, c'est dire ! Alors, jusqu'où iront-ils dans leur impensable quête, et changeront-ils au contact de ce couple ? La question est lancée, d'autant plus que l'un des deux garçons semblent déjà évoluer un tout petit peu en ayant le sentiment de goûter enfin à ce qu'est une vraie famille.
Au fil de ce mélange d'ambiances pouvant plaire autant que décontenancer, l'autre qualité évidente du tome est son rendu visuel: comme un grand nombre d'auteurs du magazine Harta, Nami Sano confirme qu'elle a une patte riche et bien à elle. Et si l'on a déjà évoqué la façon dont cette patte sert son humour si unique (et donc voué à diviser, inévitablement), il faut également souligner son gros travail sur les décors, en particulier ici sur l'intérieur de la maison des Sonoyama qui est presque un personnage à part entière, tant on la découvre peu à peu sous tous les angles au fil des péripéties des deux garçons. Si bien qu'à sa manière, le résultat est immersif à souhait.
Il faudra vraiment attendre la suite pour mieux voir ce que Migi & Dali a vraiment sous le coude. mais dans l'immédiat, on a un premier tome qui fait bien le job: le concept assez originale st bien posé, le mélange d'éléments humoristiques, intrigants voire plus inquiétants fonctionne, le rendu visuel est fort bien travaillé... Il faut juste accrocher à ce type d'atmosphère assez décalée, mais si c'est le cas il y a de quoi être très curieux de découvrir la suite !
Côté édition, la copie de Komikku est plaisante: la jaquette est à la fois sobre et très proche de l'originale nippone, le papier souple et assez opaque permet une qualité d'impression convaincante, le travail de lettrage et d'adaptation graphique du Studio Charon est propre, et la traduction effectuée par Guillaume Thomas est claire.