Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 08 Décembre 2023
Tout juste quelques jours après l'annonce de son acquisition en France par Noeve Grafx à la fin du mois de novembre, En passant par les cieux débarque déjà dans notre pays, en guise de dernière nouvelle série de l'éditeur pour cette année 2023. De son nom original Sora ni Mairu (littéralement "Voler dans les airs", la traduction française ayant donc un sens assez proche mais plus joliment tourné), l'oeuvre a connu au Japon un parcours un petit peu particulier: son auteur Hekosuke Abarabone (dont c'est la première série professionnelle) la proposait initialement sen forme de webcomic à titre personnel, avant d'être repéré par les éditions Leed qui décidèrent de lui offrir, une prépublication sur leur excellent site Torch, site réputé pour donner leur chance à des oeuvres et artistes à la patte fouillée et personnelle, et dont proviennent notamment des mangas comme Tokyo Blues, Panda Detective Agency ou encore Comet Girl. Depuis le début de cette prépublication professionnelle en 2018, Abarabone poursuit toujours son oeuvre à l'heure actuelle, sans la précipiter, en soignant tranquillement chaque chapitre, puisqu'il s'écoule environ un an et demi entre chaque nouveau tome et que la série compte actuellement 3 tomes au Japon.
On plonge ici dans un univers lointain, où les technologies ont encore bien avancé en matière de robotique et d'intelligence artificielle entre autres, et où l'exploration de l'espace par l'espèce humaine est déjà solidement entamée puisque des colonies existent et qu'il est assez facile de voyager à travers les cieux. Ancienne ingénieure de grand talent pour une société, devenue désormais ingénieure freelance et femme au foyer, Sora Hiyodori vient de perdre son mari Uichi, ancien ingénieur lui aussi. En compagnie de leur fils Chujirô qui n'est autre qu'un robot automate doté d'intelligence artificielle, elle entreprend alors un long voyage spatial afin de rapporter l'urne funéraire de son défunt époux à sa belle-mère, tout en respectant les traditionnels 49 jours de deuil au fil de ce périple.
Entre le voyage en lui-même, les haltes et les rencontres, Hekosuke Abarabone nous fait immédiatement sentir que, même si la question du deuil est forcément présente en filigrane, il est, au moins dans ce tome 1, d'abord question d'autres choses, à commencer par ce que l'on apprend par petites doses sur notre héroïne: sa personnalité, le contexte de sa naissance dans une colonie, comment elle s'est retrouvée à épouser Uichi, ses talents d'ingénieure qui seront même utiles pendant le voyage, mais aussi les soupçons de certaines personnes à son égard car elle cache peut-être quelque chose, ce qui en fait la cible de curieux individus à commencer par le dénommée Matakata et, dans une moindre mesure, l'inspectrice Lee qui n'est peut-être elle-même que le dindon de la farce.
Mais au-delà de ça, ce qui frappe le plus dans ce premier volume est sûrement la manière dont Abarabone commence déjà à questionner le rapport de l'homme à ses propres créations: les robots et intelligences artificielles. Au gré de certaines événements et de plusieurs discussions, Sora a effectivement l'occasion de réfléchir, de manière assez posée et suffisamment profonde de la part de l'auteur, à un paquet de choses, ne serait-ce que pendant sa rencontre avec l'astéroïde shôgi, une intelligence artificielle qui a été programmée uniquement pour le shôgi et qui réfléchit elle-même sur sa condition en en ayant donc conscience. A partir de là, doit-on encore la considérer comme une simple machine ? A-t-elle des sentiments ? Que se passerait-il si on lui enlevait le shôgi qui est sa raison d'exister ? Tout naturellement, c'est aussi via Chûjiro, le fils automate/IA de Sora, que nombre de questions se posent: quelles sont ses origines exactes ? Pourquoi Sora le considère-t-elle comme son fils ? Celui-ci ressent-il les choses différemment d'elle étant donné qu'il n'est pas humain ? A ces interrogations personnelles s'ajoutent des éléments de contexte plus amples sur le sujet, à l'image des militants revendiquant une reconnaissance de droits humains pour les IA aussi évoluées que l'astéroïde-shôgi.
On sent ici un univers bien pensé, réfléchi pour questionner en profondeur notre rapport aux machines et IA et pour intriguer petit à petit autour des principaux personnages. Et pour rendre le tout plus crédible, Abarabone prend soin d'accorder de l'importance à nombre de petits détails dans son univers, que ce soit en soignant tous les éléments futuristes (robots, machines, vaisseaux, colonies) dans leur rendu visuel, en proposant des designs faussement simples puisque les traits limités amènent une allure et une expressivité propres chez chaque personnage, en ne manquant pas de citer certains standards de SF (les trois lois de la robotique en tête), et en soignant certains éléments essentiels à la vie quotidienne (comme la cuisine avec l'évocation de satellites de production agricole, entre autres).
En passant par les cieux se présente alors comme une série très prometteuse dans sa catégorie. Avec son univers bien installé, son rythme plutôt posé permettant de soigner les pistes ainsi que les réflexions, et son rendu visuel futuriste tout à fait convaincant et riche tout en gardant une part de légèreté, il y a de quoi amplement satisfaire les fans de SF.
Côté édition, comme souvent Noeve Grafx a soigné l'objet-livre: la jaquette est dotée de jolis éléments en vernis sélectif tout en restant bien dans l'esprit de l'originale japonaise, le logo-titre est soigné en collant bien au style de l'oeuvre, les faces intérieures de la couverture sont elles aussi imprimées en laissant apparaître Chûjirô, le papier souple et assez opaque permet une bonne qualité d'impression, le lettrage d'Emma Poirrier est très convaincant, et la traduction assurée par Yukari Maeda et Patrick Honnoré est parfaitement limpide.