Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 20 Juin 2024
C'est un joli morceau que Le Lézard Noir lance en ce mois de juin, dans sa gamme de mangas en "petit format" (dans la foulée de Golden Gold,Le vendeur du magasin de vélos...): Couteau et Piment Vert. Lancée au Japon en 2018 sous le titre "Nagatan to Aoto - Ichika no Ryourijou ", cette romance sur fonds culinaire et historique est l'un des fleurons actuels du très bon magazine Kiss des éditions Kôdansha, magazine bien connu en France pour des séries comme Nodame Cantabile, Perfect World ou encore Princess Jellyfish. L'oeuvre a même connu une adaptation en drama l'année dernière dans son pays d'origine. Il s'agit de la toute première publication française de Yuki Isoya, une autrice assez prolifique dont la carrière a débuté en 2005 après qu'elle a été sélectionnée pour le Kiss Story Manga Award 2004.
L'histoire prend place dans le Japon d'après-guerre, en débutant en 1951 à Kyôto et plus précisément dans l'arrondissement de Higashiyama. Voici six années que le conflit a pris fin et que la famille Kuwanoki, comme tant d'autres, doit s'acclimater aux changements apporter par cette guerre, entre l'occupation américaine, l'ouverture plus prononcée sur l'occident et les soucis financiers. Fille aînée des Kuwanoki qui gèrent depuis de nombreuses décennies un ryôtei (type de restaurant traditionnel), Ichika, à l'âge de 34 ans, fait partie de ces personnes qui tentent tant bien que mal de joindre les deux bouts: depuis la mort de son mari Takayuki au front, elle est chef de partie en charge des entremets dans le restaurant d'un hôtel, et ne peut qu'observer les grosses difficultés du ryôtei familial qui peine à se relever de la guerre et à s'adapter aux nouvelles demandes. Pour que l'établissement Kuwanoki échappe à la faillite, une alliance matrimoniale est alors conclue entre Futaba, la petite soeur d'Ichika alors âgée de 29 ans, et le fils cadet des Yamaguchi, une influente famille d'Osaka... le hic étant qu'au dernier moment, chacun des deux partis se désiste: le cadet des Yamaguchi et Futaba préférant fuir ce mariage arrangé pour vivre, chacun de leur côté, leur amour pour quelqu'un d'autre ! Il n'y a alors plus le choix: pour le bien du ryôtei, Ichika se retrouve à devoir épouser Amané, le benjamin de la famille Yamaguchi, âge d'à peine 19 ans, encore étudiant, et dont le premier abord est plutôt froid et cassant...
Nous voici donc avec une oeuvre qui joue sur plusieurs créneaux à la fois, à commencer par l'immersion dans un contexte historique toujours passionnant à découvrir, à savoir le Japon de l'immédiat après-guerre. Sans forcément se vouloir très pointue sur le contexte de cette période, l'autrice nous y plonge sans la moindre difficulté, à la fois dans son rendu graphique qui se veut crédible et documenté côté bâtisses et tenues, et dans son exploitation de certaines spécificités d'alors comme l'occupation américaine, l'accentuation des influences occidentales et les difficultés d'adaptation à un contexte nouveau.
C'est précisément via l'axe de l'adaptation que Yuki Isoya brille assez dans son abord d'un élément essentiel de son récit, à savoir la cuisine à cette époque: non contente de mettre en scène une héroïne qui a tout pour devenir une véritable cheffe de cuisine (chose intéressante et prometteuse puisque les femmes-chefs, cela restait alors encore plus rare qu'aujourd'hui), la mangaka décortique déjà diverses recettes alternant entre de la cuisine traditionnelle typique à laquelle sa famille reste forcément attachée, et de la cuisine influencée par l'Occident, à laquelle il faut s'ouvrir pour ne pas faire faillite, d'autant plus que les occupants américains sont alors une clientèle essentielle à laquelle il faut réussir à s'adapter. Evidemment, Isoya se fait grandement plaisir, à la fois dans ses représentations visuelles des différents mets, et dans les différentes recette qu'elle décortique avec suffisamment de précisions pour éventuellement nous donner envie de nous y essayer.
Cependant, remettre réellement sur pied le restaurant de la Maison Kuwanoki ne s'annonce pas si simple, et c'est là qu'interviennent aussi le jeune Amané et le début difficile de sa relation d'"époux" avec Ichika. Il a beau être jeune, le benjamin des Yamaguchi semble avoir déjà un certain sens des affaires ainsi qu'un esprit assez avisé sur son époque, et il ne semble ainsi pas manquer d'idées pour éviter la faillite au ryôtei (à l'image de son idée d'établir un registre de clientèle, par exemple). Dans cette optique, il est même apte à pousser Ichika à faire valoir toutes ses qualités de cuisinière, en qui il voit peut-être un vrai talent même s'il n'en dit rien, le jeune homme restant plus dans le concret que dans l'émotion (comprendre par-là qu'il n'est pas très loquace sur ce qu'il pense personnellement). Enfin, bien sûr, il y a la question du mariage arrangé entre ces deux personnages qui ne ressentent pas d'amour l'un pour l'autre et, forcément, de leur différence d'âge de 15 ans qui détonne pas mal à cette époque, d'autant plus que l'âge plus avancé d'Ichika amène déjà certaines problématiques somme toute vite évacuées (notre héroïne ne sera bientôt plus en âge d'enfanter ? Pas grave, ils pourront toujours adopter s'ils en ressentent le besoin). Chose très agréable, pour l'instant l'autrice évite pas mal d'écueils sur cette relation particulière: Ichika et Amané ne vont clairement pas s'éprendre l'un de l'autre en un clin d'oeil (d'autant plus qu'à la base, ils étaient, d'après leurs dires, déjà amoureux de quelqu'un d'autre), vont alors soigneusement éviter leur nuit de noces, et à l'issue de ce premier volume c'est à peine s'ils commencent à se faire confiance, surtout dans le cas d'Ichika qui n'est pas fan de la manière de faire d'Amané pour redresser le restaurant, et qui se demande même si ce garçon n'essaie pas de l'embobiner pour que son père mette la main sur l'établissement. Autant dire que leur relation semble partir de très loin, et qu'il sera sûrement intéressant d'en observer les évolutions sur la longueur.
C'est donc une entrée en matière plus que prometteuse qui s'offre à nous pour cette série dont la bonne réputation ne semble pas volée. Pour le moment, Yuki Isoya tire déjà de bonnes choses en trouvant un assez bon équilibre entre le cadre historique, la part culinaire et l'aspect relationnel entre ses deux personnages principaux, le tout étant servi par un dessin agréable.
Quant à l'édition française, à l'exception de petites coquilles un peu trop présentes dans les textes, elle est très correcte: la jaquette (étonnamment très épaisse) reprend fidèlement l'illustration de l'édition japonaise tout en la rehaussant d'un vernis sélectif, le logo-titre est sobre et soigneusement intégré, l'impression est plutôt bonne même si l'on a connu mieux chez l'éditeur, le papier est de plutôt bonne facture malgré une très légère transparence, le lettrage est assez propre, la traduction assurée par Mélanie Kochert est suffisamment claire, et les quelques astérisques distillées ça et là devraient aider une part du lectorat à y voir un petit peu plus clair sur certains éléments historiques.