Capital (le) Vol.1 : Critiques

Das Kapital

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 20 Janvier 2011

"Je ne suis pas une marchandise... Je suis un homme ! Ma vie a un sens !"

Philosophe et économiste allemand du XIXème siècle, Karl Marx est l'un des plus grands penseurs de son époque, en analysant et en bouleversant les codes de la société qui l'entourait. Révolutionnaire au sein des classes ouvrières, de sa philosophie sont nés des courants de nombreux courants de pensées anticapitalistes. Avec son confrère Friedrich Engels, ils sont considérés comme les pères fondateurs du socialisme et du communisme. Si l'on retient de Marx essentiellement "Le Manifeste du Parti Communiste", il dénonça également les dérives du monde avec "Le Capital", ouvrage en quatre parties dont il rédigea la première, la relève étant prise ensuite par Engels pour les deux suivants. Cet ouvrage, décrivant dans le moindre détail les rouages du système capitaliste, garde depuis l'époque de sa publication d'un ouvrage à la lecture ardue, complexe, voire rébarbative. Mais le théoricien se serait-il douté qu'un jour, près de 150 après sa première publication, cette œuvre bénéficierait d'une adaptation en bande dessinée, japonaise qui plus est ?

Voilà le pari fou que s'est lancé l'éditeur japonais East Press, qui depuis 2007 a lancé une collection inédite nommée "Manga de Dokuha". Ce label correspond à une série de nombreuses adaptations de classiques de la littérature en version manga, afin que les japonais puissent aller vers des chefs d'œuvre pour lesquels ils n'auraient pas eu d'intérêt autrement, en représentant tant les auteurs japonais qu'étrangers. Citons par exemple : "Guerre et Paix" de L. Tolstoï, "Le Rouge et le Noir" de Stendhal, "Le roi Lear" de W. Shakespeare, "Vol de Nuit" d'A. de Saint Exupery,... parmi tant d'autres. Sorti en décembre 2008, cette version manga du Capital aurait, à l'instar de l'adaptation du roman japonais "Kanikôsen", contribué à l'évolution de la popularité de la littérature de gauche au Japon, ainsi qu'à la croissance du parti communiste nippon ! Pourtant, le succès était loin d'être garanti à l'avance : en effet, comment rendre intuitif et accessible une œuvre théorique majeure qui n'a rien d'aisée ni de romancé à la base ?

Le parti pris du premier volume de ce diptyque est de considérer l'œuvre de Marx et d'Engels par l'exemple. Le récit prend place dans un contexte contemporain aux penseurs : une Europe du milieu du XIXème siècle. Nous y découvrons Robin, un jeune fromager qui suit les traces de son père. Ses produits connaissent un certain succès sur le marché, mais n'étant que deux pour les fabriquer, les ventes se font rares. C'est alors que Robin rencontre Daniel, travaillant dans le monde de la finance, et qui sent dans ces fromages un possible filon. Obsédé par le souvenir de sa mère morte par faute de ne pouvoir se payer des soins convenables, Robin décide de faire confiance à Daniel et de monter sa propre entreprise, contre la volonté de son père qui ne voit rien de bon là-dedans. Pour le jeune homme, c'est le début de l'aventure de sa vie : monter une usine, obtenir les matières premières, les outils de fabrication, et bien sur, du personnel. Mais le monde vers lequel Robin s'aventure est loin d'être paradisiaque, ni humaniste : les ouvriers ne sont vus que comme une force de travail, négociable à merci, et le seul endroit où la plus-value peut se créer, autrement dit, les bénéfices. L'homme n'est plus vu qu'en tant que marchandise, et doit se plier à de telles conditions sans autres alternatives... jusqu'aux limites du supportable.

L'évolution de Robin, passant de simple fils de fermier à patron fermant les yeux sur les suppliques de ses employés, démontrent toute l'absurdité du système dans lequel il s'engage. Il n'y est finalement qu'une pièce de l'engrenage, ni victime, ni bourreau. Reprenant la pensé de Marx, le récit assume pleinement un certain manichéisme : Daniel y est présenté comme quelqu'un de profondément machiavélique, sans oublier l'accentuation du caractère d'un contremaitre particulièrement violent envers ses subordonnés. Néanmoins, rien ne parait trop exagéré, et l'on comprend bien comment une telle spirale peut se créer aussi rapidement. Amie d'enfance de Robin, Héléna viendra également apporter un autre témoignage de l'époque en devant vendre son corps et se considérer à son tour comme un "produit". Si quelques facilités sont décelables tout au long de l'histoire, et que quelques passages sont vite prévisibles, le tout se lit néanmoins aisément en fournissant au passage une certaine valeur didactique non négligeable. Mais le second volume développera d'avantage cet aspect.

Se voulant discrets, les auteurs de cette version manga, cachés sous le nom de Varietty Artworks, offrent un graphisme plutôt réaliste, qui sied au contexte présenté : quelques caricatures et clichés mangas seront présents, mais de manière très rare. Le style évoque par exemple celui d'un Syndrome 1866 ou d'un Dossier A, mais avec tout de même un peu moins de maîtrise. Certains visages pêcheront par une certaine irrégularité d'un manque d'équilibre, notamment Daniel et le design de ses lèvres charnues. Néanmoins, pas de quoi crier au scandale ou à l'amateurisme. Le ton est respecté, dans le fond comme dans la forme, même si l'on aurait espéré encore un peu plus d'audace !

Le Capital constitue également l'inauguration chez Soleil d'une nouvelle collection de ses classiques adaptés en manga. Pour célébrer cela, l'éditeur se paie le luxe d'un invité de marque pour signer une préface conséquente à l'ouvrage, en la présence d'Olivier Besancenot, parvenant en quelques pages à synthétiser les rouages dénoncés par l'œuvre de Marx, de quoi nous préparer à la suite des évènements. Soleil fait preuve d'une volonté de valeur ajoutée en offrant en fin de tome la présentation de quelques ouvrages de référence sur le sujet, ainsi que de chercher à attirer un nouveau public en optant pour une lecture en sens français. Le support reste d'une qualité correcte, même si quelques coquilles sont à déplorer.

Au final, on ne peut que saluer l'initiative de l'éditeur pour oser prendre un tel risque, en leur souhaitant un succès similaire que leur homologue japonais ! Cette version manga du Capital permet de vulgariser la pensée marxiste sans la dénaturer et par l'exemple, par le biais d'une histoire à l'implacable fatalité, où le lecteur découvrira au rythme du héros tout l'envers du décor de la machinerie capitaliste. Marx et Engels n'ont pas de quoi se retourner dans leur tombe : cette adaptation leur fait honneur, et fait prendre conscience de certaines choses tandis que les valeurs qui y sont dénoncées ont encore cours à l'heure actuelle. Et si la révolte devait passer par là ?


Tianjun


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Tianjun
17 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs