Manga Retour sur la conférence publique de Sansuke Yamada (Sengo) au FIBD d'Angoulême
Pour le lancement du très bon manga Sengo en janvier dernier, les éditions Sakka/Casterman avaient l'honneur d'accueillir son auteur Sansuke Yamada pendant le FIBD d'Angoulême. En attendant la parution du volume 3 de la série début juillet mais aussi notre interview du mangaka, on vous propose aujourd'hui un retour sur la conférence publique qu'il a tenu pendant le festival, avec Fausto Fasulo d'Atom Magazine aux questions, et Sébastien Ludmann, traducteur de la série, en interprète. Malheureusement nous n'avons pas pu assister à la fin de la conférence, mais en voici la majeure partie. Rappelons aussi que nous sommes précédemment revenus sur la rencontre croisée de M. Yamada avec l'artiste Baron Yoshimoto !
Vous êtes actif dans le milieu du manga et de l'illustration depuis maintenant plusieurs années. On ne va pas retracer votre parcours car ce serait trop long. En revanche, pouvez-vous nous dire quel est votre sentiment à l'idée d'être aujourd'hui en France pour présenter votre travail et plus précisément votre manga Sengo ?
Sansuke Yamada : Je suis à la fois inquiet de savoir quelle sera la réception par le public français de mon manga car il aborde une partie très spécifique de l'Histoire du Japon, et curieux de savoir quel sera le regard français dessus étant donné que cela reste une thématique universelle.
Cette période spécifique, il s'agit donc de l'immédiate après-guerre. Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette période en particulier ?
Il y a beaucoup d'éléments : la musique populaire, la mode, les paysages détruits et reconstruits voire qui ont parfois résisté aux bombardements... Je ressens une certaine nostalgie pour cette période.
Vous avez parlé de musique populaire, or vous avez un lie étroit avec la musique puisque vous en faites vous-même avec votre groupe. Dans cette musique populaire japonaise d'après-guerre, qu'est-ce qui vous fait vibrer ?
Déjà dans l'avant-guerre, beaucoup d'éléments venus d'Occident étaient présents dans la musique japonaise. Il y avait du jazz, de la musique latine, de la musique hawaïenne... J'aime toutes ces musiques pour leur variété. Mais j'ai le sentiment qu'on a tendance à perdre la variété de cette époque-là, et c'est ce qui m'intéresse. Ce qui m'intéresse aussi dans toutes ces musiques venues de l'étranger, c'est la façon dont le Japon s'en est emparé, que ce soit en traduisant les paroles de façon correcte ou erronée, en les faisant interpréter par des artistes qui n'avaient pas forcément le bon timbre de voix au départ... Cette étrangeté a donné une teinte un peu différente à ces musiques, et je trouve que c'est passionnant d'un point de vue contemporain.
Et en termes de sensations, que vous procure la musique quand vous chantez, que le dessin de manga ne vous procure pas ?
Moi je ne suis pas instrumentiste, seulement chanteur, et j'ai le sentiment que la chanson est psychologiquement plus simple que le dessin. Etrangement, quand je dessine, j'ai l'impression que c'est plus une souffrance où je dois combattre un certain stress, ce qui est un exercice très éprouvant. Mais même si chanter et dessiner sont deux exercices très différents, à l'intérieur de moi ils se rejoignent en un point assez précis. Par exemple, quand je dessine une scène, j'ai tendance à laisser vagabonder mon esprit en imaginant comment un dessinateur de l'époque aurait fait pour retranscrire les choses. Et en me laissant aller ainsi il arrive que je me retrouve comme « possédé » instantanément par l'esprit du dessinateur auquel je pense, et que je parvienne à produire quelque chose qui se rapproche de ce que j'imaginais idéalement. Et ça arrive aussi quand je chante : quand j'essaie de donner un timbre ou une couleur particulière à ce que je chante, je pense aux chanteurs de l'époque d'origine qui viennent alors me souffler des « indices » pour pouvoir chanter de façon juste comme je le souhaite. J'adore la sensation de plaisir instantané que me procure cet instant où je trouve la solution pour dessiner ou chanter ce que je veux.
Avez-vous des exemples de mangakas par lesquels vous vous laissez « posséder » ?
Quand je dessine sur une époque précise, j'ai tendance à me laisser influencer par les auteurs qui l'ont vécue, et par des méthodes qui y étaient en vogue. Par exemple, en auteur d'avant-guerre, je peux citer Osamu Tezuka. Il reste assez proche de nous mais il a vécu cette époque. L'influence ne se ressent pas trop dans les deux premiers tomes de Sengo, mais au fur et à mesure que l'histoire avance je pense que par endroits on peut en trouver.
Tout à l'heure vous avez évoqué la mode, et c'est vrai que dans Sengo il y a des costumes dessinés. Qu'est-ce qui vous intéresse dans la mode des années 1930-1940 ?
On était dans une époque où on manquait de tout et notamment de tissu, alors on avait tendance à transformer les anciens uniformes militaires en vêtements civils. L'un de mes personnages, qui était mobilisé, a récupéré sa garde-robes dans un stock militaire lors de son arrivée au port. Ce qu'il y a avec ces vêtements-là, c'est qu'ils n'ont pas de patrons précis, les coupes ne sont pas très carrées. Il peut y avoir des épaules trop serrées, des pantalons trop larges... Je trouve que ça a un charme assez intéressant.
Quand vous travaillez sur ces dessins d'uniformes et de la mode de l'époque, quelle est votre documentation ?
Petit je regardais des photos, mais au fur et à mesure que j'ai grandi j'ai commencé à m'intéresser aux tissus en réalité. Je me suis aussi fait un ami qui gère un magasin de vêtements en surplus militaires mais aussi de vêtements militaires ayant été vraiment portés. J'ai un rapport assez charnel avec ce genre de choses, voire un certain fétichisme pour ces costumes-là qui commence par leur odeur. Aujourd'hui il m'arrive d'en porter, et c'est vrai que porter un tissu que des gens de l'époque ont déjà usé crée en moi un sentiment particulier, car à chaque fois j'ai un eu l'impression de revivre l'expérience de ces gens. Mais si je faisais ça tout seul dans on coin, je crois que je passerais pour quelqu'un d'un peu bizarre. C'est pour ça que j'essaie d'exorciser ce fétichisme à travers mon œuvre.
Vous parlez d'odeur, et c'est vrai que dans Sengo vous essayez de nous faire goûter à des sensations du passé : les odeurs, les visions... Il s'agit vraiment d'un manga sensitif. C'est ce que vous vouliez faire ?
C'était effectivement l'une des motivations pour dessiner Sengo. Je voulais ce côté sensitif, sensuel, que moi je peux ressentir et que j'avais vraiment envie de partager.
Est-ce que, dans des œuvres de notre époque, vous avez trouvé un équivalent à ce type de sensations du passé que vous voulez transmettre au lecteur ?
Je pense que dans toute production il y a fatalement quelque chose de personnel, mais si je devais citer quelqu'un qui essaie de partager cette même passion, j'aurais tendance à citer la mangaka Fumiyo Kouno, pour son œuvre Dans un recoin de ce monde qui a eu un certain succès au Japon. A la différence près que c'est une autrice et qu'elle a tendance à mettre le projecteur en direction des femmes, tandis que moi ce sont les hommes, leur rudesse et leur bêtise que je me plais à mettre en scène.
Adolescent, quand on s'intéresse à cette période de l'Histoire japonaise, comment est-on considéré par son entourage ?
A vrai dire, depuis l'enfance j'avais tendance à vivre perdu dans mes pensées et mes délires, alors j'étais tenu en marge de mes communautés de camarades. Mais je n'ai pas eu le sentiment que c'était quelque chose de douloureux. Quand on n'a pas la capacité à vivre dans le présent, je pense que se réfugier dans les films ou dans les choses du passé est naturel et assez universel.
Et est-ce qu'on cherche à se tourner vers des personnes plus âgées, proches de cette période passée, qui pourraient nous informer voire nous pousser à réfléchir par rapport à ce moment de l'Histoire ?
Le monde des enfants a ses propres règles, et c'est vrai que moi, enfant, j'avais plus de facilités à communiquer avec les adultes qu'avec les gens de mon âge. En revanche, je n'étais pas non plus assez sociable pour aller rechercher activement la présence ou l'amitié de personnes plus âgées que moi. Je crois que c'est seulement à partir de l'université, au début de ma vie d'adulte, que j'ai commencé à me sociabiliser.
A l'université vous avez suivi des études dans les Beaux-arts, des cursus qu'on retrouve souvent dans le parcours de mangakas et dessinateurs. Qu'est-ce que cette formation vous a apporté ?
Mon éducation artistique s'est effectivement faite à l'université, mais je n'étais pas un étudiant très assidu, tout comme je n'étais pas un bon écolier. En revanche, ça a été l'occasion de m'ouvrir à une culture alternative par le moyen d'une bibliothèque très bien fournie. J'ai aussi pu découvrir nombre de films et de disques musicaux, et ça m'a aussi permis d'enfin me faire des amis qui acceptaient ma passion pour les choses anciennes et pour les thématiques spéciales.
A quel moment vous êtes-vous dit qu'il était nécessaire pour vous de raconter en fiction vos passions ?
C'est à la même période, quand j'étais étudiant dans les années 1990. A travers mes lectures je me suis rendu compte que le livre était vraiment un média intéressant. Bien sûr je dessinais déjà du manga avant, mais c'est à cette époque que j'ai commencé à publier des choses en auto-publication. J'ai notamment fait un doujishi sur les femmes de réconfort pendant la guerre. C'est aussi à cette époque que je me suis rendu compte que la guerre et le sexe étaient des thématiques fondatrices et motivantes pour moi.
Votre envie de faire du manga est elle arrivée avant, après ou en même temps que celle de faire de la musique ?
Le désir de chanter a toujours été plus fort, mais je pense que ce sont les instrumentistes qui doivent être les éléments fédérateurs dans un groupe. Mon désir de chanter était présent en moi depuis longtemps, mais pendant longtemps je n'étais pas en mesure de prendre sur mes épaules la formation d'un groupe. Je pense que c'est un dilemme que tous les chanteurs connaissent. En plus, moi ce qui m'intéressait c'était de faire des reprises de chansons populaires des années 40-50-60, et c'était compliqué de trouver des personnes ayant la volonté de me suivre là-dedans.
Votre groupe est un duo. A-t-il été difficile de trouver le guitariste qui vous accompagne ?
Mon guitariste est un ami que j'ai rencontré à l'université. A l'époque il était très fan de rock, notamment des Smiths, et on n'a jamais réussi à faire ensemble quelque chose de musicalement construit à cette époque-là. Puis on s'est perdus de vue, et un jour où j'allais au cinéma pour voir Princesse Mononoke et que j'ai abandonné l'idée en voyant la file, je suis retombé sur lui et j'ai appris qu'il avait changé de perspective en faisant désormais du jazz, ce qui correspondait déjà plus à ma sensibilité. Là, je me suis dit qu'il y aurait enfin peut-être moyen de faire quelque chose avec lui, de créer ne musique pop se rapprochant de ce que j'avais envie de faire.
A l'époque où vous faisiez des publications amatrices comme celle sur les femmes de réconfort, aviez-vous déjà cette perspective de devenir mangaka professionnel ?
A l'époque j'étais très maladroit, mon histoire faisait une dizaine de pages, j'étais incapable d'en produire plus, mais je n'avais aucune raison de penser que je ne pourrais pas devenir mangaka professionnel.
Aviez-vous des retours critiques de votre entourage sur ces premiers travaux ?
Le doujinshi sur les femmes de réconfort, à l'époque j'ai eu l'occasion de le présenter lors d'une réunion. Chacun présentait une création originale, et forcément j'étais le seul à traiter de ce type de sujet, donc ça a fait un peu de bruit et je me suis fait remarquer. C'est là que j'ai compris que traiter des thèmes originaux et laissés de côté, ce n'était pas difficile pour moi, et c'était même un moyen pour moi de me démarquer de la production globale. 20 ans ont passé entre ce moment et la publication de ma première série, et je n'arrive vraiment pas à m'expliquer pourquoi, à cette époque-là, je m'étais mis dans la tête que je pourrais en faire une carrière.
Article effectué par Koiwai.
Vous êtes actif dans le milieu du manga et de l'illustration depuis maintenant plusieurs années. On ne va pas retracer votre parcours car ce serait trop long. En revanche, pouvez-vous nous dire quel est votre sentiment à l'idée d'être aujourd'hui en France pour présenter votre travail et plus précisément votre manga Sengo ?
Sansuke Yamada : Je suis à la fois inquiet de savoir quelle sera la réception par le public français de mon manga car il aborde une partie très spécifique de l'Histoire du Japon, et curieux de savoir quel sera le regard français dessus étant donné que cela reste une thématique universelle.
Cette période spécifique, il s'agit donc de l'immédiate après-guerre. Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette période en particulier ?
Il y a beaucoup d'éléments : la musique populaire, la mode, les paysages détruits et reconstruits voire qui ont parfois résisté aux bombardements... Je ressens une certaine nostalgie pour cette période.
Vous avez parlé de musique populaire, or vous avez un lie étroit avec la musique puisque vous en faites vous-même avec votre groupe. Dans cette musique populaire japonaise d'après-guerre, qu'est-ce qui vous fait vibrer ?
Déjà dans l'avant-guerre, beaucoup d'éléments venus d'Occident étaient présents dans la musique japonaise. Il y avait du jazz, de la musique latine, de la musique hawaïenne... J'aime toutes ces musiques pour leur variété. Mais j'ai le sentiment qu'on a tendance à perdre la variété de cette époque-là, et c'est ce qui m'intéresse. Ce qui m'intéresse aussi dans toutes ces musiques venues de l'étranger, c'est la façon dont le Japon s'en est emparé, que ce soit en traduisant les paroles de façon correcte ou erronée, en les faisant interpréter par des artistes qui n'avaient pas forcément le bon timbre de voix au départ... Cette étrangeté a donné une teinte un peu différente à ces musiques, et je trouve que c'est passionnant d'un point de vue contemporain.
Et en termes de sensations, que vous procure la musique quand vous chantez, que le dessin de manga ne vous procure pas ?
Moi je ne suis pas instrumentiste, seulement chanteur, et j'ai le sentiment que la chanson est psychologiquement plus simple que le dessin. Etrangement, quand je dessine, j'ai l'impression que c'est plus une souffrance où je dois combattre un certain stress, ce qui est un exercice très éprouvant. Mais même si chanter et dessiner sont deux exercices très différents, à l'intérieur de moi ils se rejoignent en un point assez précis. Par exemple, quand je dessine une scène, j'ai tendance à laisser vagabonder mon esprit en imaginant comment un dessinateur de l'époque aurait fait pour retranscrire les choses. Et en me laissant aller ainsi il arrive que je me retrouve comme « possédé » instantanément par l'esprit du dessinateur auquel je pense, et que je parvienne à produire quelque chose qui se rapproche de ce que j'imaginais idéalement. Et ça arrive aussi quand je chante : quand j'essaie de donner un timbre ou une couleur particulière à ce que je chante, je pense aux chanteurs de l'époque d'origine qui viennent alors me souffler des « indices » pour pouvoir chanter de façon juste comme je le souhaite. J'adore la sensation de plaisir instantané que me procure cet instant où je trouve la solution pour dessiner ou chanter ce que je veux.
Avez-vous des exemples de mangakas par lesquels vous vous laissez « posséder » ?
Quand je dessine sur une époque précise, j'ai tendance à me laisser influencer par les auteurs qui l'ont vécue, et par des méthodes qui y étaient en vogue. Par exemple, en auteur d'avant-guerre, je peux citer Osamu Tezuka. Il reste assez proche de nous mais il a vécu cette époque. L'influence ne se ressent pas trop dans les deux premiers tomes de Sengo, mais au fur et à mesure que l'histoire avance je pense que par endroits on peut en trouver.
Tout à l'heure vous avez évoqué la mode, et c'est vrai que dans Sengo il y a des costumes dessinés. Qu'est-ce qui vous intéresse dans la mode des années 1930-1940 ?
On était dans une époque où on manquait de tout et notamment de tissu, alors on avait tendance à transformer les anciens uniformes militaires en vêtements civils. L'un de mes personnages, qui était mobilisé, a récupéré sa garde-robes dans un stock militaire lors de son arrivée au port. Ce qu'il y a avec ces vêtements-là, c'est qu'ils n'ont pas de patrons précis, les coupes ne sont pas très carrées. Il peut y avoir des épaules trop serrées, des pantalons trop larges... Je trouve que ça a un charme assez intéressant.
Quand vous travaillez sur ces dessins d'uniformes et de la mode de l'époque, quelle est votre documentation ?
Petit je regardais des photos, mais au fur et à mesure que j'ai grandi j'ai commencé à m'intéresser aux tissus en réalité. Je me suis aussi fait un ami qui gère un magasin de vêtements en surplus militaires mais aussi de vêtements militaires ayant été vraiment portés. J'ai un rapport assez charnel avec ce genre de choses, voire un certain fétichisme pour ces costumes-là qui commence par leur odeur. Aujourd'hui il m'arrive d'en porter, et c'est vrai que porter un tissu que des gens de l'époque ont déjà usé crée en moi un sentiment particulier, car à chaque fois j'ai un eu l'impression de revivre l'expérience de ces gens. Mais si je faisais ça tout seul dans on coin, je crois que je passerais pour quelqu'un d'un peu bizarre. C'est pour ça que j'essaie d'exorciser ce fétichisme à travers mon œuvre.
Vous parlez d'odeur, et c'est vrai que dans Sengo vous essayez de nous faire goûter à des sensations du passé : les odeurs, les visions... Il s'agit vraiment d'un manga sensitif. C'est ce que vous vouliez faire ?
C'était effectivement l'une des motivations pour dessiner Sengo. Je voulais ce côté sensitif, sensuel, que moi je peux ressentir et que j'avais vraiment envie de partager.
Est-ce que, dans des œuvres de notre époque, vous avez trouvé un équivalent à ce type de sensations du passé que vous voulez transmettre au lecteur ?
Je pense que dans toute production il y a fatalement quelque chose de personnel, mais si je devais citer quelqu'un qui essaie de partager cette même passion, j'aurais tendance à citer la mangaka Fumiyo Kouno, pour son œuvre Dans un recoin de ce monde qui a eu un certain succès au Japon. A la différence près que c'est une autrice et qu'elle a tendance à mettre le projecteur en direction des femmes, tandis que moi ce sont les hommes, leur rudesse et leur bêtise que je me plais à mettre en scène.
Adolescent, quand on s'intéresse à cette période de l'Histoire japonaise, comment est-on considéré par son entourage ?
A vrai dire, depuis l'enfance j'avais tendance à vivre perdu dans mes pensées et mes délires, alors j'étais tenu en marge de mes communautés de camarades. Mais je n'ai pas eu le sentiment que c'était quelque chose de douloureux. Quand on n'a pas la capacité à vivre dans le présent, je pense que se réfugier dans les films ou dans les choses du passé est naturel et assez universel.
Et est-ce qu'on cherche à se tourner vers des personnes plus âgées, proches de cette période passée, qui pourraient nous informer voire nous pousser à réfléchir par rapport à ce moment de l'Histoire ?
Le monde des enfants a ses propres règles, et c'est vrai que moi, enfant, j'avais plus de facilités à communiquer avec les adultes qu'avec les gens de mon âge. En revanche, je n'étais pas non plus assez sociable pour aller rechercher activement la présence ou l'amitié de personnes plus âgées que moi. Je crois que c'est seulement à partir de l'université, au début de ma vie d'adulte, que j'ai commencé à me sociabiliser.
A l'université vous avez suivi des études dans les Beaux-arts, des cursus qu'on retrouve souvent dans le parcours de mangakas et dessinateurs. Qu'est-ce que cette formation vous a apporté ?
Mon éducation artistique s'est effectivement faite à l'université, mais je n'étais pas un étudiant très assidu, tout comme je n'étais pas un bon écolier. En revanche, ça a été l'occasion de m'ouvrir à une culture alternative par le moyen d'une bibliothèque très bien fournie. J'ai aussi pu découvrir nombre de films et de disques musicaux, et ça m'a aussi permis d'enfin me faire des amis qui acceptaient ma passion pour les choses anciennes et pour les thématiques spéciales.
A quel moment vous êtes-vous dit qu'il était nécessaire pour vous de raconter en fiction vos passions ?
C'est à la même période, quand j'étais étudiant dans les années 1990. A travers mes lectures je me suis rendu compte que le livre était vraiment un média intéressant. Bien sûr je dessinais déjà du manga avant, mais c'est à cette époque que j'ai commencé à publier des choses en auto-publication. J'ai notamment fait un doujishi sur les femmes de réconfort pendant la guerre. C'est aussi à cette époque que je me suis rendu compte que la guerre et le sexe étaient des thématiques fondatrices et motivantes pour moi.
Votre envie de faire du manga est elle arrivée avant, après ou en même temps que celle de faire de la musique ?
Le désir de chanter a toujours été plus fort, mais je pense que ce sont les instrumentistes qui doivent être les éléments fédérateurs dans un groupe. Mon désir de chanter était présent en moi depuis longtemps, mais pendant longtemps je n'étais pas en mesure de prendre sur mes épaules la formation d'un groupe. Je pense que c'est un dilemme que tous les chanteurs connaissent. En plus, moi ce qui m'intéressait c'était de faire des reprises de chansons populaires des années 40-50-60, et c'était compliqué de trouver des personnes ayant la volonté de me suivre là-dedans.
Votre groupe est un duo. A-t-il été difficile de trouver le guitariste qui vous accompagne ?
Mon guitariste est un ami que j'ai rencontré à l'université. A l'époque il était très fan de rock, notamment des Smiths, et on n'a jamais réussi à faire ensemble quelque chose de musicalement construit à cette époque-là. Puis on s'est perdus de vue, et un jour où j'allais au cinéma pour voir Princesse Mononoke et que j'ai abandonné l'idée en voyant la file, je suis retombé sur lui et j'ai appris qu'il avait changé de perspective en faisant désormais du jazz, ce qui correspondait déjà plus à ma sensibilité. Là, je me suis dit qu'il y aurait enfin peut-être moyen de faire quelque chose avec lui, de créer ne musique pop se rapprochant de ce que j'avais envie de faire.
A l'époque où vous faisiez des publications amatrices comme celle sur les femmes de réconfort, aviez-vous déjà cette perspective de devenir mangaka professionnel ?
A l'époque j'étais très maladroit, mon histoire faisait une dizaine de pages, j'étais incapable d'en produire plus, mais je n'avais aucune raison de penser que je ne pourrais pas devenir mangaka professionnel.
Aviez-vous des retours critiques de votre entourage sur ces premiers travaux ?
Le doujinshi sur les femmes de réconfort, à l'époque j'ai eu l'occasion de le présenter lors d'une réunion. Chacun présentait une création originale, et forcément j'étais le seul à traiter de ce type de sujet, donc ça a fait un peu de bruit et je me suis fait remarquer. C'est là que j'ai compris que traiter des thèmes originaux et laissés de côté, ce n'était pas difficile pour moi, et c'était même un moyen pour moi de me démarquer de la production globale. 20 ans ont passé entre ce moment et la publication de ma première série, et je n'arrive vraiment pas à m'expliquer pourquoi, à cette époque-là, je m'étais mis dans la tête que je pourrais en faire une carrière.
Article effectué par Koiwai.