Wombs Vol.1 - Actualité manga

Critique du volume manga

Publiée le Lundi, 17 Mai 2021

Chronique 2 :

La science-fiction se décline aussi au féminin dans le milieu du manga, est c'est une chose que les éditions Akata se sont déjà évertuées plusieurs fois à démontrer. Que ce soit ces dernières années avec des titres comme Kanon au bout du monde de Kyo Yoneshiro et Dernière heure de la regrettée Yu, ou, plus anciennement, à l'époque de la collaboration d'Akata avec Delcourt. Mais depuis quelques mois, l'éditeur tâche d'accentuer encore son offre dans ce domaine: ça a commencé avec Nos Temps Contraires de Gin Toriko en fin d'année dernière, puis avec Le Siège des exilées en février... Puis à partir de mars dernier, c'est un monument du genre que l'éditeur a accueilli: Wombs de Yumiko Shirai, une mangaka que l'on avait pu découvrir avec le diptyque Rafnas aux éditions Komikku en 2017, mais dans des conditions malheureusement assez peu optimales, du fait de certains partis pris éditoriaux pas forcément idéaux.

Depuis le lancement de sa carrière en 2007, Yumiko Shirai, en quelques oeuvres, s'est imposée parmi les noms très intéressants de la science-fiction nippone, et a déjà remporté pas mal de prix pour ses récits. Tenkensai, sa toute première oeuvre auto-éditée, remportait dès l'année de sa création un prix d'encouragement lors du Japan Media Arts Festival. Wombs, son oeuvre la plus connue, a ensuite connu une publication assez unique au Japon. D'abord prépubliée dans le magazine monthly Ikki de Shôgakukan (revue d'avant-garde dans laquelle les mangaka jouissaient d'une grande liberté) à partir de 2009, la série a fini par être transférée sur le web à la disparition de ce dernier en 2014. Les lecteurs japonais auront dû s'armer de patience, puisque la mangaka a eu besoin de près de trois ans pour finaliser le cinquième et dernier tome, celui-ci étant paru dans son pays d'origine en janvier 2016. L'année de sa conclusion, le manga a reçu le "Grand Prix Japonais de la Science-Fiction", qui récompense chaque année une oeuvre, tous médias confondus. Et cela faisait précisément dix ans qu'aucun manga n'avait gagné ce prix ! Yumiko Shirai rejoignait alors le club très restreint des mangakas ayant été récompensés par ce prix, puisque, avant elle seuls Dômu, rêves d'enfants de Katsuhiro Otomo et Barbara Ikai de Moto Hagio l'ont également remporté. Et la série a aussi été nommée au Seiun Award 2017. Notons, enfin, que la mangaka a lancé l'été dernier au Japon, sur le site Comic Action de Futabasha, Wombs Cradle, une suite de Wombs.

Wombs nous plonge quelque part dans le vaste univers, et plus précisément sur une planète du nom de Jasperia, planète qui fut autrefois terraformée par les First, des colonies humaines qui voulaient visiblement y vivre en paix. Mais ça, c'était avant l'arrivée des Second, un autre groupe ayant entrepris de s'emparer de la planète terraformée et colonisée par les efforts des First. Ainsi, voici désormais près de 20 ans qu'une guerre entre les deux camps se poursuit... mais même très affaiblis, les First ne comptent pas abandonner. Au milieu de tous les territoires qui ont dû se soumettre aux Second, Hast est la dernière nation à encore résister, luttant jour après jour pour conserver son indépendance. Et pour s'en sortir, elle compte particulièrement sur l'envol, une technologie développée par leurs soins qui ne peut être utilisée que par les femmes des "Forces spéciales de transfert", une unité spéciale dont les membres se voient implanter dans l'utérus des foetus parasites issus des nibas, des créatures gardées secrètes. La particularité de ces foetus ? Eh bien, une fois développés à l'intérieur des combattantes, et si tout va bien, ils permettent à ces dernières de développer une capacité de téléportation donnant un important avantage au combat.

Telles sont les bases du récit, bases que l'on découvre surtout au fil des pages de ce premier tome, au gré de l'arrivée de nouvelles jeunes femmes dans les "Forces spéciales de transfert". Parmi ces nouvelles arrivantes ayant rarement la vingtaine, se trouve notre héroïne: Mana Oga, 18 ans, qui n'a rien demandé. Alors qu'elle vivait en paix en campagne, au bord de l'océan et des vignes familiales, avec son petite ami, son jeune frère et sa mère, elle a été arrachée à tout ceci dès lors qu'elle a reçu une convocation, sans réelle possibilité de refuser. Dès lors, elle a décidé de prendre son courage à deux mains et de se donner à fond dans cette mission, avec l'espoir de pouvoir être utile à ses proches et de participer à la fin du conflit.

L'une des principales qualités de ce premier tome bien épais de quasiment 250 pages, c'est de vraiment nous faire découvrir l'univers SF de l'oeuvre au fil des avancées de Mana. Et dès lors, on sent à chaque instant un monde qui promet d'être toujours plus riche, tant Yumiko Shirai semble vouloir penser à tout. Bien sûr, il y a le cadre en lui-même, entre l'aspect historique (une planète terraformée, une guerre qui perdure depuis deux décennies entre les premiers colons et les envahisseurs...), l'aspect géographique ainsi que la faune locale (animaux uniques, Forêt Primaire, campagne natale de Mana avec son bord de mer et ses vignes...), ou encore l'histoire personnelle de notre héroïne arrachées au siens qu'elle veut néanmoins aider et protéger. Mais au-delà de tous ces éléments qui se mettent peu à peu en place de manière toujours plus immersive, il découle également déjà beaucoup de choses de l'arrivée de la jeune fille dans ces fameuses forces spéciales. Découverte de ses nouvelles coéquipières avec qui elle va devoir suivre une formation stricte sous le joug de leur instructrice la sergente Almare, formation en question qui se veut très exigeante et sévère dans un aspect assez militaire... et, surtout, étapes-mêmes de cette formation, qui se voient décortiquées les unes après les autres par l'autrice de manière franchement convaincante, tant elles soulèvent toujours plus de choses: les spécificités de ladite formation, ce qu'elle implique (se faire transplanter un foetus de créature inconnue dans l'utérus...), les doutes plus personnels notamment pour Mana (que fait-elle là exactement ? Si elle ne parvient pas à s'envoler, à quoi servira-t-elle ? A rien ? Est-ce vraiment comme ça qu'elle pourra aider ses proches ?), la façon dont on voit ces femmes surnommées "Wombs" (ce mot voulant dire "utérus" en anglais) entre un respect global et quelques moqueries masculines idiotes... avec, à la clé, quelques débuts de réflexions sur certains sujets en particulier, comme la façon dont la guerre pose des obligations non-désirées à des personnes n'ayant rien demandé, la question de la maternité avec l'organe reproducteur féminin contraint d'accueillir un corps étranger, la liberté bafouée, la censure... Et le mieux dans tout ceci, c'est que différents petits indices sont distillés pour bien nous faire sentir que nombre de secrets persistent, que Mana ignore forcément tous les tenants et aboutissants de cette guerre à laquelle elle est obligée de participer, et donc que tout ce premier tome voué à la formation n'est que la première étape d'une histoire qui devrait monter en puissance.

Et sur le plan visuel, celles et ceux ayant déjà lu Rafnas retrouveront la patte typique de Shirai, assez personnelle quitte à demander un petit temps d'adaptation, mais révélant bien vite pas mal de richesses, en particulier quand l'autrice s'adonne à quelques lieux (comme la Forêt Primaire), créatures et engins de son cru.

Si bien qu'au bout du compte, il est difficile de ne pas reconnaître les nombreuses qualités d'un univers bien posé, fort prometteur, détaillé dans ses mécaniques spécifiques, et n'occultant aucunement les mystères qui perdurent ainsi que la part plus personnelle autour de l'héroïne. L'oeuvre devrait aller en se bonifiant toujours plus au vu de sa solide réputation et des choses installées, et c'est bien tout ce que l'on souhaite.

Quant à la qualité éditoriale, elle est au rendez-vous, ne serait-ce que pour son papier bien épais permettant une très bonne qualité d'impression, et conférant au tome une certaine grosseur. La traduction d'Alexandre Goy est très soignée en n'ayant aucun mal à faire ressortir les termes spécifiques, le lettrage de Camille Roginas est soigné, et la jaquette créée par Clémence Aresu se veut proche de l'originale nippone dans son illustration, tout en offrant un rendu un peu plus clair et en proposant un logo-titre différent et efficace. Enfin, les premières pages en couleurs constituent un petit plus assurément plaisant.


Chronique 1 :

L'humanité a colonisé et terraformé la planète Jasperia, riche de ses ressources. Les premiers colons, les First, y ont trouvé leur place mais ont vu apparaître des envahisseurs revendiquant la propriété des lieux et de ses ressources. Dès lors, une guerre entre les deux camps s'engagea, mais l'avancée technologique de l'ennemi n'était pas à l'avantage des First.
Vingt années plus tard, le conflit perdure. L'armée des First a toutefois trouvé un avantage dans cette guerre, en découvrant que l'implantation de parasites de créatures nommées Nibas dans des utérus conférent aux femmes porteuses des capacités de téléportation, don salvateur sans cette opposition. C'est ainsi que furent misent sur pied les « Forces spéciales de transfert », des bataillons constitués de femme destinées à se faire implanter ses parasites pour disposer de telles capacités. Mana Oga est une jeune recrue, mise sous la tutelle de la redoutable et respectée Sergente Almare. Elle qui a dû quitter son paisible quotidien de force, la voilà confrontée à un univers sans pitié auquel elle a du mal à s'acclimater...

Mangaka adepte de science-fiction, dont le début de la carrière professionnelle date de la deuxième moitié des années 2000, Yumiko Shirai n'avait qu'une petite place dans le paysage francophone du manga, jusqu'à ce jour. En 2017, c'est discrètement avec la courte série Rafnas que Komikku nous fait découvrir pour la première fois l'autrice. Son œuvre sera peu aperçue, le travail de promotion de l'éditeur n'aidant pas forcément. Mais c'est sans compter Akata, son amour de la SF et sa volonté d'éditer des autrices de genres, qui ramène Yumiko Shirai sur le devant de nos étalages pour ce début 2021, avec le manga Wombs.

Initialement publié entre 2010 et 2016 de la revue seinen Ikki de l'éditeur Shôgakukan, le titre totalise cinq volumes. Depuis l'année dernière, l'artiste propose une suite sous l'intitulé Wombs Cradle, mais cette fois avec Futabasha via son site de prépublication Web Action. Nous n'en sommes pas encore là, mais croisons d'avance les doigts pour pouvoir profiter de cette séquelle, tant la densité du premier opus de la série initiale donne l'envie d'en découvrir le plus et le plus longtemps possible.

Récit de science-fiction guerrière, Wombs s'ancre dans un genre bien connu, où l'exploration de l'Espace ou de planètes s'associe à un conflit contre un ennemi, ici abstrait. Néanmoins, le premier tome du récit de Yumiko Shirai tire son épingle du jeu dans sa manière de montrer une guerre menée essentiellement par des femmes aux capacités quasi surnaturelle, dons né de la fertilisation de leurs ovules par des parasites qui restent nimbés de mystère aussi bien pour le lecteur que pour les personnages clés. Une trouvaille étonnante et pour le moins originale, et qui permet surtout à la mangaka de proposer des réflexions autour de la fécondité et de la maternité, sur un récit froid en toutes circonstances.

Car cette amorce d'oeuvre empreinte aussi aux fictions de guerre narrant un quotidien de soldats sans merci, ici en montrant la destinée d'une poignée de recrues vouées à intégrer les fameuses « Forces spéciales de transfert ». Etant donné les circonstances du développement de leurs pouvoirs, tout est montré sous un jour affreusement gris, les moments de bonne humeur se faisant rare tout comme les élans d'humanité au sein des interactions. Car si l'héroïne, Oga, éprouve un attachement pour tout ce qu'elle a dû quitter de force, la nuance est plus subtile chez la Sergente Almare, implacable mais pas totalement dénuée de scrupules. Ces femmes, condamnées à être fécondées à la chaîne pour la potentielle victoire de leur camp dans cette guerre, pouvaient difficilement être développées dans des optiques euphoriques. Et c'est exactement ce qui se ressent dans cette amorce de récit, en terme d'ambiance. C'est glacial et sombre, la tonalité étant aussi due au dessin de l'autrice qui use volontiers des tons ternes et des touches de gris pour ne pas rendre un univers coloré. L'intention est réussie, aussi Wombs propose un ressenti unique.

L'idée de soldates condamnée à être des femmes porteuses permet notamment de nous interroger sur la nature même de la maternité. Ici, la fécondation n'est pas un signe de joie, à l'inverse de ce que le phénomène représente en grande partie dans la fiction. Elle ne permet pas la naissance du famille mais, au contraire, maintient ces guerrières loin des leurs et entretient un conflit voué à être toujours plus destructeur. Pour l'heure, Yumiko Shirai prend donc à revers ce qui est fait de la maternité, en grande partie, afin de servir son univers glacial et souvent déshumanisé. Il faudra attendre pour apprécier la manière dont elle traitera sa thématique sur le long terme, mais on comprend déjà que Wombs n'a rien d'une ode à la grossesse.
En termes de thématiques, nombreux seront les sujets abordés en filigrane. Le sexisme au sein de l'armée, le patriarcat et l'émancipation de la Femme vis à vis de l'Homme sont des sujets qui trouvent un écho via des scènes précises, et des dialogues jamais écrits avec légèreté. La série a clairement des idées à transmettre, ce qu'on a hâte de découvrir sur le long terme, là aussi.

Et à tout ceci s'ajoute la manière qu'a la mangaka de croquer son univers, via une démarche poussée et saisissante. Le fameux concept clé de la série n'est pas traité à la légère, aussi bien en terme de fond que de mécanique d’œuvre. Aussi, c'est en long et en large que l'autrice développe l'émergence du pouvoir de transfert chez les nouvelles porteuses, une sorte de véritable apprentissage dans lequel il est question de surpassement de soi, notamment. Le traitement, bien que foisonnant, se révèle alors surprenant à l'égard des sujets abordés et de l'ambiance plantée, un autre moyen de montrer toute la particularité du titre dans le paysage du manga de SF.

Yumiko Shirai nous offre ainsi une amorce de série qui ne sera pas forcément à la portée du grand public. Froid dans son univers, engagé dans ses thématiques et stricte dans sa manière d'aborder ses mystères et des concepts bien détaillés, le premier tome de Wombs demande une implication de son lectorat pour être apprécié et saisi. Et bien qu'il s'agisse d'une œuvre de guerre et de science-fiction, son rythme pourra déplaire tant la place est données aux personnages, aux mécaniques et aux idées. Mais l’œuvre de Yumiko Shirai propose une identité et laisse curieux, tant on se questionne sur le devenir de cette histoire de soldates, condamnées par leurs aptitudes potentielles, dans un conflit voué à prendre de l'épaisseur.
   

Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

15.75 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
15.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs