Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 21 Janvier 2025
En automne 2024, à l'approche de Halloween, les éditions Mangetsu nous ont proposé de frissonner une nouvelle fois grâce à Junji Ito avec la publication de Tombes, un recueil qui est lui aussi issu de la collection "Junji Ito Masterpiece" au Japon. Sorti là-bas en février 2017 chez l'éditeur Asahi Shimbun, ce beau bébé de plus de 400 pages regroupe onze histoires courtes de longueur variable, qui furent initialement prépubliées entre juillet 1994 et septembre 1997 dans deux magazines shôjo différents: tandis que la première histoire est issue du feu Gekkan Halloween, les dix autres proviennent du Nemuki (souvent considéré, en quelque sorte, comme le successeur du Gekkan Halloween).
La deuxième moitié des années 1990 étant généralement considérée comme le premier âge d'or de la carrière du maître de l'angoisse, à la fois pour la créativité folle de ses histoires courtes, pour son aboutissement graphique et pour l'arrivée de son chef d'oeuvre Spirale (qui démarrera en 1998, donc très peu de temps après la dernière histoire du présent recueil), Tombes regroupe plusieurs récits qui, pour certains, ont certes déjà pu être découverts en France dans les deux tomes des Chefs d'oeuvre de Junji Ito ou dans certaines anciennes parutions des éditions Tonkam (comme "La Femme Limace" et "Le Tunnel" , qui offraient même leur titre à deux anthologies de Tonkam), mais contient surtout quelques-unes des histoires courtes les plus réputées de Junji Ito, à commencer par "Un rêve sans fin" que le mangaka lui-même considère (à juste titre) comme une des histoires préférées de sa carrière.
Une ville loin de tout où les habitants respectent scrupuleusement un surprenant rite funéraire. Une maison hantée réservant d'étonnantes surprises aux trois adolescentes venues la visiter. Une jeune fille qui se transforme petit à petit en autre chose. Une voisine flippante à la fenêtre d'en face. Une gigantesque et impensable créature marine non-identifiée venue s'échouer sur une plage. Une famille à la "lignée" surprenante. Un patient ayant le sentiment de faire des rêves interminables s'étirant sur plusieurs années. Un tunnel où beaucoup de personnes ont mystérieusement disparu ou péri. Des sculptures en bronze peu communes. Des sortes de graines semblant exprimer les idées noires les plus secrètes des gens. Et un village isolé, qui semble hors du temps et où les habitants ont le teint beaucoup trop blafard pour d'obscures raisons.
Tel est le pitch de base de ces onze histoires sur lesquelles nous allons éviter d'en dire beaucoup plus, tant certaines d'entre elles vont particulièrement chercher à surprendre au fil de leurs avancées allant toujours plus loin dans l'inimaginable. Et pour cela, Junji Ito se montre ici très talentueux à la fois pour ménager ses surprises et pour faire ressortir petit à petit l'étrangeté des situations, à l'image des stèles funéraires au milieu de la route qui suscitent immédiatement les interrogations dans la première histoire, ou des différentes étapes de transformation de la femme-limace.
Mais ce n'est pas tout. Non seulement, Ito se fait un plaisir de jouer sur des angoisses très variées, partant parfois de trois fois rien, et pouvant être tour à tour irrationnelles ou primaires: la mort, l'inconnu des profondeurs marines, l'idée d'avoir juste à côté de sa fenêtre de chambre un voisin pas du tout normal, de ne pas pouvoir se sortir de ses rêves/cauchemars ou de voir soudainement changer ses proches... sans oublier les différentes fois où l'effroi naît des humains eux-mêmes, de leurs faiblesses, de leurs obsessions et de leurs vices. Mais en plus, le mangaka maîtrise impeccablement son rendu visuel pour faire ressortir des formes de peur très différentes, allant de la simple étrangeté au cracra en passant par le macabre, le sanguinolent, le grotesque inquiétant, les élans lovecraftiens ou les pointes de body-horror.
Il y a en somme, dans Tombes, à la fois certains des récits les plus essentiels et inventifs de la carrière du maître, et une grande diversité n'empêchant jamais Ito de faire à chaque fois frissonner comme il se doit. L'ouvrage se pose comme une pierre angulaire de la carrière de l'auteur, est sans doute comme un de ses recueils les plus essentiels et représentatifs à ce jour.
Concernant l'édition française, pas de relâchement de la part de Mangetsu, avec une grande qualité dans la droite lignée des précédents ouvrages d'Ito. Surtout, signalons une préface cette fois-ci assez pertinente et intéressante puisqu'elle est signée Keiichiro Toyama (le créateur des jeux Silent Hill, rien que ça), et surtout une nouvelle analyse passionnante de Morolian, tant celle-ci est bien écrite, limpide et riche en décryptages et anecdotes de création.