Sensor - Actualité manga

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 09 Septembre 2021

Chronique 2 :

Annoncé en tout début d'année et réellement lancé au printemps, Mangetsu a d'ores et déjà su se tailler une jolie place dans le paysage français du manga, en passant aussi bien par des lancements de séries-fleuves comme Ao Ashi, que par la découverte d'artistes et de récits plus personnels comme les très bons mangas de Pump Sawae ou le one-shot artistique et historique Le Mandala de Feu. Mais la grosse sensation fut également créée par l'annonce du retour dans notre pays d'un grand maître qui fut un peu boudé pendant quelques années: Junji Itô, sans aucun doute le plus grand mangaka d'angoisse avec Kazuo Umezu, un auteur qui l'a d'ailleurs énormément influencé.

Pendant un peu plus d'une décennie, Junji Itô fut avant tout, en France, un auteur phare des éditions Tonkam (devenues Delcourt/Tonkam depuis). Depuis Spirale en 2003 jusqu'au Journal des chats en 2015, Tonkam s'attela à publier en langue française un bon paquet d'oeuvres d'Itô, que ce soit Tomie en 2004, Gyo en 2006, ou encore les différents recueils d'histoires courtes faisant partie de la Junji Itô Collection. Malheureusement, peut-être parce qu'une partie du lectorat n'était pas encore prêt, la plupart de ces publications n'ont connu qu'un succès d'estime en France à cette époque. Certes, cela n'a pas empêché Tonkam d'insister, allant même jusqu'à inviter Itô au FIBD d'Angoulême de 2015 en lui offrant dès lors une visibilité plus large. Hélas, c'est étrangement pile à cette période que Tonkam (sans doute pas aidé par la fusion en Delcourt/Tonkam en 2016) a eu tendance à oublier l'auteur, en s'endormant sur les droits de ses oeuvres. Et l'éditeur a eu beau avoir enfin eu un "sursaut d'orgueil" début 2021 avec la sortie de La déchéance d'un homme et les intégrales de Gyo et de Spirale, c'est donc désormais du côté de Mangetsu qu'il faudra essentiellement aller cherche notre dose de Junji Itô !

Pour ce faire, le jeune label manga de Bragelonne a décidé de ne pas lésiner sur les moyens, en créant une véritable collection Junji Itô, où chaque oeuvre du maître aura droit au même traitement en termes de format et de charte graphique, pour un rendu parfaitement uniforme en bibliothèques. La collection est vouée à proposer autant des oeuvres autrefois parues chez Tonkam que des récits d'Itô jamais sortis en France jusque-là. Fort logiquement, Mangetsu, pour le lancement de la collection en juillet dernier, a choisi de rééditer l'oeuvre qui est à la fois la plus emblématique d'Itô et la toute première série de sa carrière (lancée en 1987, alors qu'il ne se vouait pas encore à être mangaka à plein temps): Tomie, voyage d'une femme démoniaque aussi belle que vénéneuse, sorte de mal incarné poussant jusqu'à la folie et à la mort les hommes tombant sous son emprise. Et en ce mois de septembre, en guise de publication, Mangetsu a choisi de proposer un récit qui, à plus d'un égard, semblerait presque être une "réponse" à Tomie: Sensor, qui est contrairement à Tomie l'un des mangas les plus récents d'Itô, qui était totalement inédit dans notre langue, et qui met lui aussi en scène une femme aussi belle qu'insaisissable. Ce récit d'environ 230 pages se compose de sept chapitres dont un épilogue, et fut prépublié au Japon en 2018-2019 sur le site Nemuki+ d'Asahi Shimbun.

Dans Sensor, tout commence par l'égarement d'une femme dans la nature, à une époque qui semble éloignée de la nôtre de plusieurs décennies (on en apprendra plus là-dessus au fil du récit). Randonnant seule au pied du mont Sengoku, Kyôko Byakuya ne sait pas exactement pourquoi elle s'est rendue là. Simplement, elle s'est sentie comme appelée par les lieux... Dans le ciel, elle observe des envolées de filaments qui ressemblent à des cheveux de pélé, des filaments volcaniques d'autant plus étranges à trouver ici que le mont Sengoku n'est pas entré en éruption depuis longtemps. Puis, sur sa route, elle croise un homme bizarre qui, les yeux fermés, dit être en connexion avec le "très haut", connaît le nom de la jeune femme, et attendait précisément sa venue pour l'emmener jusqu'à son village, un hameau perdu dont les habitations sont entièrement recouvertes de filaments dorés. Elle découvre un lieu vouant un culte à l'ancien dieu Amagami, qui n'est pas étranger à l'accueil d'un missionnaire chrétien persécuté à l'époque du bakufu, et où les habitants sont certains que les filaments d'or leur permettent d'entrer en connexion avec l'univers tout entier, d'éveiller en profondeur leurs sens. Cette nuit-là, Kyôko va participer avec eux à une observation nocturne décisive: par sa présence, les filaments d'or voguant dans le ciel envahissent le firmament avant d'envelopper chacun des individus présents...
Une soixantaine d'années plus tard, le hameau n'existe plus, en ayant été terrassé par une éruption du mont Sengoku. Mais récemment, une nouvelle éruption a permis de découvrir une survivante pile sur les lieux où se trouvait le village. La jeune femme, amnésique et dotée d'une longue chevelure dorée hypnotisante, ressemble à s'y méprendre à Kyôko Byakuya... mais disparaît bien vite de la circulation. Environ un an plus tard, Wataru Tsuchiyado, un reporter lambda, retrouve par hasard sa trace en allant enquêter en forêt sur un étrange nuage noir. Il pense tenir là un scoop en ayant retrouvé l'insaisissable et mystérieuse femme, mais ne sait pas encore qu'il s'apprête à vivre, en la poursuivant, une succession d'événements aussi étranges que terrifiants, touchant toujours plus de monde...

Oeuvre récente dans la bibliographique trentenaire d'Itô, Sensor offre des chapitres qui, tour à tour, semblent condenser nombre des qualités et des influences d'Itô, quitte à ce que le récit paraisse parfois un brin décousu. Junji Itô avoue lui-même dans sa postface qu'au départ il pensait faire de l'oeuvre le récit du voyage de Kyôko Byakuya à travers les lieux et les époques, au gré de rencontres humaines qu'elle aurait sûrement observées ou sur qui elle aurait peut-être agi, dans la grande lignée de la série culte Orochi de Kazuo Umezu, une influence essentielle d'Itô (le côté "carnet de route" d'une femme "inhumaine" d'Orochi ayant aussi inspiré la création de Tomie, entre autres) qui paraît actuellement en France chez Le Lézard Noir. Mais Sensor a fini par dévier vers autre chose, la figure de Kyôko ayant fini par échapper un peu à l'auteur comme si elle agissait par elle-même.

Et cet "autre chose", il s'agit en premier lieu d'une succession d'événements étranges auxquels le reporter Wataru, en recherchant Kyôko, se frotte. A partir de là, on pourrait comparer un peu plus Sensor à une autre oeuvre majeure d'Itô, Spirale, dans la mesure où les deux récits fonctionnent sur un schéma assez proche, à savoir conter, autour de personnages récurrents, une succession de récits angoissants/étranges puisant leur source dans un élément commun tout à fait anodin (les spirales dans Spirale, et les filaments ainsi que les sens dans Sensor). Faire surgir l'angoisse à partir d'éléments tout à fait communs voire anodins étant précisément une autre marque de fabrique d'Itô (en particulier dans ses histoires courtes), le manga étant un spécialiste quand il s'agit de faire surgir l'inimaginable dans le normal afin de susciter les peurs les plus pures.

Les différents chapitres de "milieu" de série, plus ou moins indépendants (Kyôko et Wataru en sont les fils rouges), permettent à Itô de jouer sur des niveaux d'angoisse encore différents. Le mangaka est autant capable de susciter la crainte via d'autres éléments anodins (des miroirs de circulation par lesquels circulent des silhouettes inquiétantes) que de faire dans des élans plus crades/malsains "à la Gyo" (les insectes suicidaires au physique dérangeant, venant s'écraser sous les pieds des gens pour laisser place à des bouillies très déstabilisantes) ou d'offrir d'amples visions cauchemardesques (notamment quand il est questions des annales akashiques) dignes de Lovecraft, où l'homme se confronte à la grandeur de l'univers, du mystique, qui bien souvent lui échappe totalement.

Junji Itô semble parfois s'égarer dans son fil conducteur, et pourtant, au bout du compte, il parvient à retomber sur ses pattes dans les dernières dizaines de pages, en proposant bel et bien une conclusion qui relie tout, et en parvenant même à expliquer dans les grandes lignes la vérité sur les filaments et sur la façon dont Kyôko est devenue ce qu'elle est. Il serait d'ailleurs presque étonnant d'avoir autant d'éléments de réponse, dans la mesure où Junji Itô préfère généralement nous laisser dans un certain flou concernant les chutes de ses histoires. Néanmoins, une part d'ouverture reste bel et bien présente: qui sait, Kyôko Byakuya refera peut-être son apparition un jour.

Pour finir, on peut dire que publier Sensor juste après Tomie fait sens chez Mangetsu. On a déjà évoqué certains points communs entre les deux oeuvres, ainsi que le statut de première série d'Itô pour Tomie tandis que Sensor est l'un de ses plus récents travaux. Mais le parallèle est d'autant plus intéressant à faire entre ces deux femmes fascinantes que, là où Tomie captive par sa longue chevelure noire autant qu'elle effraie par le mal qu'elle incarne, Kyôko affiche une longue chevelure dorée plus lumineuse, chose loin d'être anodine puisque, au bout du récit, elle incarne une sorte de lumière face à la noirceur de l'univers, en totale opposition à Tomie donc.

Quant à l'édition française de Sensor, ayant personnellement fait l'impasse sur la nouvelle édition de Tomie puisque je possède déjà les précédentes éditions de Tonkam qui me suffisent très bien (le contenu des chapitres étant exactement le même en dehors d'une postface et d'une traduction revue), elle me permet de réellement découvrir le travail que compte faire Mangetsu sur la longueur pour la collection Junji Itô. Et en dehors d'un papier certes qualitatif (souplesse, permettant une bonne impression) mais un brin transparent, le résultat est des plus prometteurs ! La jaquette avec marquage doré, la couverture rigide, la reliure de qualité supérieure et le grand format offrent assurément un certain cachet au livre, qui est de ceux que l'on aimera beaucoup exposer dans sa bibliothèque. Côté traduction, Anaïs Koechlin livre un travail impeccable. Enfin, Mangetsu s'est également offert une brève postface du créateur de jeux vidéo Hideo Kojima (ce qui est quand même classe et n'est pas anodin puisque Kojima connaît Itô depuis longtemps), mais on sera bien plus intéressé par la postface de Junji Itô revenant suffisamment sur l'oeuvre, puis par les deux pages d'analyses de la dénommée Morolian, pointue dans les pistes de lecture fournie.


Chronique 1 :

Les éditions Mangetsu se sont lancées en grandes pompes avec quelques gros titres, difficile d'ignorer Ao Ashi, Chiruran et le retour du mastodonte Tetsuo Hara avec Keiji, et prochainement Sôten no Ken ainsi qu'Ikusa no Ko. Mais la grande vedette du jeune éditeur né du groupe Bragelonne, c'est l'acquisition de très nombreux titres de Junji Itô, anciens comme nouveaux, permettant d'enfin combler une lacune due à l'incapacité de Delcourt/Tonkam de répondre à une demande toujours plus forte, année après année, si bien qu'il semble que les rééditions de Spirale et Gyo aient été faites dans l'urgence alors que Mangetsu avait acquis une grosse partie de l’œuvre du maître de l'horreur.

Début juillet, le jeune éditeur a célébré l'arrivée de l'auteur dans son catalogue avec une belle intégrale de Tomie, l'une des œuvres les plus populaires du mangaka. Et tandis que la réédition de la collection des chefs d’œuvres de l'artiste approche, c'est un récit jeune et inédit qui nous parvient aujourd'hui : Sensor. Initialement prépublié dans le magazine Nemuki+ de l'éditeur Asahi Shinbunsha en 2018 sous le titre Muma ni Kikô (ou « Les voyages du cauchemar » en français), c'est finalement sous l'intitulé Sensor que l'oeuvre fut ensuite publiée en tome intégrale. En cette rentrée 2018, c'est cet inédit de Junji Itô, préfacé par Hideo Kojima en personne, que Mangetsu nous propose en guise de deuxième récit de sa collection.

Le Mont Sengoku est le lieu d'un étrange phénomène. Le volcan, calme depuis des décennies, secrète des filaments dorés, ce qui mena un groupe de fidèle à créer un village sur les hauteurs, voyant en ce fait une manifestation du Grand Amagami, installé là depuis qu'un chrétien européen a éte jeté dans le cratère de la montagne, il y a bien longtemps. Sans réelle motivation, la jeune Kyôko Byakuya se rend sur place pour assister au phénomène. Comme un signe du destin, le Mont Sengoku salue sa présence d'un événement qui chamboulera la destinée de Kyôko mais aussi celle d'un journaliste, Wataru Tsuchiyado.

Junji Itô est un artiste aux influences multiples en matière d'horreur, allant du mangaka Kazuo Umezu au romancier H.P. Lovecraft, ce qui a permis au maître de dépeindre l'effroi de différentes manières à travers ses œuvres. Après Tomie (en ce qui concerne la collection Mangetsu), proposer Sensor est un choix censé, d'une part pour contenter les fans qui possèdent déjà les éditions Tonkam de Junji Itô, mais aussi pour amener une autre facette de l'artiste. Car dans Sensor, il n'est plus question d'une entité façon fantôme typiquement japonais, mais d'une épouvante astrale qui rappellera les mythes lovecraftiens, et par conséquent les adaptations de Gô Tanabe concernant la bande-dessinée nippone. Sur sept chapitres, Junji Itô créer une aventure horrifique dans laquelle le journaliste Tsuchiyado cours après une Kyôko changée, devenue presque inhumaine suite aux événements du Mont Sengoku, développant peu à peu une mythologie qui dépasse les limites de la compréhensions humaines, et tout simplement le cadre de notre petite planète bleue. L'horreur vient d'au-delà les constellations, elle est imperceptible et sera ponctuellement représentée de manière aussi éblouissante qu'effroyable, ce grâce aux jeux graphiques du mangaka qui viendra représenter cette angoisse à la fois par ses représentations du cosmos mais ausis de manière plus classiquement monstrueuse, avec même de réels cliffhangers de littérature graphique qui aura de quoi faire sursauter en tournant certaines pages. Ainsi, Sensor amène une ambiance imperceptible, ce qui la rend angoissante à sa manière, ce en narrant une histoire centrée sur la persécution des chrétiens d'antan. L'ensemble, nébuleux au tout départ, va gagner en force et en solidité au fil des chapitres, si bien que la conclusion donnera l'envie de redécouvrir cette histoire glaçante sous un autre angle, maintenant que le lecteur aura quelques clés de compréhension avec lui.

Si Sensor arrive après la réédition de Tomie au sein de cette collection Junji Itô chez Mangetsu, ce n'est pas un hasard. Lire les deux œuvres en quasi simultanée est une expérience saisissante tant on peut rapprocher plusieurs similitudes et oppositions entre les deux œuvres, à commencer par une Kyôko qui est l'exact opposée de Tomie, de par sa nature, sa bonté ou ses cheveux d'or. En terme de récit, Sensor est aussi une œuvre qui va à contrecourant de l'histoire de la fille éternelle qui prolifère : Tout dans cette nouvelle histoire est relié par un fil rouge, et mettra ses personnages secondaires parfois au premier plan, là où Tomie interchangeait ses figures mineures pour se focaliser exclusivement sur le charme et la puissance terrifiante de la jeune femme. Mettre en parallèle les deux œuvres n'a donc rien de très étonnant, leur découverte rapprochée a du sens, ce qui n'empêche pas de profiter de Sensor pour ses qualités propres, celles que nous avons évoquées. Et s'il y a bien un dernier argument à souligner, digne de l'auteur, c'est sa capacité à renouveler chacun des chapitres de cet opus puisque les premiers créent leur propre scénario horrifique, avant que tout se rejoigne via un final aussi intense qu'époustoufflant, aussi angoissant que fantasmagorique par moments.

Et de nouveau, on appréciera le soin apporté à l'édition. La fabrication reste exemplaire, grâce à une couverture rigide dont la jaquette profite d'une dorure à chaud qui a du sens, ou à un papier fin mais de qualité. Outre la préface de Hideo Kojima, très appréciable, les dernières pages proposent une petite analyse du récit mais aussi une postface de Junji Itô qui revient en quelques lignes sur la parution de Sensor, et sa création, tout en indiquant ne pas s’interdire de revenir sur cette histoire ultérieurement. Anaïs Koechlin est à l’œuvre sur la traduction et nous propose un texte efficace, qui sait cerner les ambiances instaurées par le maître du manga d'effroi et d'épouvante.
  

Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

16 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
16.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs