Saltiness Vol.1 - Actualité manga
Saltiness Vol.1 - Manga

Saltiness Vol.1 : Critiques

Saltiness

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 12 Avril 2018

Jusqu'à présent inédit en France (peut-être à cause de son ton et de ses dessins pas toujours évidents à appréhender), Minoru Furuya est pourtant considéré comme un mangaka très important dans son genre, et fait partie des fers de lance d'une génération d'auteur ayant placé dans leurs thèmes phares les égarements de la jeunesse et la difficulté de trouver sa place en société, le tout avec souvent beaucoup de cynisme. Revendiquant l'influence de Minetarô Mochizuki, et ayant lui-même marqué des auteurs de la nouvelle génération comme Inio Asano ou Shûzô Oshimi, il a rencontré au Japon un important succès dès sa première série longue, lancée en 1993: Ping Pong Club (Ike! Inachuu Takkyuubu), un hit lui ayant valu de connaître une adaptation animée et de remporter en 1993 le Prix Kodansha. Depuis, il est quasi continuellement publié chez cet éditeur, presque toujours dans le Young Magazine (seule sa dernière série en date, Gerekushisu, a été publiée dans un autre magazine, l'Evening), et a connu bien d'autres succès. Entre autres, son manga Himizu a inspiré au génial Sion Sono un film. Au fil du temps, l'artiste, tout en conservant ses caractéristiques, a su peaufiner son style et ses thématiques, atténuant le ton plus comique de ses premières oeuvres pour gagner en maturité.


Un auteur si important, faisant partie des figures de proue de son magazine de prépublication au Japon, il était clairement dommage qu'il reste si longtemps inédit chez nous. Heureusement, ce sont une nouvelle fois les éditions Akata qui surprennent en bien en osant enfin sortir du Furuya en France, et qui plus est avec une réelle envie de le mettre en avant, puisque l'éditeur a d'ores et déjà annoncé avoir acquis plusieurs autres manga de l'auteur qui sortiront dans notre langue dans les prochaines années !


Pour démarrer ces belles ambitions, Akata a choisi de publier en premier une série en 4 tomes qui paraît bonne pour se familiariser avec l'auteur, dans la mesure où elle est sans doute parmi les plus accessibles, et est assez représentative de ses thèmes et de son ton. Publié en 2012-2013, Saltiness narre les aventures d'un inadapté, loser, persuadé d'être hyper cool et intelligent, et qui va devoir se "remettre en cause" pour le bonheur de sa soeur adorée et tenter de trouver sa place dans la société.


Car Takehiko Nakamaru, 31 ans, est ce qu'on pourrait être tenté d'appeler un marginal complet, n'ayant pas les pieds sur terre. Voici déjà 17 ans qu'il a choisi de s'éloigner des considérations de la société pour se forger son propre "monde", et il s'est ainsi coupé de tout ami, se fiche de tout sauf de ce qu'il considère comme important... soit uniquement des choses qui n'intéressent que lui, tant elles peuvent paraître tordues. Il se lance des défis étranges, suit des entraînements bizarres (comme rester enterré 3 mois... enfin, c'est ce qu'il dit), se pose une multitude d'interrogations qu'il juge importantes, mais que personne d'autre ne se pose... bref, il a des considérations qui n'appartiennent qu'à lui, et, en bon "hipster" (du moins le croit-il sûrement), pose sur le monde entier un regard finalement assez dédaigneux et hautain, en étant persuadé d'être au-dessus de la masse. Résultat: voilà 17 ans qu'en réalité, Takehiko n'en branle pas une, et qu'il vit complètement aux crochets de son grand-père sans se remettre en question.


Enfin, il y a bien une personne qu'il adore plus que tout et dont il souhaite à tout prix le bonheur: sa petite soeur Aï, 28 ans, jeune prof toujours célibataire. Mais un jour, son grand-père lui met dans la face que s'il reste ainsi chez eux sans rien faire, complètement dépendant et en suscitant l'inquiétude de sa frangine adorée, celle-ci ne pourra jamais se marier et être heureuse. Pour Takehiko, c'est le choc. Et sans rien dire, il décide alors de partir jusqu'à Tôkyô, pour changer, "tuer le monstre" qui est en lui, tenter de devenir plus indépendant pour vivre en société. Mais changer risque d'être plus délicat que prévu...


Saltiness est le portrait d'un homme qui, avec sa dégaine négligée, son je-m'en-foutisme face à la société, son manque de considération envers les autres, et ses lubies très personnelles, ne manque pas d'interpeller le lecteur en le faisant lui-même passer par nombre de questionnements. Ce personnage principal, antihéros particulièrement inadapté, nous apparaît tantôt antipathique et agaçant dans certains de ses comportements, tantôt amusant ou ridicule dans les choses qui le turlupinent le plus, tantôt assez touchant dans son désir d'essayer de changer pour le bonheur de sa soeur. Le bonhomme est un peu un OVNI à lui tout seul, et Furuya nous invite volontiers à le suivre de très, très près dans ses pérégrinations parfois ubuesques, en présentant nombre de ses interrogations, de ses centres d'intérêt insolites, de ses plans douteux pour essayer de changer... y compris sur le plan visuel où le mangaka se permet régulièrement des petites originalités, mais surtout au niveau des dialogues qui sont souvent bien ciselés, en pouvant être très décalés, voire "illogiques" (la logique de Takehiko n'appartenant qu'à lui, et le génie de l'auteur étant de parvenir souvent à nous faire "comprendre" cette logique, ou en tout cas les raisonnements improbables qui l'amène), ou encore très grossiers sans pour autant tomber dans la vulgarité. Profitons-en donc pour signaler tout de suite la traduction assez géniale d'Anaïs Koechlin de Black Studio !


Mais quand on a passé 17 ans à "penser le monde" à sa manière sans jamais plus se confronter ou même s'intéresser au monde lui-même et à autrui, difficile de réellement changer en un rien de temps, et ce premier tome se fait un plaisir de nous le montrer ! Car il a beau se faire un petit road trip jusqu'à Tokyo, Takehiko laisse d'abord de côté les considérations de base comme l'argent (bah oui, il n'a rien foutu pendant 17 ans, vivait en dépendant totalement de son grand-père, donc n'a jamais prêté attention à ça), la nourriture (il finira bien par se rendre compte qu'il a faim), le logement... alors quand il a besoin de tout ça, forcément, il retourne vite dans sa tendance à exploiter les autres. Et ça tombe bien puisque ses deux premières rencontres, un néo-chômeur qui n'a nulle part où aller et un étudiant qui n'a pas de sou, mais a un studio, semblent être de parfaites "têtes de Turc" qu'il ne va pas manquer d'embringuer dans ses affaires, pour le pire et... le pire.


Loin de s'intégrer "comme il faut" en société pour l'instant, Takehiko continue surtout d'élargir son champ d'expériences et de connaissances avec des choses sans intérêt, et de s'enfoncer régulièrement dans sa vision étrange du monde, en profitant des faiblesses de ses deux premières rencontres de façon mine de rien assez poussée, en les faisant chanter sous couvert de détenir la vérité (enfin, "sa" vérité), en s'érigeant presque comme un gourou face auquel l'étudiant marche et le chômeur le prend pour un cinglé... Takehiko a alors quelque chose d'à la fois captivant et pathétique, il peut apparaître méprisable, et en même temps il est impossible de vraiment le détester, et tout ceci sert à merveille un ton très cynique assez délicieux !


Et pourtant, au-delà de ça, de ce parcours peu commun et de ce cynisme, il y a bel et bien dans cette lecture tout un propos, qui questionne pas mal sur la place de chacun dans la société, sur la difficulté ou le refus de se fondre dans la masse... Rien que les premières rencontres faites par Takehiko (un homme venant d'être mis au chômage et n'ayant plus de maison, un étudiant peinant à joindre les deux bouts pour certaines raisons, son patron profitant de lui pour satisfaire son vice peu glorieux, un vieillard adepte des complots...) sont autant de portraits truculents de personnes se retrouvant marginalisées par une société qui ne fait pas de cadeau à ceux qui ne rentrent pas dans son moule. Les problèmes de chômage, de pauvreté, de contraintes financières des études, de mise à l'écart, de misère sociale, sont bel et bien là et, au-delà de l'humour cynique et de l'aspect décalé, tendent à créer aussi un certain malaise qui prête à réfléchir. Et à travers Takehiko, Furuya, comme Minetarô Mochizuki dans Tokyo Kaido ou Shûzô Oshimi dans Les Fleurs du Mal ou Happiness, tend à interroger sur place dans notre monde de ceux qui sont vus comme "anormaux".


Visuellement, en 20 ans de carrière Minoru Furuya a eu le temps de peaufiner son style comme il se doit, et c'est tout simplement très maîtrisé. Au-delà des quelques petits délires graphiques qui sont généralement des représentations de la "vision des choses" de Takehiko, et de régulières expressions volontairement un peu exagérées/excessives, le dessinateur développe quelque chose de réaliste, que ce soit dans les décors omniprésents ou dans les physiques. On ressent parfois quelques influences, notamment de Minetarô Mochizuki (certains visages de profil, le coup des points de Pustule-man qui a un petit côté Dragon Head...). Et on est pleinement immergé par une "caméra" qui reste toujours à hauteur d'homme ou en très légère contreplongée: on n'a jamais de vue de dessus, sauf quand un personnage est placé plus haut que l'autre (par exemple si le 1er est debout et le 2ème assis), et où la "caméra" peut alors venir se placer près de l'épaule du plus haut pour nous montrer les choses de son point de vue. En somme, la mise en scène reste très proche du sol, "terre à terre", comme pour mieux nous plonger au plus près des personnages et de leurs égarements.


En plus de la traduction dont on a déjà parlé, le reste de l'édition est excellent. Le papier est bien épais tout en restant souple, l'impression est très bonne, les choix de police sont très soignés et contribuent beaucoup à l'immersion et à l'efficacité du ton des personnages quand ils s'expriment, le travail sur les onomatopées (traduites et remplacée, comme toujours chez Akata) est convaincant et ne dénature pas les visuels. On notera que pour l'ensemble des 4 tomes, les jaquettes japonaises, très personnelles, un peu psyché, très intéressantes, mais n'étant pas forcément hyper représentatives (sauf pour souligner la "vision du monde" de Takehiko, peut-être) ni très vendeuses, seront remplacées (très logiquement) par des jaquettes plus sobres, un peu moins "WTF?!" pour le coup, élaborées par Martin Berberian de Black Studio. Concrètement, le rendu est très soigné, avec notamment un joli vernis sélectif présent aussi sur le dos, et on a quand même en quatrième de couverture un exemple des petits trips visuels que peut offrir Minoru Furuya, histoire de donner un peu plus le ton. Le seul petit regret, finalement, est de ne retrouver nulle part ailleurs dans le tome les originales illustrations couleur des jaquettes japonaises, hormis en noir et blanc de façon tronquée en toute première page.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs