Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 11 Mars 2024
Continuant doucement mais sûrement de se développer, au gré de certains choix de licences vraiment intéressants (à l'image de Comme une famille, lancé en France en janvier dernier), les éditions Shiba frappent fort en ce mois de mars en relançant dans notre pays un auteur culte mais qui était absent dans notre pays depuis quelques années: Akio Tanaka, artiste célèbre dans le monde entier pour Coq de Combat, mais à qui l'on doit aussi le sympathique récit de plongée Glaucos, et qui n'avait pas eu de chance avec Tokyo River's Edge, une tranche de vie scénarisée par feu Yuho Hijikata (l'un de nombreux pseudonymes du scénariste d'Old Boy, entre autres), qui jouait sur des ambiances très diverses, qui était bien différentes des précédentes oeuvres du dessinateur et qui, faute de succès, fut stoppée en France par son éditeur (le maudit Delcourt, encore lui) en 2015 après seulement 5 tomes sur 11. C'est précisément dans ce même registre de tranche de vie que joue River End Café, série en 9 volumes qui fut prépubliée au Japon entre la toute fin d'année 2017 et 2021 dans le magazine Manga Action des éditions Futabasha.
C'est justement vers fin 2017/début 2018 que débute cette histoire centrée sur Saki Irie, une lycéenne en classe de première qui a pour particularité de vivre à Ishinomaki, ville côtière du nord-est du Japon, faisant partie des plus durement touchées par le séisme et le tsunami de mars 2011. Depuis, la ville et ses habitants tâchent de se reconstruire, mais il va de soi que tout ne peut pas redevenir comme avant en seulement quelques années, qu'il y a eu énormément de pertes matérielles et surtout humaines, et que les souvenirs sont toujours là en hantant parfois silencieusement les lieux et les gens. Peut-être est-ce aussi le cas pour notre héroïne, comme le laisse soigneusement deviner Akio Tanaka dans une narration subtile, tout en non-dits, et où seuls quelques indices laissent deviner la possible situation de la jeune fille. Pourquoi ne la voit-on jamais rentrer chez elle et ne voit-on jamais ses parents ? On a peur de le deviner. Pourquoi s'évanouit-elle soudain sur un pont en ayant des sortes de flashs en tête ? Sans doute un trouble de stress post-traumatique. Et comme si ça ne suffisait pas, à cause d'une parole malheureuse qu'elle a eu, quelques années auparavant, quand tout le monde cherchait à s'unir pour la reconstruction, elle subit depuis longtemps des brimades quotidiennes à l'école, si bien qu'elle semble en décrochage scolaire et qu'elle compte les jours jusqu'à la fin du lycée.
On le sent petit à petit: Saki est perdue, ne trouve sa place nulle part. Du moins, jusqu'à ce qu'un soir des vacances d'été place sur sa route un bien étrange homme, qui la protège face à des harceleurs, qui apparaît aussi costaud que rustre dans ses propos, et qui est en train de finaliser, près de la mer, un café qu'il semble avoir bâti de ses propres mains, au milieu de nulle part, là où tous les autres bâtiments ne sont plus. A priori, ce gaillard hirsute et un peu brut de décoffrage n'a rien en commun avec une adolescente chétive comme Saki. Et pourtant, le River End Café, son propriétaire et les étranges camarades de celui-ci pourraient bien, peu à peu, transformer son morose quotidien.
River End Café fait donc partie de ces oeuvres s'appuyant sur la catastrophe de mars 2011, et ce n'est donc sans doute pas pour rien que les éditions Shiba ont choisi de la lancer en France en mars. Mais Akio Tanaka a une manière bien à lui d'aborder la chose, ne serait-ce que parce que la ville d'Ishinomaki, si touchée par la tragédie, est celle où il est né et a grandi. Dès lors, on devine le désir du mangaka de rendre hommage à sa ville, en mettant en image de façon photoréaliste et précise différents recoins tantôt banals tantôt plus beaux (et où Tanaka a sans doute lui-même passé du temps), parfois encore désolés quelques années après la catastrophe, ou alors dégageant une atmosphère toute particulière, presque paisible et contemplative. Ajoutons à cela l'évocation de quelques légendes et de certaines célébrités locales d'autrefois, et on obtient une forme d'hommage qui demandera peut-être un temps d'adaptation au départ, mais qui est belle, qui laisse peu à peu son atmosphère nous imprégner, et qui rappelle finalement pas mal ce qui avait déjà été fait sur Tokyo River's Edge, série conçue juste avant celle-ci et dans laquelle les auteurs nous invitaient à redécouvrir la capitale nippone sur une tonalité assez similaire.
Et puisque l'on parle de tonalité similaire, l'autre point commun avec Tokyo River's Edge vient assurément des gros changements d'ambiance qu'offre Tanaka: le mangaka entremêle des choses très différentes, allant de la simple tranche de vie un peu contemplative à l'humour en passant par le drame humain, quitte à même nous laisser sur des dernières pages teintées de surnaturel voire d'horrifique. Cela peut décontenancer au départ, d'autant plus que les premiers personnages venant graviter autour de Saki sont souvent un peu perchés: le patron de café un peu rustre et légèrement extravagant derrière son allure intimidante, le vieux Shige et ses lubies, la "frangine" diseuse de bonne aventure qui ressemble à une arnaqueuse et qui a autrefois commis un meurtre, Ryôta le lycéen beau gosse mais qui semble adepte de légendes urbaines... sans oublier Kotarô le chien "moche", véritable mascotte que l'on adorera observer par moments ! Autant de personnages qui ont tous leurs particularités physique bien marqués et très travaillées visuellement (les rides de Shige, la coiffure de la "frangine"). Mais au bout d'un moment, la sauce prend vraiment. Non seulement parce qu'on sent bien que ces allumés, ces marginaux finalement attachants, ont tous perdu des choses ou des gens, les cherchent encore parfois, en révélant un côté assez humain derrière leurs aspects parfois peu recommandables. Mais aussi parce que Saki, mine de rien, semble petit à petit trouver sa place dans tout ça, esquissant même un sourire au lycée pour la première fois depuis très longtemps en repensant à certaines de leurs frasques, et en finissant par retourner en direction du River End Café par elle-même.
A l'arrivée, il y a alors vraiment de très bonnes choses qui s'installent dans ce premier volume. Derrière les tonalités différentes qui s'entremêlent et des éléments un peu "WTF", il y a un charme assez unique qui se met en place et qui joue autant sur une belle forme d'hommage à la ville de naissance du mangaka que sur l'après-2011 et sur le regard posé sur ces personnages tantôt extravagants tantôt perdus, le tout via des visuels souvent superbes et une narration assez subtile dans ses non-dits qui en disent long. En somme, une très jolie entrée en matière, qui nous promet surtout le meilleur pour la suite.
Côté éditions, les éditions Shiba ont décidé de chouchouter cette oeuvre qui est annoncée comme leur gros enjeu de 2024. Et ça, on le voit dès le choix de proposer, parallèlement à l'édition standard et pour un prix similaire, une édition limitée affichant une jaquette exclusive et rehaussée d'un joli marquage doré métallisé sur le logo-titre. L'intérieur, lui, offre une première page en couleurs sur papier glacé, une qualité d'impression très convaincante sur un papier à la fois souple, bien blanc et assez opaque, un lettrage très appliqué de la part de Nicolas Willame, et une traduction vraiment bien dans le ton signée Marina Bonzi, celle-ci s'appliquant à offrir un parler très naturel et adapté à chacun des personnages.