Errance - Actualité manga

Errance : Critiques

Reiraku

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 15 Mars 2019

A l'époque où il n'était encore qu'un jeune dessinateur sans succès, Kaoru Fukuzawa sortait avec une fille de son université, d'un an sa cadette, et aux yeux de chat. Les yeux d'un chat errant, qui serait mal nourri, réservé, sans se dévoiler réellement aux autres. Elle fut la première personne à le complimenter sur ses mangas, et pourtant elle disait refuser de cherche à trop en savoir sur lui, et c'est pour ça qu'elle n'a jamais lu d'autres de ses mangas. Kaoru ne comprenait pas. Et ne la comprenait pas. Elle qui disait qu'il était si obnubilé par les mangas, en ne pensant constamment qu'à ça, qu'il ne voyait aucunement la vraie elle, celle qu'elle était en réalité. Elle qui affirmait vouloir parfois simplement avoir une vie de couple ordinaire, chose qui semblait impossible avec lui. Elle a fini par le quitter, sans qu'il ne comprenne exactement ce qu'elle voulait lui dire.
Plus de dix ans plus tard, Kaoru a désormais la trentaine bien mûrie, approche doucement de la quarantaine. Il s'est marié avec Nozomi, une éditrice tout aussi occupée que lui, et ils mènent ensemble une vie qui n'a de couple que le nom puisque tous deux ne pensent qu'au travail. Ce travail, Kaoru l'a précieusement acquis: à force de se donner à fond, il a signé un manga ayant rencontré un franc succès, et il vient tout juste d'y mettre un terme avec les félicitations qui lui sont dues. C'est bien. Et maintenant ?
Maintenant, le doute et l'incertitude se sont emparés de lui. Sur le plan personnel, il attend que Nozomi, avec qui ça ne colle plus, signe les papiers du divorce, et pendant ce temps il préfère plutôt passer du temps avec de jeunes femmes vendant leur corps. Sur le plan professionnel, son petit succès l'a rincé. Il ne sait pas ce qu'il a désormais envie de dessiner, si bien qu'il ne dessine plus rien et ferme son atelier en mettant à la porte ses deux assistants dont l'une, Nao, à un tournant de sa jeune carrière d'autrice, en ressort avec un certain ressentiment. Il n'éprouve que du dédain pour les mangas populaires sans âme, déclare même à qui veut bien l'entendre qu'il n'aime pas les mangas. Où donc toutes ces années d'efforts pour percer dans le manga l'ont-elles réellement amené ?
Kaoru est complètement désabusé dans son travail d'auteur, et l'heure est peut-être venue qu'il fasse un gros point sur lui-même. En parvenant peut-être, au bout d'une remise en question, à comprendre ce que voulait dire la fille aux yeux de chat qui l'a quittée plus de dix ans auparavant...

Entre Le quartier de la Lumière, le chef d'oeuvre Solanin qui connaît une belle réédition intégrale en ce mois de mars, sa série emblématique Bonne nuit Punpun, l'immensément riche et actuel Dead Dead Demon's Dededede Destruction et bien d'autres récits, Inio Asano est devenu un auteur incontournable du catalogue des éditions Kana, et l'un des plus brillants portraitistes de la jeunesse et de la société japonaise actuelles, le tout dans un constant renouvellement artistique. Mais tout auteur peut avoir ses moments d'incertitude et de remise en question, et ça semble bien être le propos d'Errance, son nouveau one-shot paraissant chez Kana. De son nom original Reiraku, ce récit en 8 chapitres fut prépublié en 2017 dans le magazine Big Comic Superior des éditions Shôgakukan avant d'être compilé en un unique volume broché de plus de 240 pages. Et à travers celui-ci, Asano semble bien distiller des interrogations qui l'ont lui-même marqué à une certaine étape importante de sa carrière, lui qui était lui-même dans la trentaine bien mûrie et auréolé d'un certain succès. Pour s'en convaincre, il suffit devoir le design de son personnage principal, qui lui ressemble pas mal, surtout dans les moments où on voit Kaoru jeune, doté de la même blondeur de cheveux que celle qu'Asano s'est faite.

Dans Errance, le lecteur est donc invité à suivre toute la période de doute, d'incertitude, de remise en question d'un mangaka entre deux oeuvres, pendant une longue période où elle n'arrivera plus à dessiner quoi que ce soit. D'emblée, on découvre un Kaoru désabusé, blasé, inamical, posant sur le milieu où il travaille un regard désormais dédaigneux. Il pose un regard cynique sur son soi-disant succès alors qu'il se voit comme un auteur fini, mais aussi sur sa maison d'édition qui court sans doute déjà après le nouvel auteur à succès, sur les mangas de ses congénères qu'il trouve souvent miteux, sur les réseaux sociaux où ses fans et followers l'oublieront sans doute très vite, sur les journalistes et autres intervieweurs qui selon lui ne cherchent même pas à comprendre réellement ses oeuvres... Le jeune homme qui vouait tant sa vie aux mangas semble ne plus du tout exister et, pire, se nier, puisqu'il dit désormais clairement qu'il n'aime pas les mangas.

Dans ce contexte, Inio Asano livre alors le portrait d'un homme qui, quelque part, est profondément sombre, pesant. Au fil des pages, Kaoru balade sa silhouette fatiguée et son visage désabusé entre observations pleines d'amertume, moments de vie pas folichons où il jongle entre report de son nouveau manga, coucheries avec des jeunes femmes, attente de divorce avec Nozomi et surtout quête d'un semblant de liberté pour laquelle il semble s'être enfermé dans son atelier pendant 10 ans. A quoi rime tout ceci ? Pourquoi a-t-il fait tout ça ? Tout au long du tome, l'homme que l'on découvre apparaît négatif, sombre, dur dans son genre... mais aussi très humain dans toute la négativité qu'il montre, dans un mélange tantôt touchant tantôt antipathique, mais toujours réaliste dans la peinture profonde qu'en fait Asano. Kaoru peut apparaître tour à tour prétentieux et égoïste (par exemple, dans les quelques altercations qu'il a avec Nao, envers qui il a parfois des mots durs et un comportement je m'en foutiste), il semble difficilement se remettre en question et faire le point, car lui-même n'a aucune idée de ce qu'il est et de ce qu'il veut exactement. Et à travers ce personnage, Inio Asano ne manque pas d'interroger sur nombre de choses: ce que l'on veut faire de sa vie, la notion complexe "vivre libre" ou de se sentir libre, la difficulté de savoir qui on est... La crise existentielle est là, et le mangaka la dépeint avec une puissance inouïe.

Alors, Kaoru arrivera-t-il à faire le point sur lui-même et sur son travail d'auteur afin d'avancer à nouveau ? Un début de réponse risque bien d'apparaître à travers un autre personnage: "Chifuyu", étudiante vendant son corps et qu'il va voir plusieurs fois. Une jeune femme qui, comme son ex d'il y a plus de dix ans, a des yeux félins. Est-ce pour ça qu'il va tant sembler compter sur elle, au point de vouloir la voir régulièrement, de se serrer contre elle comme pour chercher une forme de réconfort, de s'inquiéter quand elle doit arrêter temporairement de se vendre, de demander à la suivre jusque dans sa ville natale ? Sans trop en dire, Asano laisse comprendre que "Chifuyu" rappelle peut-être des choses du passé à Kaoru, de ce passé où il n'a jamais su bien comprendre les mots de son ex. Mais "Chifuyu" a beau avoir elle aussi des "yeux de chat", il ne sont pas comme ceux de chat errant de son ex. Non, il s'agirait plutôt de ceux d'un chat libre, espiègle voire même expansif, ne s'embarrassant pas de trop de choses et se faisant très bien à son mode de vie. "Chifuyu" pourrait donc être un peu le déclic pour que Kaoru comprenne certaines choses, notamment ce que son ex voulait lui dire autrefois sur ses aspects les plus négatifs. Et l'ouvrage peut ainsi se refermer sur un Kaoru changé... ou non ? La conclusion est habile, nuancée, laissant deviner un changement tout en conservant une part un peu plus pesante, mais poussant dans tous les cas Kaoru à remettre en question bien des choses sur lui et sur la vision de son travail d'auteur, ne serait-ce qu'à travers "Akari", une fan pure et dure qui le suit depuis toujours sur les réseaux sociaux et dont il a souvent soutenu l'existence sans en avoir conscience. Il s'agit bien là de l'une des possibilité merveilleuses du travail d'auteur.

Visuellement, Asano brille à nouveau, car tout en conservant une patte immédiatement reconnaissable, il arrive encore à se renouveler sur le plan artistique. On retrouve bien sûr ses décors ultra réalistes omniprésent, basés sur des photos bien retravaillés, et plusieurs de ses gimmicks reconnaissables dans le design des personnages. Mais ici, comme pour appuyer encore plus le ton mature, profond et existentiel de son récit, il pousse à un niveau de réalisme souvent plus fort les têtes, les gestes, les mouvements du corps... Une mention spéciale doit être donnée à la gestion hallucinante des ombres, que ce soit dans les décors, sur les vêtement et les corps, et surtout sur les visages ou les cous qui sont d'une précision et d'une nuance assez bluffantes.

Avec Errance, Inio Asano livre donc une nouvelle pépite, un portrait sans doute très personnel d'un auteur face à son travail et à sa vie, qui brille autant dans ses visuels que dans sa profondeur, sa noirceur et son réalisme, et où l'on plonge entièrement dans la psyché du personnage principal.

L'édition française est excellente. La jaquette, le papier et l'impression sont d'excellente qualité, la traduction de Thibaud Desbief retranscrit en profondeur tout le propos... On appréciera également la présence des 6 premières pages en couleur sur papier glacé.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
18 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs