Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 06 Juin 2013
Critique 1
On ne présente plus Junji Ito, auteur emblématique des éditions Tonkam connu pour être le maître de l'horreur. Après plusieurs ouvrages composés d'histoires courtes, le mangaka revient avec Le mort amoureux, un one shot constitué d'un seul récit s'étalant sur 4 chapitres, publié au Japon de mai à novembre 1996. La peur est-elle au rendez-vous ? Vous le saurez en lisant les lignes qui suivent !
Notre récit prend place à Nazumi, une ville de province japonaise qui voit le retour de Ryusuke, un adolescent qui avait autrefois quitté cette ville suite à un déménagement. Il y retourne aujourd'hui et se rend compte que peu de choses ont changé : ses camarades de classe ont grandi mais sont toujours là, et un épais brouillard recouvre encore, telle une chape de plomb, les ruelles de la ville.
Enfin, un phénomène que semble craindre notre héros est toujours à la mode : il s'agit des divinations de rue. Concrètement, cela consiste à poser une question au premier passant venu et de considérer sa réponse comme une prédiction ou un conseil à suivre. Le problème, c'est que certaines personnes, et plus particulièrement des lycéennes, vont prendre au pied de la lettre les réponses formulées par un énigmatique garçon vêtu de noir et iront jusqu'à se suicider, créant par la même un climat angoissant dans toute la ville. Pire encore, on apprendra très rapidement que ce beau garçon est peut-être un fantôme, et qu'il est mystérieusement lié à notre héros. Ce dernier, aidé d'une camarade de classe, va alors tenter de lever le voile à ce sujet et va mener son enquête...
Sans être terrifiant comme a pu l'être Gyo, ce récit de Junji Ito va très rapidement installer un climat d'angoisse, et notamment grâce à la ville de Nazumi. Sombre et brumeuse, la bourgade est constamment noyée sous un épais brouillard inquiétant, et ses rues, comme on peut le voir en lisant le titre, sont souvent désertes et étroites, participant ainsi à ce climat oppressant.
On peut également évoquer la présence des fantômes. Même si le récit n'est pas avare en planches effrayantes où l'on voit des morts défigurés en gros plan, l'auteur se plait à les introduire via des séquences où la peur va monter crescendo. Partant d'une tension presque doucereuse lorsqu'il met en scène un spectre, Junji ito va au fil de sa séquence instaurer une tension plus brutale pour terminer sur un climax bien choquant où il laisse exploser tout son talent graphique. A mille lieux de ses récits les plus anciens, le style de Junji ito est ici très abouti. Les visages sont expressifs et les arrière plans détaillés. Et quand l'auteur allège son trait, c'est bien souvent pour installer une ambiance pesante, et non pas par paresse.
La narration est de qualité et s'éloigne beaucoup du dernier récit complet de l'auteur publié en France, à savoir Black Paradox. Ici pas de petites ellipses qui nuisent à notre lecture, la narration est linéaire et claire, et c'est tant mieux !
En définitive, Le mort amoureux; sans rentrer dans le panthéon des œuvres d'Ito; est un récit plutôt efficace. On ne ressort pas terrifié de notre lecture, mais force est de constater qu'en quatre chapitres l'auteur a su créer une ambiance angoissante, moite et pesante.
Au niveau de l'édition, on saluera le travail de Tonkam sur la couverture qui bénéficie d'un joli relief. Par contre, l'encre a tendance à couler même si le papier est de qualité. On regrettera enfin la présence de quelques coquilles.
Critique 2
Après une longue absence, Ryusuke revient dans sa ville natale, et cela ne l'enchante pas, car même s'il y retrouve son amie d'enfance et premier amour Midori, il garde surtout en mémoire une contrée quasiment toujours plongée dans le brouillard, où il a peur de voir ressurgir un souvenir d'enfance morbide et tragique.
Et ses craintes sont rapidement justifiées, quand il voit revenir en force une mode qui existait des années auparavant : les divinations de rue, où les gens attendent au coin des rues pour demander au premier passant venu des prédictions sur leur avenir amoureux. Déjà étrange à la base, cette pratique devient dangereuse lorsqu'apparaît dans les rues brumeuses de la ville un étrange jeune homme incroyablement beau, dont les prédictions toujours négatives poussent de plus en plus de personnes dans une folie suicidaire...
Plutôt habitué aux histoires courtes, Junji Ito nous livre avec Le Mort Amoureux l'un de ces quelques longs récits qu'on lui connaît, pour un titre qui vient donc s'inscrire aux côtés d'un Rémina, d'un Black Paradox ou même d'un Spirale. Et si l'on connaît les inégalités des récits longs de l'auteur, Le Mort Amoureux s'affiche assez facilement comme un titre maîtrisé dans ce genre.
En guise de récit long, Ito nous offre ici une succession de quatre chapitres où différentes petites histoires dans la grande viennent petit à petit accentuer les malheurs et le malaise de Ryusuke face à ces prédictions de mauvais augure et ce qu'elles entraînent : suicides de plus en plus nombreux, personnes qui en stalkent littéralement d'autres pour avoir des prédictions, apparitions fantomatiques dans les rues brumeuses... Tout naturellement, la tension monte donc, en insistant toujours plus sur la folie ambiante d'une population de plus en plus obsédée par les prédictions, ainsi que sur les mystères liés au passé de Ryusuke et à l'identité de ce mystérieux beau garçon aux prédictions fatalistes qui semble à l'origine de tout. Du côté de ces mystères, il n'y a pas de grandes surprises : le passé de Ryusuke est rapidement révélé, et c'est alors le beau garçon aux prédictions qui entretient le mystère tout au long du récit. Un mystère évidemment en lien avec notre héros, qui offre bien quelques petits rebondissements mais qui au final ne comporte pas vraiment de surprise, mais le principal intérêt de l'oeuvre n'est finalement pas là, mais dans le concept des prédictions.
En effet, sur cette simple idée des prédictions de rue, Junji Ito parvient à faire de très bonnes choses, car il exploite son idée à fond, sous tous les angles : tandis que le mystère s'épaissit autour du beau garçon aux prédictions, du brouillard dominant la ville et des étranges apparitions qui y ont lieu, Ito s'attaque tout autant à l'autre facette, aux personnes d'abord normales et qui sombrent petit à petit à force de se confronter à ces prédictions. On assiste donc à plusieurs cas différents : ceux qui en arrivent à se suicider, ceux qui se mettent à stalker les gens pour avoir des prédictions, les groupies qui se prennent d'une passion dévorante pour l'homme aux prédictions... tout est prétexte à faire sombrer peu à peu les gens, et l'on ne peut d'ailleurs s'empêcher d'y voir de la part d'Ito une sorte d'ironie, un humour noir extrapolant l'absurde d'une certaine réalité autour des suicides. Après tout, les suicides pour des raisons aussi ridicules qu'un vague amour ou qu'une passion pour des "stars" (ici, le ebau garçon aux prédictions) sont légion dans notre monde, surtout au Japon d'ailleurs, et voir l'auteur pousser ainsi la chose jusque dans ses derniers retranchements devient alors aussi malsain que ridicule, comme paré d'un humour très cynique.
Ce long récit s'avère donc prenant, même si l'on y retrouve l'une des tares de l'auteur sur certains récits longs (Black Paradox en tête) : une tendance à parfois perdre le rythme, à laisser un peu retomber la tension. Il y a clairement quelques longueurs dans ce Mort Amoureux, parfois un petit brin de lassitude face à quelques situations trop étirées, mais l'ensemble est rattrapé par une narration très claire, qui s'écoule logiquement (ce qui n'est pas toujours le cas chez l'auteur), peut-être même un peu trop logiquement tant on a plutôt l'habitude de voir Itô dans des narrations plus folles. Et c'est également la patte graphique de l'auteur qui rattrape certains défauts : on a droit ici à du Itô de 1996, donc à du Itô déjà assez élaboré, au trait précis, et capable de véritables prouesses. Ainsi, les expressions des personnages sont bien rendues, on ressent bien leur chute sur des visages de plus en plus creusés, les mines du beau garçon aux prédictions et des apparitions fantomatiques savent se faire inquiétantes, les rares touches de gore (on a connu Itô plus trash visuellement) sont plutôt correctes. Et, surtout, le brouillard de la ville, avec ses ombres difficiles à identifier et son côté poisseux, est parfaitement rendu et contribue grandement à l'ambiance.
Le Mort Amoureux est donc un bon cru. Junji Ito exploite à fond son idée, réalise quelques prouesses côté ambiance, dessins et humour noir, même si l'ensemble s'étire parfois un peu trop et manque un peu de folie par rapport à la plupart des autres titres de l'auteur. Ce qui, du coup, pour les néophytes d'Ito, en fait peut-être un très bon moyen de découvrir l'auteur un peu plus en "douceur".
Côté édition, Tonkam offre globalement du bon travail, surtout pour la qualité du papier et la couverture à relief. Il est juste dommage que quelques coquilles viennent se glisser dans le texte.