Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 29 Novembre 2023
Fidèles à leur ligne éditoriale, les éditions Akata proposent de découvrir en langue française, depuis le mois de septembre, l'épais one-shot de plus de 250 pages Monstrophobie, une nouvelle oeuvre abordant en profondeur des thématiques LGBTQIA+ et que l'on doit à Kazuki Minamoto. Auteur né en 1984, celui-ci démarre en tant que mangaka professionnel en 2011, en se spécialisant en premier lieu dans une prolifique carrière d'auteur de récits érotiques à destination d'un public féminin adulte. En 2016, il fait son coming-out et dévoile son homosexualité à travers son manga autobiographique (inédit en France) "Shoujo Mangaka no Minamoto-san ga Coming Out Shimasu", et à partir de là il diversifie un peu plus ses créations, en devenant notamment une figure assez importante du manga LGBTQIA+. De son nom original "Kaijû ni Natta Gay" (littéralement "Un gay devenu un monstre"), Monstrophobie est une oeuvre au parcours un peu particulier, puisqu'il s'agissait initialement d'une série de 10 fanzines que Minamoto dessina avant tout pour lui-même et qu'il vendait en conventions. C'est précisément lors de l'une de ces conventions qu'un responsable du prestigieux magazine Comic Beam des éditions Enterbrain a repéré l'oeuvre et a alors proposé à l'artiste de la retravailler pour lui offrir une prépublication professionnelle. C'est ainsi que les 10 fanzines donnèrent naissance aux dix chapitres composant la série, avant une publication en volume broché qui a eu lieu là-bas le 11 juin 2021. Rapidement, l'oeuvre fut joliment remarquée: en plus d'avoir été recommandée en 2022 par le Japan Media Arts Festival, elle a été remarquée par le maître du manga gay Gengoroh Tagame qui en a vanté le contenu, en considérant que tout le monde devrait lire ce manga.
Monstrophobie, c'est l'histoire de Takashi Arashiro, un adolescent qui vivait, il y a encore peu de temps, tout au sud du Japon avec son meilleur ami, et qui, au moment d'entrer au lycée, a suivi ses parents jusqu'à Tôkyô suite à la mutation de son père. Jeune garçon incapable d'avouer son homosexualité aux autres, il voulait toutefois s'intégrer le mieux possible dans son lycée de la capitale,mais le destin en a voulu autrement: a priori simplement parce qu'il a le teint un peu plus foncé que la plupart des Japonais, il est devenu quotidiennement la cible des violentes brimades du petit groupe de Junpei Naruse, un gars qui aime visiblement jouer les bagarreurs et les mâles alpha. Vivant au jour le jour un enfer dont il ne parle à personne, il trouve la force d'aller au lycée malgré tout uniquement grâce à son professeur, M. Kuroda, qui se montre toujours encourageant même s'il ignore le harcèlement dont est victime son élève, et envers qui il a commencé à éprouver des sentiments. Mais quand, un jour, il surprend secrètement Kuroda qui affirme à une collègue que les gays le dégoûtent, tout bascule. Le seul rayon de soleil d'Arashiro disparaît soudainement, l'adolescent est désespéré, il tente même de se suicider... et c'est à ce moment précis qu'un étrange phénomène se produit, puisque sa tête se métamorphose soudainement en celle d'un monstre...
Si la métaphore autour du monstre est assez évidente en symbolisant le profond mal-être d'Arashiro qui se sent différent et aucunement accepté pour ce qu'il est, la manière dont Kazuki Minamoto tire parti de cette idée est particulièrement forte, tant elle lui permet d'aborder un paquet de choses autour de cette fameuse acceptation. Dans un premier temps, l'adolescent transformé ressent comme une sorte d'invincibilité qui le pousse à laisser parler certaines de ses émotions les plus noires, entre son désir de rendre la pareille à tous ceux qui l’ont blessé et l'envie de mettre les adultes comme Kuroda face à leur propre hypocrisie, comme s'il cherchait à faire de ses brimades une force pour être supérieur à tout ça. L'auteur parvient ainsi à sonder en profondeur les nuances de son personnage principal, et sur la longueur il ne s'arrêtera d'ailleurs pas à Arashiro puisque chacun de ses principales figures (Junpei, Kuroda) aura ses nuances positives comme négatives, sans pour autant que les choses soient idéalisées (par exemple, il sera hors de question pour Arashiro de pardonner à Junpei même si ce dernier en venait éventuellement à changer, et même si Kuroda a le désir d'être un bon prof il reste à la ramasse et arriéré sur un paquet de choses). Et l'arrivée, ces nuances permettent d'offrir des personnages très crédibles et justes.
Mais assez vite, au-delà de ses désirs de vengeance, ce sont de tout autres choses qui finissent par occuper l'esprit d'Arashiro: alors qu'il commence à développer un étrange plaisir à voir les gens souffrir et être désespérés, ça lui fait peur, car dans le fond il ne veut pas être "fort" si ça revient à écraser les autres et à se moquer d'eux, et refuse ainsi de faire comme ceux qui rabaissent les autres pour se sentir exister. Le plus important pour le jeune garçon est ailleurs et réside dans quelque chose d'essentiel pour tout humain: s'accepter soi-même, s'aimer tel qu'on est, ce qui pourrait bien le guérir de sa maladie s'il y parvenait. Mais le chemin pour arriver jusque-là est parsemé de nombreuses thématiques: le désir d'être aimé et accepté tel qu'on est par les personnes qu'on aime (sans quoi, on peut avoir l'impression qu'on nie notre existence), l'envie de devenir quelqu'un d'autre pour être accepté "normalement", l'importance d'être soi-même, le regard des autres et autres pressions parfois inconscientes des proches, savoir aussi regarder les autres pour ce qu'ils sont, et surtout le délicat et trop rare sujet de l’homophobie intériorisée, poussant les personnes concernées à renier d'elles-même ce qu'elles sont jusqu'à créer en elles un profond mal-être.
Servi par un dessin très efficace (en particulier les quelques élans graphiques de violence et les designs monstrueux), Monstrophobie se présente alors comme un récit particulièrement réfléchi, juste et abouti sur son sujet, l'ensemble pouvant être lu sans souci par le grand public. Et côté édition, c'est du tout bon pour Akata: la jaquette reste proche de l'originale japonaise tout en s'offrant un logo-titre bien conçu de la part de Tom "spAde" Bertrand, le papier bien épais et opaque permet une très bonne qualité d'impression, le lettrage d'Elsa Pecqueur est très propre, et la traduction d'Alexandre Goy est impeccable.