Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 08 Juin 2012
"J'ai l'impression que nos mains sont liées depuis notre première discussion..."
Jeune fille renfermée sur elle-même, Ryô Aihara a bien du mal à se faire des amies. Sa solitude est telle qu'il lui arrive rarement de parler avec les autres, et qu'elle commence à avoir du mal à prendre la parole sans bégayer. Dans ce conditions, Aihara est peut-être la dernière fille de son lycée à ne pas posséder de téléphone portable ! Pourtant, elle rêve d'en posséder un, et d'avoir des amies qu'elle pourrait appeler, à qui se confier. Ce désir est si tenace qu'elle en finit par fantasmer sur son appareil mobile idéal, se voit l'utiliser, et en choisir la sonnerie... Une sonnerie qui, un jour, retentira dans son esprit ! Est-ce une hallucination, où y a-t-il vraiment quelqu'un au bout de ce fil télépathique ?
Hirotaka Adachi, plus connu sous son nom de plume Otsuichi, est un auteur de nouvelles et de romans particulièrement plébiscité au Japon, connaissant autant un succès public que critique. Jusqu'ici, peu de titres de l'écrivain sont arrivés jusqu'à l'hexagone : on comptera notamment deux adaptations manga : "Goth", adapté par Kenji Oiwa (aux éditions Pika) et l'Age de Déraison d'Usamaru Furuya (Casterman). En 2007 fut lancé le projet Mad World, une série d'adaptation de nouvelles de l'auteur en manga, illustrée par Hiro Kiyohara, auteur de la version papier d'Another. Inner Voice est le premier volet de cette trilogie, mettant en image une histoire réalisée par Otsuichi durant ses années de fac. Si les deux précédentes adaptations illustrées ont connu un succès d'estime, qu'en sera-t-il de cette nouvelle salve ?
Comme beaucoup d'autres auteurs, Otsuichi s'intéresse ici au malaise de la jeunesse nipponne, en se servant d'un trait significatif de notre génération : l'addiction au portable. Nous suivons donc Aihara, une héroïne timide et introvertie comme nous avons déjà pu en voir souvent. Mais très vite, le postulat de l'histoire prend le dessus, lorsque la demoiselle décroche le combiné et tombe sur Shinya Nozaki, un garçon du même âge (et aux mêmes problèmes qu'elle). Le récit bascule alors de l'illusion au "paranormal", en apportant rapidement des preuves de la véracité de cette communication. Simple dans son idée de base, le scénario n'en est pas moins très efficace. Certains points de l'intrigue découleront assez naturellement, en s'avérant parfois prévisibles, mais le tout se suit avec un intérêt certain jusqu'aux derniers rebondissements, et un chapitre final particulièrement prenant.
Au fil des pages, l'attachement grandit pour nos deux protagonistes. Réconfortée par la présence de cet interlocuteur inattendu mais néanmoins charmant, Aihara reprend peu à peu confiance en elle, et confesse de ce qu'elle a de plus lourd sur le cœur. Elle est le prisme d'une adolescence mal dans sa peau, incomprise et aux tendances auto-destructrices (un point plus en évidence dans Goth). S'il tient au départ un rôle de soutien, Nozaki n'en aura pas moins de relief : derrière l'assurance de ses propos se cache quelques zones d'ombres, que nous ne pourrons découvrir qu'à l'inéluctable rencontre des deux personnages, la narration suivant la subjectivité de l'héroïne. Enfin, notons la présence d'une troisième intervenante, Mme Harada, servant de "bonne fée" à la jeune fille en lui prodiguant quelques bons conseils, et renforçant l'aspect étrange de l'histoire. Le jeu des relations nous emporte dans une ambiance douce-amère, nous rappelant des œuvres comme 5cm par seconde ou A Lollypop or a Bullet. En parallèle, les différentes révélations apportées en cours de route nous pousseront à reprendre l'histoire à ses débuts, pour découvrir d'autres niveaux de lecture insoupçonnés...
Graphiquement parlant, le titre reste dans les standards de l'époque, avec un trait assez réaliste nous rappelant par exemple le trait des Gouttes de Dieu. Les expressions sont plutôt bien retranscrites, et le dessinateur prend parfois un malin plaisir à masquer certains regards pour apporter une dose de mystère, ou au contraire à accentuer un effet qui prendra tout son sens à la seconde lecture. Les décors sont en revanche un peu vides, et le travail de tramage manque d'originalité. Du côté de l'édition, on apprécie la qualité du papier et de l'encrage, des pages couleurs en ouverture ainsi que du travail sur la couverture avec un vernis subtilement agencé. En revanche, l'ambiance sera souvent rompue par de nombreuses fautes d'orthographes, et par certain phylactères un peu confus (confusion entre les personnages ?).
Nouveau venu dans la collection seinen de Soleil, Inner Voice est donc l'une des premières bonnes surprises de ce mois de juin, avec une histoire au concept simple mais rapidement entraînante. Les personnages et leurs destins capricieux pourront même émouvoir les lecteurs les plus sensibles, et l'on se replongera avec plaisir dans cette nouvelle, en attendant les deux prochains opus de Mad World, pour lesquels nous espérons la même qualité.