Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 25 Mai 2011
Avec Kamui Den, les éditions Kana nous proposent de découvrir dans leur souvent intéressante collection Sensei un véritable monument du manga, saga d'une vingtaine de volumes ayant vu le jour au sein du célèbre magazine Garo (dont le nom vient d'ailleurs d'un personnage créé par Sanpei Shirato), précurseur du gekiga et du manga alternatif, qui, à son époque, affichait notamment une volonté de proposer un contenu plus réaliste que dans la plupart des oeuvres des auteurs incontournables de l'époque, Osamu Tezuka en tête.
Cette volonté d'offrir du réalisme, nous la retrouvons pleinement dans Kamui Den, qui inscrit son histoire sous le Japon des Tokugawa, au dix-septième siècle, à l'époque Edo. Kamui est un jeune garçon qui va se retrouver menacé de mort et traqué après avoir déserté son clan ninja. Shôsuke, lui, aimerait devenir agriculteur, mais la tâche s'annonce compliquée car il est issu d'une famille de serviteurs. Enfin, Ryûnoshin se voit contraint de devenir un rônin, samourai n'ayant pas maître. A travers ces trois destins croisés, Shirato dresse le portrait d'une époque difficile quand on souhaite se détacher de la vie à laquelle on est condamné.
Il faut bien avouer qu'il faut attendre un bon moment avant de voir le récit de Kamui Den décoller. Pendant plusieurs centaines de pages, Shirato ne fait que mettre en place les choses, le cadre et l'arrivée des personnages principaux en faisant appel à de longues scènes centrées sur la nature de l'époque, les animaux, la chaîne alimentaire de ceux-ci. L'auteur s'éternise sur cet aspect dont on ne comprend pas tout de suite les tenants et aboutissants par rapport au sujet de l'oeuvre, et si cette immersion dans la nature de l'époque a quelque chose de captivant au premier abord grâce à une mise en scène soignée, le fait que l'auteur s'éternise beaucoup dessus tend à lasser.
Fort heureusement, après cette très longue introduction qui ne prend son sens qu'en la mettant en parallèle avec le fonctionnement de la société de l'époque, la suite entre dans le vif du sujet, nous présentant au fil des pages trois héros confrontés à une société que nous découvrons peu à peu. Par exemple, à travers l'impossibilité de l'un des personnages de s'élever socialement par l'éducation parce qu'il est trop pauvre, nous découvrons une société où celui qui n'est pas né sous un bon statut social est condamné à rester dans sa condition. Ou encore, la volonté d'un autre de venger l'assassinat injuste de son père témoigne d'inégalités et de corruptions dans le régime. Ainsi, de fil en aiguille, Shirato dresse le portrait d'une société profondément inégalitaire, corrompue et repliée sur elle-même. Cela, l'auteur le fait de manière habile en passant par la vision de la société qu'ont ses propres héros, qu'il fait évoluer en apportant une multitude de détails (y compris sur la vie de tous les jours) largement plus convaincants que les petits pavés de texte qui ponctuent régulièrement la fin d'un chapitre en cassant malheureusement le rythme. Ce genre de problème de rythme a tendance à montrer que le genre du gekiga n'en était encore qu'à ses balbutiements, mais quoi qu'il en soit, on ne peut enlever à Shirato son souci d'apporter d'importantes quantités d'informations et de dépeindre avec le plus grand réalisme l'univers qu'il aborde. Avec tout ça, il paraît évident que l'oeuvre est assez dense et pesante à lire, et qu'il vaut mieux la lire par petites bouchées si l'on souhaite en apprécier toute la richesse.
Pour autant, Kamui Den ne se résume pas qu'à un très riche portrait d'époque, Shirato n'oubliant pas d'apporter en cours de route nombre de péripéties compliquant les choses pour nos héros. Ainsi, si les nombreuses explications rendent régulièrement le récit assez poussif, cela ne dure jamais trop longtemps.
Quant aux personnages en eux-mêmes, il faut attendre assez longtemps avant de réussir à s'attacher vraiment à eux, ce qui n'est sans doute pas le but premier de Shirato. Mais au bout d'un moment, le fait de suivre de manière rapprochée ce qu'ils vivent finit par les rendre sympathiques.
Visuellement, l'oeuvre a indéniablement beaucoup vieilli, bien plus que d'autres titres de la même époque comme ceux d'Ishinomori, par exemple. Le design des personnages, notamment, accuse son âge, au contraire de plans et d'une mise en scène souvent habiles, notamment quand un décor bien conçu est là pour renforcer le tout.
Véritable monument du mouvement gekiga dont il se pose comme l'un des plus grands précurseurs, Kamui Den a beaucoup vieilli, et ses grosses lacunes au niveau du rythme se ressentent encore plus aujourd'hui. Toutefois, si le tout est imparfait, on tient là un incontournable, qui a posé les bases de tout un genre, et dont l'extrême richesse du fond est indéniable. Une oeuvre qui a vieilli et est donc à prendre pour ce qu'elle est: un pilier du manga qui se doit d'être lu par quiconque souhaite s'intéresser en profondeur à l'histoire de la bande dessinée nippone.
On ne peut que remercier les éditions Kana d'avoir pris le risque de faire parvenir en France une série aussi "casse-gueule", et il va de soi que la publication sous forme de gros pavés de 1500 pages était la meilleure solution pour faire découvrir une telle série en France. Le confort de lecture n'est pas idéal, loin de là, mais s'il s'agit de la meilleure alternative pour lire l'oeuvre en français, il n'y a rien à regretter, d'autant que la qualité d'impression reste correcte et que la traduction est bien fichue.