Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 29 Septembre 2023
Prépublié au Japon pendant 19 années, de décembre 1993 à décembre 2012, pour un total de 30 volumes, Mugen no Jûnin, alias L'Habitant de l'Infini, a marqué à tout jamais l'Histoire du manga de samouraï et même du manga tout court grâce à sa vision nouvelle du genre, et a installé son auteur Hiroaki Samura comme l'un des mangakas les plus talentueux de sa génération, notamment grâce à la richesse, à l'intensité et aux ambitions de son inimitable style visuel. Adapté en série télévisée d'animation par le studio Bee Train en 2008, en un film réalisé par Takashi Miike en 2017, et en un nouvel anime anime par le studio Liden Films en 2019-2020, ce manga n'a jamais cessé, au fil des années, de bénéficier d'une aura, y compris dans d'autres pays comme les Etats-Unis et, bien sûr, la France, où il fut un précurseur en étant proposé par Casterman dès 1995 dans une première édition médiocre qui fut toutefois avortée en 2004 après 9 tomes, pour revenir la même année dans une nouvelle édition plus fidèle qui s'est conclue en 2014. Evidemment, au vu de son importance, de sa longueur et de son statut de précurseur, L'Habitant de l'Infini reste, pour le catalogue de Casterman, un manga mythique, si bien qu'il n'y a rien d'étonnant à l'avoir vu revenir, en ce mois de septembre, dans une toute nouvelle édition double prévue pour totaliser 15 tomes et bénéficiant d'une nouvelle traduction, d'un nouveau lettrage et d'un nouveau scan des planches. Mais ce lancement ne s'est pas fait seul puisque, dans la foulée, l'éditeur a lancé dans notre langue la suite officielle de la série.
De son nom original Mugen no Jûnin - Bakumatsu, L'Habitant de l'Infini - Bakumatsu est en cours au Japon depuis 2019 dans le magazine Afternoon des éditions Kôdansha, magazine dans lequel fut déjà proposée, à son époque, la série-mère. Ici, Hiroaki Samura se contente de superviser les choses tandis que le scénario et le dessin ont été confiés à Renji Takigawa et Ryu Suenobu, deux mangakas dont c'est la toute première série, et que l'on imaginerait bien avoir été assistants auprès de Samura au vu de leur style voulant coller au plus près à celui du maître.
Voici désormais 80 ans que Manji, le samouraï à la vie éternelle, a achevé son combat contre l'école du Ittôryû et a laissé l'attachante mortelle Lin derrière lui, entre autres. Depuis, l'homme a vu du paysage, ce qui nous vaut d'ailleurs des premières pages où il est de passage aux Etats-Unis en 1850 pour un clin d'oeil à Nakahama Manjirô, ce dernier étant resté dans l'Histoire comme le premier japonais ayant foulé le sol américain. Après ça, il se décide à rentrer au Japon, où il décide de mener une vie retirée, loin de tout conflit. Mais quand arrive l'année 1864, capitale dans le chaos provoqué par l'ouverture du Japon à l'Occident et par la guerre que se livrent les partisans de la restauration de l'empereur et les soutiens du shogunat en place depuis des siècles, il voit arriver chez lui un certain Sakamoto Ryôma, un partisan de l'ouverture du pays sur l'étranger, qui a une proposition précise à lui faire: puisque notre héros se refuse désormais de combattre pour tuer des gens, pourquoi n'utiliserait-il pas plutôt ses talents pour sauver des vies ? En effet, en cette période particulièrement chaotique de l'Histoire du Japon, la violence est partout, et nombre de personnes risquent d'être sacrifiées pour le bien d'un camp ou de l'autre. C'est ce qui décide Manji à prendre la direction de Kyoto avec Ryôma. A l'heure où la guerre civile s'installe, de quel côté la samouraï à la vie éternelle fera-t-il pencher l'Histoire du Japon ?
Période parmi les plus cruciales du Japon, le Bakumatsu (1853-1868) n'a jamais cessé d'être un terreau fertile pour un très grand nombre d'oeuvre de fiction dont les mangas, comme en témoignent des séries comme Sidooh (Panini), Mibu Gishi Den (Mangetsu), Ryoma (Black Box), ou encore toutes les oeuvres s'inspirant par exemple du mythique Shinsen-gumi. Pour cette suite, il n'y a donc rien d'étonnant à voir les auteurs ancrer leur récit à cette époque si trouble et si riche pouvant donner lieu à nombre de possibilités. Ici, dans un volume qui a tout de la mise en place (jusqu'à rappeler très vite comment Manji a acquis la vie éternelle, même si en toute logique quasiment personne ne lira cette suite avant d'avoir lu la série-mère), on voit vite s'installer tout le contexte chaotique de cette époque, de façon globalement assez fidèle sur le plan historique pour le moment, avec évidemment l'entrée en scène d'un bon paquet de personnalités historiques (les inévitables membres du Shinsen-gumi en tête, mais aussi Sakamoto Ryôma, Zuizan Takechi, Okada Izô... ou même celui qui deviendra Niijima Shimeta), ainsi que certains détails qui ne sont pas oubliés comme la maladie de Sôji Okita (qui le mènera plus tard à une mort précoce), ou encore un début de réinterprétation du cas de Yamanami Keisuke qui restait toujours en retrait dans le Shinsen-gumi. Mais il va de soi que, dans ce contexte, la figure de Manji et la perspective de la vie éternelle devraient bousculer quelque peu les choses. Entre le conflit entre les partisans du Shogun et ceux de l'Empereur, la présence d'une mystérieuse unité de l'ombre, et l'arrivée d'une étrange doctoresse en immortologie auprès du Shinsen-gumi, les auteurs jettent des pistes suffisamment intrigantes et que l'on attendra de voir se développer, tout en ne manquant pas de faire écho à certains éléments du passé de notre héros (Ayame Burando en tête) et de nous faire sentir qu'il sera l'objet de bien des convoitises.
Si, en tant qu'installation, ce tome fait assez bien son office, il faut tout de même y signaler quelques petites limites, à commencer par une tonalité qui, pour l'instant en tout cas, n'a pas autant de maturité que la série-mère. Certains personnages sont un poil caricaturaux, à l'image d'un Ryôma un peu trop candide ou, tout simplement, de Manji lui-même, qui est étrangement un peu trop gamin dans certains de ses élans provocateurs. C'est ce genre de petits éléments qui dénote un petit peu par rapport à l'Habitant de l'Infini, au risque de décontenancer légèrement les grands fans de la série-mère au départ. Egalement, il vaut mieux, de base, avoir certaines connaissance sur la période du Bakumatsu pour profiter au mieux du récit, car de ce côté-là les auteurs jettent le lectorat dans le vif du sujet sans forcément tout expliquer sur le contexte, et il n'y a pas vraiment de notes pour éventuellement permettre à des néophytes d'y voir plus clair.
Côté dessin, l'objectif de Ryu Suenobu est très clair et évident: coller le plus possible au style de Samura, tâche qui apparaît quasiment impossible et pour laquelle le dessinateur a ici largement de quoi avoir une mention très honorable. Bien que les designs soient généralement un peu plus lisses que dans L'Habitant de l'Infini, il faut reconnaître un énorme effort pour rester fidèle à l'esprit de la série-mère, jusque dans les décors d'époque qui sont omniprésent, restent très immersifs et son plus d'une fois vraiment très convaincants. Les scènes de combat, elles, ne sont pas toujours des plus limpides avec pas mal de raccourcis, mais elles bénéficient d'un rendu assez intense et d'angles de vue qui cherchent à en jeter, pour un résultat suffisamment plaisant.
Il fallait s'en douter: en tant que suite d'un manga cultissime et que première oeuvre d'un duo de mangakas qui a tout à prouver, Bakumatsu ne pouvait pas égaler d'emblée la série-mère. Néanmoins, au bout de ce tome qui sert surtout de mise en place (si bien que l'on n'aurait pas été contre une parution simultanée du tome 2), on sent qu'il y a un gros potentiel, malgré le risque de se sentir un peu perdus pour les néophytes de cette période très troublée du Japon. On se demande facilement quel impact aura Manji sur cette époque (tout en sachant, au vu de l'épilogue de L'Habitant de l'Infini se déroulant plus tard, que rien de tragique n'arrivera directement à notre héros) et dans quelles situations il se retrouvera face aux desseins des gens qui s'intéressent à lui.
Côté édition, on notera surtout deux bémols: tout d'abord l'absence de suppléments qui auraient pu contextualiser un peu le récit, et ensuite le prix élevé de 9,45€ pour un format seinen standard de moins de 190 pages sans plus-value particulière (pas de pages couleur, pas de suppléments...). Reconnaissons toutefois l'excellent travail sur les autres aspects du tome: la jaquette reste assez proche de l'originale japonaise même si les écritures y sont un peu plus envahissantes en occultant alors trop une partie de l'illustration, la traduction de Kevin Stocker est claire (malgré quelques éléments de langage qui pourront éventuellement faire tiquer), le travail de lettrage et d'adaptation graphique par Boris Blot est très propre, et le papier bien épais, souple et opaque permet une très bonne qualité d'impression.