Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 14 Avril 2023
Après l'excellent Search and Destroy en 2021, ce sont à nouveau les éditions Delcourt/Tonkam qui se sont emparées de la nouvelle série d'Atsushi Kaneko: le maître du manga underground fait effectivement son retour en France cette semaine avec son dernier titre en date, EVOL, qu'il dessine au Japon depuis septembre 2020, à rythme mensuel, pour le compte du Comic Beam, prestigieux magazine de l'éditeur Enterbrain/Kadokawa, qui est bien connu pour accueillir des auteurs ayant une forte identité visuelle, et dans lequel Kaneko avait déjà publié la très grande majorité de sa belle bibliographie (Bambi, Soil, Wet Moon, Deathco...).
"C'est quoi, ce monde ?"
EVOL nous immisce dans un monde alternatif où les héros existent, héritent héréditairement de leurs pouvoirs dans de longues lignées familiales (ce qui fait que l'on ne devient pas un héros: on l'est à la naissance), et sont censés faire régner la justice... mais quelle justice exactement ? On le voit effectivement dès les premières pages, le mal perdure partout malgré tout, et on va en avoir différents exemples tout au long de ce premier tome: terrorisme avec tout ce que ça implique, conflits entre pays, corruption, racisme, harcèlement... Sans doute y a-t-il des héros qui, par-ci par-là, tâchent autant que possible de combattre ces horreurs, mais possiblement en imposant leur vision de la justice. Une justice où les notions de bien et de mal sont bien souvent définies par les puissants, alors que les puissants de ce monde ne sont pas forcément les gentils qu'ils prétendent être. Ainsi le maire de la ville de Hiiragi, quelque part au Japon, en est-il un bon exemple: corrompu à souhait, il tâche malgré tout de soigner son image en faisant éliminer quiconque pourrait lui nuire, sous prétexte qu'ils sont des méchants, et cela grâce à Lightning Volt et Thunder Girl, deux héros qu'il semble tenir sous son joug d'une quelconque manière (on a découvrira plus là-dessus bien assez vite) et qui préfèrent ne pas le contredire. Ces deux-là font donc partie de ces héros qui ne rendent en réalité pas forcément le monde meilleur, alors même qu'ils sont admirés par nombre de personnes au point d'avoir des magazines et comics à leur effigie.
"Pourtant, on est dans un monde où les héros existent..."
Le monde dépeint ici par Kaneko est souvent sale et laid, et pas si éloigné que ça du nôtre par bien des aspects. Et c'est dans ce monde chaotique que, bien vite, le récit va avant tout se focaliser sur nos trois personnages principaux qui s'affichent délicieusement et avec provocation sur la jaquette. Nozomi, Sakura et Akari sont trois adolescent(e)s en âge d'être en fin de collège, et ayant chacun un caractère bien marqué, au point d'en avoir déjà bien souffert. A l'image d'Akari, qui dit sans cesse des trucs agressifs qu'elle ne pense pas, met alors tout le monde en rogne contre elle en la poussant à angoisser et à se scarifier, et qui n'est visiblement pas aimée du tout (ou trop aimée ?) dans sa famille au point de ne pas vouloir rentrer chez elle. Le parcours de ces trois-là est très étonnant: ils étaient dans le même collège et dans la même classe sans forcément s'en souvenir, ont tous connu des moments difficiles les ayant poussés à faire une tentative de suicide, ce sont tous retrouvés enfermés dans le même hôpital psychiatrique où ils étouffent et où ils ne sont pas forcément bien traités... Et, de manière étrange, ils ont tous les trois découvert qu'ils ont acquis un pouvoir après leur tentative de suicide, comme si, quelque part, on attendait quelque chose d'eux. Reste à savoir, dans ce monde si laid, ce qu'ils comptent en faire...
Vous l'aurez compris: cette fois-ci, Kaneko revisite la thématique des superhéros. Et comme toujours, il le fait à sa manière, en questionnant volontiers le rôle de justice et l'impact de ce genre de figures héroïques qui, pour l'instant, ne nous apparaissent pas spécialement rendre le monde meilleur. Dans ce contexte assez décadent et typique de plusieurs oeuvres du mangaka, Kaneko n'exclut pas une petite pointe d'humour quand on découvre les fameux pouvoirs de nos trois ados, qu'eux-mêmes qualifient de nazes. Nozomi peut percer des trous avec son index gauche, mais ceux-ci ne font qu'1cm de diamètre et 3cm de profondeur. Akari, elle, peut juste générer une minuscule flammèche dans la paume de sa main droite. Quant à Sakura, elle peut certes voler, mais seulement à 5cm au-dessus du sol. On a vu plus classe et plus utile... et pourtant, bien qu'ils ne s'entendent pas spécialement à la base, ces trois-là vont déjà montrer une certaine ingéniosité dans l'utilisation de ces pouvoirs, et l'on imagine facilement que lesdits pouvoirs pourront être amenés à grandir. Il sera alors sans doute passionnant de suivre l'évolution de ces trois ados malmenés par la société décadente, de voir ce qu'ils feront de leurs pouvoirs parallèlement à tous ces héros "officiels" ayant eu leurs pouvoirs dès la naissance. Et cela s'annonce d'autant plus jouissif que, alors que l'on s'attache assez facilement à ces trois-là au vu de ce qu'ils traversent, le côté punk de Kaneko se rappelle à notre mémoire puisque son trio, dans les dernières pages, semble emprunter une voie à part...
Que dire de plus ? Eh bien, que l'on retrouve évidemment les habituelles qualités visuelles de Kaneko: designs élaborés et aux traits épais, gros travail de contrastes blanc/noir en jouant notamment sur les aplats, présence de gros plans sur des parties de l'anatomie pour accentuer un certain malaise, onomatopées travaillées dans leurs petites cases... Tout est là pour nous emporter facilement dans l'ambiance du récit.
Au bout de cet épais premier volume de près de 270 pages, tout est donc bien en place pour un récit qui ne demande plus qu'à réellement décoller. Par la force de son dessin et de ses nuances dans le sujet héroïque, Kaneko installe un de ces univers décadents dont il a le secret, pour mieux nous intriguer sur le parcours que suivront nos trois "EVOL". Seront-ils les nouvelles figures du mal, l'"EVIL" que projette Nozomi dans les dernières pages ? Ou finiront-ils par nourrir un amour pour ce monde ? Après tout, "EVOL" à l'envers donne "LOVE"...
Enfin, il convient d'aborder l'édition assez particulière proposée par Delcourt/Tonkam, puisqu'il s'agit d'un grand format de 15x21cm avec couverture en carton rigide et jaquette par-dessus. Initialement prévus à 15€ lors de l'annonce de l'acquisition française de la série en août 2022, ceux-ci sont finalement passés à 19,99€ suite aux augmentations de prix auxquelles plusieurs éditeurs ont dû se résoudre ces derniers mois (hausse du prix des matières premières et du transport, etc, vous connaissez), ce qui a pu en décevoir plus d'un. Mais concrètement, on a un livre franchement agréable à prendre en man et suffisamment qualitatif, où la seule réelle lacune résidera en la présence de 2-3 coquilles d'inattention dans les textes (des petites erreurs ayant échappé à la relecture, ça arrive souvent). Sobre en étant dominée par le noir et surtout le blanc, la jaquette bénéficie d'un vernis sélectif sur son bien plus vif logo-titre, tandis que le verso présente une illustration de nos trois personnages principaux masqué, et qu'en-dessous de celle-ci la couverture en carton rigide est elle aussi illustrée en reprenant une planche du manga. A l'intérieur, en plus de quatre premières pages en couleurs présentant des illustrations, le papier a le mérite d'être à la fois souple, suffisamment opaque et très léger, ce qui permet de prendre très facilement en mains le livre, d'autant plus que la reliure de qualité supérieur est idéal pour cette souplesse dans le confort de lecture. L'impression est honnête, bien que l'encre puisse parfois baver légèrement et ne pas offrir une netteté impeccable dans les contours (vérifiez bien vos tomes avant de les acheter, donc). Habitué de l'auteur, Sébastien Ludmann livre une traduction impeccable, tandis qu'au lettrage Tomiko Benezet-Toulze offre une copie très convaincante. On appréciera notamment le rendu soigné des onomatopées ainsi que l'effort effectué pour retranscrire en français les tags avec réalisme.