Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 27 Juillet 2023
Création française des éditions H2T dont le premier tome était initialement sorti en format standard l'année dernière, Enfant des Abysses fait partie de ces oeuvres qui ont été victimes de l'épuration effectuée par Hachette chez H2T et qui a concerné autant certaines séries que les deux créateurs de cette maison d'édition rachetée par Pika il y a quelques années. Mais fort heureusement, les deux créateurs initiaux de H2T ont décidé de ne pas lâcher leurs auteurs en ayant créé cette année une toute nouvelle maison d'édition, Nouvelle Hydre, pour à la fois redonner une chance à des œuvres et auteurs qu'ils ont fait connaître en France et sans doute, à terme, proposer de nouvelles créations inédites. Ainsi, en juin dernier, trois séries initialement estampillées H2T ont fait leur retour sous la nouvelle enseigne Nouvelle Hydre, à savoir SkilledFast de Hachin, Bravest Journey de Yohann Le Scoul, et l'œuvre qui nous intéresse dans ces lignes. Rappelons qu'Enfant des Abysses est la toute première série d'un jeune artiste de l'Est du pays se faisant appeler Eruthoth, qui a suivi des études en Art et qui se dit autant influencé par le manga (Claymore, Seven Deadly Sins et Radiant en tête) que par d'autres artistes comme Kilian Eng et Moebius.
Enfant des Abysses nous immisce dans un monde teinté de fantasy, voire de dark fantasy aux dimensions mythologiques. Dans ce monde, on dit que, face à un danger menaçant gravement la sécurité des humains, les dieux nommés Priosths sont autrefois intervenus pour ériger un ultime havre de paix, en offrant une protection contre les pouvoirs néfastes, une barrière faisant obstacle au terrible monstre noir. Cet havre de paix, il s'agit de la cité d'Enda. Et pour préserver leur confort et leur sécurité, les habitants de cette ville, depuis longtemps, ont pris l'habitude de régulièrement effectuer des rites sacrificiels, en envoyant des "élus" en guise de tributs devant nourrir les divinités. Les croyances sont en effet si fortes qu'on dit même que la vénération ainsi montrée aux dieux est aussi ce qui permet, par leur grâce, d'augmenter le nombre de naissances en ville, et que tout le monde se doit de leur montrer reconnaissance. Mais ces divinités, existent-elles vraiment ? La jeune Kinéké risque vite de l'apprendre, à ses dépens.
Kinéké ? Eh bien, il s'agit de notre héroïne. Jeune fille orpheline, elle grandit tant bien que mal avec son petit frère Galath, la seule lueur à laquelle elle peut se raccrocher, ainsi qu'avec quelques autres enfants sans parents. Mais à l'approche du prochain rituel, le verdict des hauts-placés d'Enda est sans appel: les "mauvais-nés", comme ils disent, seront les prochains tributs offerts aux dieux. Après tout, qui irait regretter la perte d'enfants sans famille ? Kinéké est, alors, la première désignée. La jeune fille se montre au premier abord résignée: en tant qu'orpheline elle a toujours eu le sentiment de n'avoir sa place nulle part, mais ne regrettera pas de mourir si ça peut permettre à Galath de grandir dans de bonnes conditions, même si celui-ci en venait à l'oublier au fil du temps. Mais en son for intérieur, elle ne peut pourtant pas s'empêcher de s'interroger. Cette permanente vénération envers les dieux est-elle la seule solution ? Qu'étaient les humains avant l'avènement des Priosths ? Y a-t-il possibilité pour eux, un jour, de retrouver leur indépendance en arrêtant de vivre dans cette fausse quiétude ?
A vrai dire, Kinéké a sans doute raison de se questionner autant sur ce système, plus encore une fois qu'elle est placée sur la barque sacrificielle vouée à la faire aller jusqu'aux divinités. Mais en guise de dieux, elle ne trouve que des monstres terrifiants prêts à se jeter sur elle pour la dévorer. Où sont les dieux ? S'ils ne sont pas là, à quoi riment les sacrifices ? Apparemment vouée à une mort certaine comme tant d'autres avant elle, la jeune orpheline ne doit son salut qu'à l'intervention d'un être à part: Vora. Priosth de son état, il ne se considère pas comme un dieu, et sauve autant que possible les personnes envoyées en sacrifice, même s'il ne peut en secourir qu'une minorité, tandis que les autres sont en réalité avalés par un monstre marin nommé Dordive. Et à présent, un choix s'offre à la jeune fille: retourner à la surface d'Enda où elle n'a jamais trouvé sa place, ou reste dans les abysses, au sein du domaine sacré, pour grandir auprès de Vora et des autres personnes sauvées pour peut-être, un jour, devenir une demi-déesse hybride...
Vous trouvez cette présentation longue ? Eh bien, dites-vous qu'elle ne correspond vraiment qu'aux premières dizaines de pages de cet épais premier tome qui en compte plus de 230. A cela, une explication: Eruthoth a fait le choix d'offrir un début de série extrêmement bavard, aspect qui continuera même pas mal dans la suite du volume. On sent que l'auteur veut installer en profondeur les choses en dépeignant en détails le contexte passé, présent et mythologique de cet univers qui, dès lors, apparaît assez dense. Le présent opus est donc extrêmement riche en blablas, ce qui pourra déplaire autant que plaire. D'un côté, il faudra peut-être lire le tome en plusieurs fois pour bien tout assimiler, et rester bien concentré lors de cette lecture qui, clairement, privilégie ici totalement la mise en place au rythme, ce dernier en pâtissant alors parfois. Et encore, on saluera le fait que, par rapport à la première édition avortée chez H2T, certain textes aient été légèrement revus en apparaissant ici plus limpides et intuitifs. Et d'un autre côté, une fois l'effort d'immersion effectué, le fait est que la lecture pique toujours plus la curiosité, en particulier une fois que Kinéké entame sa vie dans le domaine sacré. Le temps passe, la jeune fille devient adolescente au fil d'un apprentissage parfois compliqué où, là aussi, à cause de certains retards notamment, elle est parfois rejetée ou moquée par ses pairs. Mais elle sait se faire attachante et courageuse car, après avoir vécu dans une ville humaine où on ne lui a jamais accordé la moindre importance, elle a ici une sorte d'"autre chance" où sa volonté brillera... mais cette volonté suffira-t-elle ? Effectivement, au fil de son apprentissage et de ses choix, des épreuves assez dures risquent de se dresser devant elle, en particulier dans une toute fin de volume qui, en plus d'offrir un gros élan tragique et sombre, semble réellement lancer les choses dans cette oeuvre vouée à s'achever en trois tomes.
Sur le plan visuel et narratif, même si le côté très bavard pourrait parfois nuire au rythme de la narration et qu'il y a quelques inégalités propres à une première œuvre (en particulier sur la régularité des visages), le fait est qu'Eruthoth installe un vaste univers graphique qui a tout pour se bonifier. L'artiste cherche à travailler en profondeur son bestiaire parfois un brin inquiétant, ses décors, ses architectures, ses tenues... l'ensemble étant bien pensé et ressortant d'autant plus merveilleusement que Nouvelle hydre a fait le choix de proposer un grand format ainsi qu'un papier et une impression plus qualitatifs qu'à l'époque de H2T. C'est bien simple: ce grand format, voué à être une marque de fabrique pour toutes les séries de Nouvelle Hydre, contribue à accentuer le plaisir de lecture sur une série comme Enfant des Ténèbres qui se veut visuellement riche et recherchée, si bien que les personnes ayant connu le tome version H2T auront peut-être l'impression de redécouvrir l'œuvre, évidemment en bien. Clairement, Eruthoth nous offre le genre de travail que l'on a envie d'encourager, tant on y sent une grande implication ne faisant que se confirmer au vu des quelques pages bonus où l'auteur détaille encore plus son univers. Et justement, côté bonus, histoire de bien faire les choses jusqu'au bout, on a droit à encore plus de choses que dans l'édition de H2T, avec notamment deux pages d'analyse intéressantes.
A l'arrivée, il faudra éventuellement faire un petit effort pour ne pas décrocher dès les débuts très bavards de la série, mais le jeu semble clairement en valoir la chandelle, surtout dans cette nouvelle édition qui offre un écrin à la hauteur du travail de l'auteur. Enfant des Abysses se présente comme un récit à l'univers fouillé, en particulier dans sa mythologie propre et dans le parcours de son héroïne pour trouver sa voie et sa place, et ça suffit largement pour donner envie de soutenir un jeune auteur que l'on devine très impliqué. Certes, les acheteurs de la première heure devront passer outre la frustration d'avoir un format différent de celui de H2T et de devoir racheter l'œuvre à un prix assez fort de 13,95€, mais la qualité est là, et de notre côté on n'a qu'une envie après la vraie redécouverte de ce premier opus: lire le tome 2, paru lui aussi en juin, en espérant qu'il confirmera les belles promesses !