Elle qui se laissait dévorer - Actualité manga
Elle qui se laissait dévorer - Manga

Elle qui se laissait dévorer : Critiques

Shàonǚ yǔ shímèngmò

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 30 Janvier 2020

Après cinq longues années de silence, les discrètes, mais intéressantes éditions H ont refait parler d'elles à partir de l'été 2019, annonçant notamment la publication d'un nouveau titre venu de Taïwan. Dessinée en 2015, Elle qui se laissait dévorer nous permet d'enfin découvrir en langue française l'autrice se faisant appeler 61Chi, qui a d'abord officié pendant quelques années en auto-édition, puis qui a remporté quelques prix en 2014 avec sa première publication professionnelle ROOM, et qui, depuis, poursuit sa carrière en cherchant toujours à mêler les styles et les influences afin de créer sa propre patte. Citant le peintre et dessinateur autrichien Egon Schiele comme grande source d'inspiration, elle a d'ailleurs étudié plusieurs mois à l'Egon Schiele Art Centrum en République tchèque. Et son histoire avec la France n'est pas inédite: elle fut choisie à quelques reprises pour représenter la bande dessinée taïwanaise au Festival International de la Bande Dessinée, et a aussi habité à la Maison des auteurs d'Angoulême entre décembre 2016 et février 2017.


Projet un peu atypique, la BD d'environ 35 pages ici présente se base sur une nouvelle écrite par Godwind, une amie à elle, cette dernière s'étant elle-même basée sur le souvenir d'une amie s'étant suicidée après avoir subi des brimades. Se calquant sur l'auto-édition sortie à Taïwan, l'édition française propose non seulement la version BD, mais aussi, à sa suite, la nouvelle d'origine de 18 pages, l'occasion étant ainsi parfaite pour s'imprégner des deux formats et comparer les deux.


Elle qui se laissait dévorer, c'est l'histoire de Shih-Jhen, adolescente mal dans sa peau. Etudiant dans un internat à la discipline très stricte situé tout au bout d'un chemin de montagne, elle n'y trouve aucunement sa place, en étant victime de brimades infligées par certaines autres filles, puis par des rumeurs nauséabondes lui prêtant une relation avec un des enseignants, enseignant demande alors lui-même à être muté. Un climat malsain et peu humain la poussant quasiment à commettre le pire... si elle ne finissait pas, une nuit, par recevoir une étrange visite, vouée à devenir récurrente: celle d'un tapir bizarre se nourrissant de ses rêves, et donc de ses cauchemars. En mangeant ainsi ses plus sombres pensées, lui donnerait-il la force de résister à ce climat ?


L'oeuvre mêle de manière presque étonnante une part de rêve à une dure réalité toujours très actuelle, celle des brimades (surtout en un lieu scolaire comme celui-ci), de l'isolement et des conséquences encore plus dramatiques qui peuvent en découler. Cette part sociale, 61chi (et, avant elle, Godwind) y immisce donc une réinterprétation d'une ancienne légende chinoise, celle du tapir mangeur de rêves. Celle-là même qui a ensuite fait naître au Japon le mythe de Baku, qui a inspiré de grands artistes historiques comme Hokusai, que Shigeru Mizuki a lui-même repris parmi ses si chers yokaïs, et que l'on peut retrouver jusque dans nombre de produits de la culture pop japonaise récente (le pokémon Soporifik et Baku de Yo-kai Watch, par exemple). 


Ce mélange, il fonctionne étonnamment bien, et il fonctionne d'autant plus que la version BD de 61Chi laisse une grosse part de liberté d'interprétation sur ce qui se déroule. Ne nous prenant pas par la main, la dessinatrice laisse bien souvent son trait s'exprimer avec ambiguïté les choses plutôt que de tout narrer textuellement, ainsi peut-on par exemple interpréter l'apparition du tapir mangeur de rêves comme un moyen sorti de l'imagination de Shih-Jhen pour évacuer ses idées sombres, ou imaginer que l'adolescente est brimée parce que les autres jeunes filles ont elles-mêmes besoin d'évacuer leur frustration due à la discipline très stricte du lieu. Rares sont les choses qui sont clairement dites, pas même la rumeur née sur l'inexistante relation de Shih-Jhen avec l'enseignant: seules quelques cases presque muettes suffisent à faire ressentir ça. L'une des grandes qualités graphiques de l'artiste est sûrement cette portée évocatrice en partie libre d'interprétation. Et à cela s'ajoute un style visuel fin, riche, jouant à tour de rôle ou en même temps sur de nombreux effets (aquarelle, crayonnés, perspectives, entremêlement réalité/rêve via des cases qui se fondent presque, anatomies évoquant effectivement Schiele parfois...).


La lecture est peut-être encore plus intéressante une deuxième fois, après avoir lu la nouvelle d'origine, tant on y distingue de petites différences alors même que la trame reste exactement la même. Entre autres, la nouvelle est un peu plus explicite, Shih-Jhen y apparaît à plusieurs reprises plus caractérielle alors que dans le BD on lui distingue un peu plus de mélancolie... En somme, 61Chi se réapproprie très fidèlement le matériau de base de Godwind, mais en y apportant suffisamment de touches personnelles afin d'en livrer sa propre interprétation, une interprétation ayant elle-même pour qualité de laisser les lectrices et lecteurs se faire leur propre ressenti personnel.


L'oeuvre est courte, mais constitue donc une expérience de lecture très intéressante, que ce soit pour l'unicité du travail visuel de 61Chi, pour sa liberté d'interprétations, ou pour la présence de la nouvelle d'origine qui nous permet d'avoir deux approches différentes et pourtant similaires dans l'histoire. Qui plus est, l'édition française est vraiment bien pensée. On pourrait pourtant passer au-dessus, au vu de sa couverture souple et sobre et de son manque d'épaisseur, mais l'intérieur est en réalité riche, car en plus de la BD et de la nouvelle, on trouve également deux postfaces (de 61Chi puis des éditions H), une biographie complète et une bibliographie sélective de la dessinatrice, dix pages de recherches graphiques (croquis préparatoires, esquisses... ce qui nous permet même d'apprendre que 61Chi s'est basée sur des sculptures de ses héroïnes afin de les dessiner sous plusieurs angles), et une très complète interview de 8 pages. Au total, on a là pas moins d'une grosse vingtaine de pages de documentation annexe très souvent pertinente, pour un livre d'environ 80 pages. Enfin, soulignons aussi le grand format permettant d'apprécier au mieux le travail visuel de 61Chi, la traduction soignée, et la présence de nombreuses notes aussi précises qu'utiles.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
15.5 20
Note de la rédaction