Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 14 Novembre 2023
Au mois de février 2022, les éditions Huber nous invitaient, après un financement participatif, à découvrir leur première publication du maître Shintaro Kago avec La Princesse du Château sans fin, un ouvrage au fil duquel l'auteur régalait par son habituelle inventivité via un délire qu'il a tâché de pousser assez loin, même si le principe-même de l'oeuvre le contraignait à une narration parfois un peu lourde, et malgré une conclusion un brin rushée et qui nous faisait bien sentir que la folie aurait pu aller encore plus loin que ça. C'est donc avec plaisir que l'on a vu l'éditeur récidiver, en juin dernier, avec la parution française de Les Douze Soeurs du Château sans fin, récit d'environ 80 pages qui est en quelque sorte la suite spirituelle de La Princesse du Château sans fin ("spirituelle" car même si le délire est du même acabit, les deux récits peuvent se lire de façon indépendante), qui date de 2021 (dont deux ans après son "grand frère" conçu en 2019), et qui fut lui aussi initialement conçu pour l'éditeur italien Hollow Press, d'où le sens de lecture occidental qui est le sens de lecture d'origine.
L'histoire nous plonge, une nouvelle fois, dans le Japon de l'ère Edo, et commence plus spécifiquement au château d'Okayama, demeure très prospère, en paix, épargnée par les épidémies, et dont le seigneur Ukita Hidete (inspiré de la figure historique Ukita Hideie qui était réellement le daimyo d'Okayama), avait en plus la chance d'avoir douze filles toutes aussi belles les unes que les autres, douces et soucieuses des besoin du peuple, hormis la dernière, Nadeshiko, qui avait une âme plus belliqueuse. Le château étant une pure fantaisie graphique de Kago avec nombre et nombre d'étages (comme dans La Princesse du Château sans fin, donc), chacune des soeurs possédait un étage en guise de logement personnel. Et même si Nadeshiko y était moins sensible à cause de son tempérament plus impétueux, leurs âmes étaient connectées en leur permettant de transcender l'espace (et en permettant à l'auteur d'appuyer certains des petits délires dont il a le secret). Et à partir de là, chacune de ces jeunes femmes dociles, afin d'assurer la paix à Okayama et le bonheur de la population, devra tâcher d'accomplir différentes tâches impliquant souvent leur attrait physique, par exemple en assouvissant les désirs sexuels pervers d'autres seigneurs, ou en "aidant" d'autres personnes ayant vite vent du fait qu'il était possible d'obtenir tout ce que l'on voulait de ces beautés...
A partir de là, on ne va pas vous faire un dessin sur le déroulement global de cet ouvrage: tout en jouant une fois de plus sur l'architecture folle de ses très, très hauts châteaux les confinant bientôt à s'entrechoquer pour une inventivité visuelle certaine (et cela, même s'il n'y a plus la surprise de La Princesse du Château sans fin), Shintaro Kago entremêle un zeste d'érotisme gore (certaines soeurs vivant des choses peu enviables) à des événements forcément décalés, en passant par quelques rapides rebondissements comme la rébellion de Nadeshiko qui n'a aucune envie d'être aussi soumise que ses soeurs. Le cocktail est habituel chez l'artiste, mais a de quoi séduire particulièrement les aficionados de Kago: cet ouvrage étant l'un des plus récents de l'auteur, on constate à quel point il maîtrise son art graphique, et on en profite d'autant que, à l'instar de son prédécesseur, Les Douze Soeurs du Château sans fin est proposé en très grand format.
Restent, alors, deux grosses limites dans ce bon trip made in Kago. Tout d'abord, la brièveté de l'oeuvre: en seulement 80 pages environ, l'auteur n'a pas du tout le temps d'aller à fond dans son délire (c'est encore plus marquant que dans La Princesse du Château sans fin), finit par accorder une moindre importance à certaines des soeurs, et nous amène jusqu'à un final plein d'idées mais précipité. Ensuite, le fait de devoir débourser pas moins de 18€ pour une lecture de seulement 80 pages, quand bien même on a un très grand format. Heureusement qu'à ce prix-là, le papier et l'impression sont de bonne qualité, la traduction est convaincante, il y a moins de coquilles d'inattention que dans La Princesse du Château sans fin, et le lettrage de Baptiste Neveux est assez propre !
En définitive, ce nouvel opus de la belle carrière de Shintaro Kago a un goût de nouveau délire certes emprunt des qualités habituelles de l'artiste mais quelque peu inabouti, sans doute parce que beaucoup trop court. L'oeuvre se révèle plutôt anecdotique dans la bibliographie du maître, mais reste sûrement indispensable pour tout grand fan de Kago.