Déserteur (le) - Manga

Déserteur (le) : Critiques

Dassouhei no Iru Ie

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 28 Juin 2024

L'exploration de la carrière du maître de l'angoisse Junji Ito se poursuit pour les éditions Mangetsu avec, en ce mois de juin, la publication de l'épais recueil de presque 400 pages "Le Déserteur", un morceau de choix puisqu'il regroupe douze des toutes premières histoires de la carrière de l'auteur, pour la plupart initialement publiées dans l'incontournable magazine d'horreur pour filles Gekkan Halloween d'Asahi Sonorama et ses dérivés.
Datant d'entre juillet 1987 et novembre 1990, ces histoires ont vu le jour parallèlement aux premiers récits de Tomie, qui restera toujours la toute première et plus célèbre oeuvre d'Ito. Et parmi ces récits, certains ne sont pas inédits en France en ayant déjà été proposés dans des recueils sortis il y a plusieurs années aux éditions Tonkam: on pense notamment ici à l'histoire "Comme deux gouttes d'eau" qui faisait partie du recueil "La Voleuse de Visages", et au récit "De longs cheveux sous le toit" qui inaugurait l'ouvrage "Le Mystère de la Chair".
Notons, enfin, que "Le Déserteur", recueil nommé "Dasso-hei no Iru Ie" au Japon, est initialement sorti là-bas en 1991, avant de connaître en février 2011 une nouvelle édition revue dans le cadre de l'anthologie "Junji Ito Masterpiece Collection". C'est, bien sûr, sur cette édition de 2011 que se base la version française de Mangetsu.

Une dégustation de mets très particuliers qui tourne rapidement au cauchemar, une étrange camarade de classe capable de voler le visage des gens qui l'entourent, un homme suppliant son amie de l'empêcher de s'endormir car selon lui un double onirique essaie de prendre sa place dans son sommeil, une lycéenne se donnant soudainement la mort alors qu'elle semblait parfaitement heureuse, une chevelure qui ne veut pas disparaître, un amour ne pouvant pas bien se passer dans une troupe de théâtre, deux randonneuses qui s'égarent et se retrouvent sur les terres de surprenantes pratiques religieuses, un village tout entier qui semble avoir complètement changé depuis l'arrivée du nouveau maire, un déserteur lors de la 2e Guerre mondiale qui est caché par une famille lui cachant toutefois un secret... On ne va pas vous faire un bref topo de chaque histoire car il est évidemment préférable de les découvrir par soi-même, mais avec ces quelques lignes vous avez déjà un bon petit aperçu du style de récits occupant ce recueil. Le principal plaisir étant ici, pour tout connaisseur d'Ito, de s'amuser à repérer les traits de début de carrière du mangaka,tandis que les néophytes pourront simplement se laisser avoir par ses éléments horrifiques.

Deux choses sont d'abord à noter au fil de la lecture, tant elles sont commune à plusieurs de ces histoires de début de carrière.
Tout d'abord, le goût d'Ito pour mettre en scène des binômes où règne un rapport de domination finissant par plus ou moins s'inverser: le patron et sa nouvelle secrétaire dans "Bio House", l'héroïne et sa camarade voleuse de visages dans "Comme deux gouttes d'eau", le héros de "Un endroit où dormir" et le double de ses rêves, Takahashi et sa nouvelle conquête amoureuse dans "Notre amour en trois actes", le patriarche et son enfant dans "Dans le coeur d'un père", évidemment l'héroïne et son jeune copain dans "La Sadique" qui est l'exemple le plus évident...
Et ensuite, la façon dont l'horreur provient ici généralement, en bonne partie, de l'être humain lui-même. Oh, bien sûr, hormis quelques récits comme "La Sadique", quasiment toutes ces histoires possèdent leur part de surnaturel inquiétant voire terrifiant, et certaines d'entre elles jouent même déjà, avant tout, sur ce qui deviendra l'une des marques de fabrique de l'auteur au fil du temps, à savoir sa façon de puiser l'horreur dans l'anodin (comme les cheveux, ou évidemment le sommeil qui est toujours une excellente source d'angoisse, étant donné que nous ne sommes presque jamais plus vulnérables que lors de cette période). Mais le fait est qu'ici, le mangaka alors en début de carrière exploite bien des aspects sombres de l'homme: il pourra être question de jalousie amoureuse, de brimades, de cruauté, de dérives religieuses, de pressions familiales, d'autorité patriarcale, de peur du regard des autres, de rancoeur, de vengeance... et ainsi, Ito semble souvent apprécier ici l'exploitation de failles et tares humaines, comme apprécie de le faire aussi l'une de ses influences majeures Hideshi Hino.

Hino n'est, d'ailleurs, pas la seule influence majeure d'Ito qui se ressent au fil de ces pages. Ici, certaines expressions d'effroi exacerbées rappellent volontiers Kazuo "Umezz" Umezu. Là, "Le Village des Sirènes" a quelque chose de très lovecraftien jusque dans sa conclusion annonciatrice de terribles événements à venir. On voit là un jeune auteur qui digère et retranscrit à sa façon les grandes influences qui l'ont tant nourri, et qui parvient en même temps à installer ses premiers gimmicks qui,au fil des années, se développeront et finiront par devenir sa marque de fabrique. Alors évidemment, on sent parfois que c'est balbutiant voire très balbutiant, à la fois dans l'aspect visuel forcément incertain, dans le déroulement de certains éléments et dans certaines chutes moins impactantes. Mais ce recueil vaut aussi pour sa façon de nous faire profiter des premières petites affirmations graphiques et horrifiques de Junji Ito, d'une variété déjà présente pour retranscrire graphiquement l'horreur (jeux sur des ambiances inquiétantes, sinistres,empreintes de folie ou poisseuses, quelques petits élans plus gores et proches du body horror...) et de certaines très bonnes trouvailles (dont, à plus d'une reprise, son utilisation des onomatopées). Et en cela, l'agencement quasiment chronologique du recueil (seules les deux dernières histoires font légèrement exception) est parfait.

Côté édition, tous les critères de qualité habituels de la collection Junji Ito de Mangetsu sont là, grand format cartonné rigide, reliure de qualité supérieure, belle jaquette rehaussée par un marquage métallisé sur le logo-titre, très bonne qualité de papier et d'impression, traduction impeccable d'Anaïs Koechlin, lettrage très soigné de Martin Berberian, présence d'une préface cette fois-ci signée Pawel Kozminski, et nouvelle analyse par Morolian particulièrement passionnante puis qu'elle offre toute une contextualisation, une genèse et nombre d'anecdotes et informations annexes pertinentes, nous apprenant ainsi pas mal de petites choses.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
15 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs