Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 16 Août 2023
Dans la foulée de la sortie du manga La princesse du château sans fin et d'un premier artbook en février 2022, les éditions Huber annonçaient leur désir de continuer à explorer la bibliographie du maître de l'eroguro (entre autres) Shintaro Kago, avec la future publication des mangas Dementia 21 (considéré comme l'un de ses chefs d'oeuvre) et Les douze soeurs du château sans fin (en quelque sorte la suite de La princesse du château sans fin). Ces ambitions ont ensuite commencé à se concrétiser à la fin de l'été dernier, avec le lancement sur ulule d'un nouveau financement participatif autour de deux ouvrages de l'artiste, ouvrages qui sont sortis en librairies en février dernier dans leur version standard, tandis que celles et ceux ayant participé au financement les ont reçus le mois précédent.
L'un n'est autre qu'un deuxième artbook sur lequel nous sommes déjà revenus il y a quelques mois, tandis que l'autre est bel et bien le premier volume de Dementia 21. Parallèlement à l'édition standard (couverture souple, format 17x24cm, 300 pages), l'éditeur proposait aussi, exclusivement dans le cadre du participatif, une édition collector limitée à 399 exemplaires avec couverture cartonnée, reliure toilée, format 18x25cm, présence de 14 pages d'illustrations couleurs supplémentaires, marquage à chaud or sur le dos et sur la 4e de couverture, et présence d'une affiche 17x 24cm couleur imprimée sur papier 300g gaufré). Votre serviteur ayant participé au financement sur ulule, cette chronique est basée sur l'édition collector limitée, dont on peut immédiatement souligner la bonne qualité. En plus de tout ce qui a été dit précédemment, on a droit à un papier bien blanc et épais permettant une excellente qualité d'impression, à un lettrage assez simple mais sans couacs, et à une traduction où Baptiste Neveux a fait un travail très clair même si on y regrettera quelques coquilles d'inattention (ce qui est toujours dommage pour un collector vendu au prix fort).
Souvent considérée comme l'une des pièces maîtresses de la carrière de Kago, Dementia 21 est une série qui a vu le jour en 2011 d'abord en version numérique sur le site COMICLOUD de l'éditeur américain BookLOUD (d'où la traduction française effectuée depuis l'anglais) pour un total de 7 courts tomes dématérialisés, avant d'avoir droit à une édition physique en deux tomes d'environ 280 pages chacun chez Fantagraphics. On y suit les péripéties de Yukie, jeune femme exerçant avec passion, entrain et talent son travail au sein d'une entreprise spécialisée dans les soins aux personnes âgées... Toujours appliquée et aimant son travail, elle se hisse toujours, fort logiquement, tout en haut du classement des employés de l'entreprise... ce qui finit, malheureusement pour elle, par susciter la jalousie d'une de ses collègues qui fomente un stratagème sournois pour la faire tomber en disgrâce. Sans qu'elle comprenne trop pourquoi, voici alors la douce Yukie reléguée aux pires et aux plus étranges missions, auprès de patient âgés qui ne sont pas toujours faciles à gérer...
Plutôt qu'une histoire longue au fil directeur bien défini, on peut dire que Dementia 21 est en réalité une succession d'histoires courtes ayant toutes pour personnage central Yukie, et prenant toutes pour thématique centrale la vieillesse. Ainsi les missions se succèdent-elles pour notre héroïne qui se retrouve à épauler différents cas: une personne âgée dans une maison qui semble maudite après avoir vu plusieurs aides-soignantes mourir dans des conditions bizarres, une dame ayant une famille beaucoup trop grande et intrusive, une autre ayant un étonnant pouvoir depuis l'enfance, une autre encore dont les pertes de mémoire ont pour effet de réellement faire disparaître les êtres dont elle ne se souvient plus, un papy détesté par sa descendance qu'il a toujours malmenée, un homme ayant un "dentier intelligent" bien trop sophistiqué, un super-héros géant à la retraite, un cliché exacerbé de la belle-mère harceleuse, un vieux mangaka en train dessiner un nouveau manga au pouvoir surprenant, une femme obsédée par ses rides...
De la dentition aux rides en passant par la sénilité, la perte de mémoire, l'aigreur de belle-mère ou encore la fin de vie (y compris l'euthanasie), Kago se fait une joie d'exploiter nombre de soucis ou de clichés liés à la vieillesse, ce qui lui donne même l'occasion de mettre en avant, derrière son inventif mélange d'humour, d'absurdité et d'horreur, un certain regard plus grinçant sur la situation des personnes âgées et des aides-soignants au Japon. C'est néanmoins l'imagination typique du mangaka qui prime au fil des pages, celui-ci ayant un don pour partir de situations presque anodines ou de petits détails quasiment banals pour ensuite faire totalement partir en vrille les situation, bien souvent jusqu'à une dernière page délicieusement invraisemblable pour la plupart des histoires. Un schéma qui peut volontiers nous rappeler un peu les habitudes du maître de l'étrange Junji Ito dans ses histoires courtes, à ceci près que la tonalité de Kago se veut généralement plus humoristique dans sa part grotesque. Et pour citer une autre référence à un grand mangaka d'horreur, il semble difficile de ne pas songer à Kazuo Umezu lors du chapitre avec le vieux mangaka.
Sur le plan visuel, on est très loin des travaux les plus trash de l'artiste. Malgré certaines déformations physiques, Kago joue plutôt sur la folie ambiante, d'où le titre "Dementia" sans doute, tant tout semble dément ici. Cette folie, on la retrouve bien dans les dessins du mangaka: si chaque histoire démarre généralement de façon assez posée visuellement, c'est pour mieux faire petit à petit décoller les choses, jusqu'à ensuite nous laisser sur des planches suivantes parfois dingues, entre petits délires architecturaux que l'auteur affectionne et petits délires anatomiques (les dents intelligentes, les visages tout lisses ou au contraire ultra ridés...).
A l'arrivée, sur ce seul premier volume on peut déjà dire que Dementia 21 n'a pas volé sa réputation, d'autant plus qu'il donne une bonne vision globale de l'imagination débridée et extrême de Kago sans pour autant faire dans du gore poussé, ce qui peut en faire une bonne première approche pour quiconque voudrait s'initier aux oeuvres du maître en douceur (même si le mot "douceur" est très relatif avec lui). Un excellent cru dans la carrière de l'auteur, dont on attendra désormais le deuxième tome avec impatience !