Celui qui hantait les ténèbres - Manga

Celui qui hantait les ténèbres : Critiques

Yami ni Hau Mono

Critique du volume manga

Publiée le Mercredi, 05 Mai 2021

Chronique 2 :

Six mois après l'adaptation du cultissime Appel de Cthulhu, la collection des Chefs d'oeuvre de Lovecraft des éditions Ki-oon a amené une nouvelle pierre à son édifice en mars dernier avec la publication de Celui qui hantait les ténèbres. Un ouvrage qui, en plus d'être à ce jour le plus court de la collection avec ses 160 pages environ, a également pour petite particularité d'être en réalité composé de deux adaptations de nouvelles de Lovecraft, qui plus est des nouvelles séparées de quasiment 20 ans. En effet, La première des deux, "Dagon", est l'une des toutes premières nouvelles du maître: elle a été initialement écrite par Lovecraft en juillet 1917, avant d'être publiée en novembre 1919 dans le magazine The Vagrant, puis d'être republiée dans le Weird Tales en octobre 1923 puis en janvier 1936. Quant à la deuxième, "Celui qui hantait les ténèbres", c'est l'inverse: elle fait partie des tout derniers écrits de Lovecraft (a priori l'avant-dernier, le dernier étant Dans l'Abîme du Temps), et a été écrite en novembre 1935 puis publiée dans le Weird Tales en décembre 1936, seulement 3 mois avant la mort de l'écrivain en mars 1937.

Ces deux adaptations en manga par Gô Tanabe se composent de 4 chapitres: tandis que "Dagon" n'en occupe qu'un seul pour un total de 32 pages, "Celui qui hantait les ténèbres" est développée sur les 3 chapitres suivants, pour un total d'environ 110 pages. Tanabe a dessiné ces 4 chapitres au Japon pendant l'automne 2015 et l'hiver 2016, toujours au sein du prestigieux magazine Comic Beam d'Enterbrain/Kadokawa, avant une parution en volume broché en mars 2016. Ce qui situe ces deux adaptations entre La couleur tombée du ciel (achevée en été 2015, et restant à ce jour l'ouvrage de la collection le plus ancien) et Les Montagnes Hallucinées (entamée en septembre 2016).

"Dagon" nous narre la mésaventure d'un officier qui, pendant la Première Guerre mondiale, parvient à s'échapper du lieu où l'ennemi le retient prisonnier, pour se retrouver en barque, à la dérive sur l'océan. Il subsiste tant bien que mal en ne croisant pas âme qui vive, finit par s'évanouir... pour se réveiller quand son embarcation touche le sol. Mais un sol loin d'être accueillant: la plage, gluante, est jonchée de carcasses de bêtes marines qui, parfois, semblent totalement inconnues. S'engouffrant sur ce qui semble être une île, l'homme y ressent comme une oppression, une inquiétude, jusqu'à tomber sur une étrange obélisque si brillante qu'elle semble venir d'ailleurs, et ornée de bas-reliefs de créatures inconnues qui semblent dater de temps immémoriaux, le tout surplombé par la sculpture d'une figure aux allures de pieuvre... Quel peuple a bien pu bâtir une telle chose ? A quel culte appartient-elle ? A moins que tout ceci ne soit que des visions de son esprit en perdition ?

"Celui qui hantait les ténèbres" démarre sur une vision macabre: le corps sans vie de Robert Blake, retrouvé le 9 août 1935 avec le visages à moitié brûlé, face à sa fenêtre, alors que la pièce était close et les vitres intactes. Sitôt après, le récit nous invite à découvrir les derniers temps de la vie de cet homme, à partir du moment où, après avoir déménagé dans la ville de Providence, il s'est pris de fascination pour une vieille église très sombre, pas éclairé, délabrée et surplombant pourtant tout. Pour le bien de ses écrits, il décide d'essayer de s'y rendre, quand bien même il peine à la trouver une fois sur place, et que quand il demande son chemin aux habitants soit on l'ignore, soit on fait comme si l'église n'existait pas, soit on lui conseille de ne jamais s'en approcher. Le lieu est effectivement considéré comme maudit, car une secte démoniaque occupait autrefois le lieu et qu'un démon y habiterait toujours. Il en faut plus pour décourager Blake, sans doute un peu trop curieux: une fois à l'intérieur du bâtiment dont il explore toute la noirceur et où il ressent une étrange présence semblant l'observer, il déniche également un bien sombre livre: le Necronomicon, ouvrage maudit de magie noire avec lequel il semble accidentellement invoquer des forces maléfiques...

Bien que les deux nouvelles soient séparées par quasiment 20 années dans la carrière de Lovecraft et qu'elles s'ancrent dans deux environnements et deux époques du XXe siècle bien différents, en regrouper les deux adaptations dans le même ouvrage ne manque pas de sens, en premier lieu parce qu'elles semblent presque se répondre, comme si Lovecraft lui-même avait bouclé une boucle entre un récit du tout début de sa carrière et un autre issu de sa toute fin. Le premier parallèle à faire est évident: dans les deux histoires, on suit un seul et unique personnage, qui est en plus le narrateur, et dont la descente aux enfers va suivre un schéma assez similaire, jusqu'à la présence d'une fenêtre où surgit le mal au moment de la fatale issue. Et l'autre parallèle provient des éléments constituant l'horreur des récits: la figure culte de Cthulhu présente sur la vieille stèle sur l'île, et le Nécronomicon, les deux éléments incontournable de la mythologie lovecraftienne étant très liés.

Le fait de nous faire assister à la chute complète des deux hommes directement depuis leur point de vue a plus d'une qualité. En premier lieu, bien sûr, accentuer le climat d'angoisse toujours plus prégnant au fil des découvertes. mais, surtout, brouiller quelque peu les pistes: dans la mesure où on ne vit les choses que par le regard de ces deux-là, il est difficile de dire où s'arrête la vérité dans ce qu'ils et et voient, tandis que la folie s'empare toujours plus d'eux. Tout ce qu'ils voient est-il bien réel ? Sont-ils déjà sous l'emprise de quelque force obscure ? Où s'arrête la part imaginaire (et y en a-t-il seulement une ?) dans leur esprit halluciné ?

Il n'en faut pas plus pour que l'on ait droit à deux histoires immersives à souhait... hormis, bien sûr, l'interprétation visuelle que Gô Tanabe en fait. Et de ce côté-là, le mangaka régale, comme toujours, entre sa grande richesse, ses doubles-pages aux compositions hallucinées et aux contours parfois si incertains qu'ils semblent répondre à la folie des deux hommes, ses jeux sur l'obscurité, ses visages humains certes figés mais dégageant une certaine folie/froideur collant finalement bien à l'atmosphère...

Finalement, la principale limite à tout ceci, c'est bien que les deux récits sont courts, en particulier "Dagon" qui, du fait de sa seulement trentaine de pages, demande à ce que l'on y plonge immédiatement. D'ailleurs, dans sa petite postface, Tanabe dit lui-même que s'il en a l'occasion un jour, il aimerait reprendre entièrement ces deux récits... On ne demanderait pas mieux.

Quant à l'édition, elle s'inscrit dans les standards de la collection, c'est-à-dire dans un rendu de toute beauté: grand format, couverture à effet cuir, reliure de qualité supérieure, bonne qualité de papier et d'impression, traduction soignée de Sylvain Chollet...


Chronique 1 :

Revoilà Gou Tanabe pour la cinquième adaptation du célèbre et controversé romancier H.P.Lovecraft (cinquième adaptation mais sixième tome puisque "Les montagnes Hallucinées comptait deux volumes)!
Après le très attendu (et particulièrement réussi) "L'appel de Cthulhu", Gou Tanabe nous propose ici non pas une mais deux nouvelles bien plus courtes mais tout aussi passionnantes, deux nouvelles qui ont des points communs outre le ton et les créatures innommables.
Si la première nouvelle adaptée est particulièrement courte, la seconde, celle qui donne son titre à ce volume est plus longue et par conséquent plus intrigante et plus prenante...
Mais avant toute chose, revenons une nouvelle fois sur son auteur: maître de l'horreur ayant écrit ses récits au débuts du 20e siècle entre 1905 et 1935, Lovecraft a publié des dizaines de nouvelles plus ou moins courtes et a créé une mythologie riche et passionnante reposant sur des entités cosmiques. Mais la reconnaissance n'arriva qu’après sa mort, alors qu'il fut méprisé de son vivant. Pourtant il n'y a pas une personne ici qui n'a jamais côtoyé de près ou de loin son univers par des biais détournés! Il donna vie à un univers riche et dense qui fait désormais partie de notre pop culture. Son influence se retrouve partout qu'elle soit discrète ou plus marquée, qu'il s'agisse de simples références ou de profondes inspirations...

Dagon, qui va ici occuper seulement une trentaine de page sur le tome, est l'adaptation d'une nouvelle datant de 1917, nouvelle qui va introduire pour la première fois le Grand Ancien Dagon bien que celui ci ne soit ni jamais cité, ni même jamais évoqué en tant que Grand Ancien...d'ailleurs il est plus que probable que la créature apparaissant dans ce récit soit davantage un membre de la "race" de Dagon que le Grand Ancien lui même...
Mais qu'importe, tout ceci ne change rien au récit en lui même et ce débat n'intéressera vraiment que les puristes.

Un officier de la première guerre mondiale se retrouve isolé en pleine mer, sans le moindre repère, sans nourriture, à la dérive la plus totale...alors qu'il perd connaissance, il se réveille sur ce qu'il prend pour une plage, au milieu des cadavres de créatures marines de tout genre...En explorant les lieux il constate que la mer a disparu, ce qu'il explique par un phénomène sismique. Il va alors se retrouver face à un étrange monolithe planté dans le sol, celui ci étant recouvert de gravures mettant en scène d'étranges êtres sous marins qu'il ne reconnaît pas...Soudain il voit une gigantesque créature s'approchant et se collant au monolithe...Effrayé, il va rejoindre sans trop savoir comment son canot et l'océan où il finira par être recueilli.
Mais bien des mois après cette rencontre abominable il va peu à peu sombrer dans la folie et la paranoïa...

En seulement quelques pages, Gou Tanabe parvient à créer une réelle tension, à poser une ambiance et ce n'était sans doute pas chose aisée d'adapter une nouvelle avec si peu d'éléments.
Ici le protagoniste n'est pas nommé, on ignore quasiment tout de lui y compris sa nationalité, il n'est défini que par ce qu'il voit et ce qu'il ressent, par sa folie!
La créature qui est ici mise en scène n'est sans doute pas la plus effrayante du bestiaire de Lovecraft, mais c'est avant tout le contexte qui rend cette rencontre aussi perturbante!
Une agréable entrée en matière, une mise en bouche avant d'entamer le gros morceau!

"Celui qui hantait les ténèbres" est un récit bien plus vieux dans la mythologie de Lovecraft, et bien plus important que le précédent.
Publié en 1936, il s'insère totalement dans la mythologie du maître de l'horreur avec plusieurs références qui rappelle le culte des Grands Anciens! Son adaptation sera ici développée sur trois chapitres, équivalent à trois actes de développement du récit bien distinct, ce qui s'avère malgré tout bien plus court que tout ce qui a précédé dans cette collection.

Robert Blake, jeune peintre et écrivain, féru d'occulte, est retrouvé mort dans sa chambre, face à sa fenêtre. Nous allons vivre ses derniers mois d'enquête ayant conduit à cette étrange et fascinante mort.
Robert se consacre à son art dans sa chambre depuis laquelle, par la fenêtre, il aime à contempler l'extérieur, et se montre de plus en plus fasciné par un clocher noir, surplombant une vieille église abandonnée. Ce clocher est d'autant plus intriguant qu'il semble qu'aucun oiseau ne veuille s'en approcher! Cédant à la curiosité il décide de se rendre dans le quartier de la vieille église pour l'explorer...mais celle ci apparaît inaccessible, il a beau tourner dans les rues, pas d'église en vue. Lorsqu'il demande à des passants ceux ci se montrent agressifs et lui répondent qu'il n'y a pas d'église, de ne pas s'approcher de celle ci et que le quartier n'est pas pour les touristes!
En persévérant et après avoir rencontré une personne un peu plus bavarde, il va finir par trouver l'église pour y pénétrer... Ce qu'il va trouver dans la tour qu'il contemple depuis sa chambre va le marquer à jamais; il va réveiller une horreur cosmique qui va hanter ses nuits où cauchemars et réalité se confondent!

Dans ce récit on retrouve tous les marqueurs qui contribuent au succès des œuvres de Lovecraft, à savoir un homme qui va enquêter sur des mystères qui le fascinent mais le dépassent, un glissement lent mais inexorable vers la folie, des entités innommables d'un autre temps et venues d'autres monde...mais pas uniquement puisqu'ici nous avons des références au culte des Grands Anciens et nous avons même droit à une copie du tristement célèbre Nécronomicon! A ce sujet on peut justement trouver dommage que celui ci n'ait pas plus d'importance dans le récit!

Si on voit immédiatement les points communs qui unissent les deux histoires qu'on trouve dans ce tome (à savoir un individu seul qui réveille une force étrangère, qui va tomber dans la folie et la paranoïa et va attendre que cette force vienne s'emparer de lui...et oui, je l’admets ce schéma se répète régulièrement chez Lovecraft), force est de constater que la seconde, bien plus développée est bien plus marquante!
Dans un premier temps il va s'installer une fascination malsaine pour cette étrange flèche noire qui surplombe la ville, puis on va suivre la découverte des lieux, tout aussi dérangeante...et enfin ce troisième acte où la simple fait d'avoir regardé à travers une pierre mystérieuse a convoqué dans notre monde une entité obscure, craignant certes la lumière mais appelant les ténèbres, car c'est ce qu'est Nyarlathotep: une créature qui certes hante les ténèbres comme l'indique le titre mais qui est suivi par ces mêmes ténèbres!
Le troisième acte va exposer les événements étranges se produisant à travers la ville, événements vécus par tous, réfutant par la même que le protagoniste soit réellement fou!

Le récit se veut assez angoissant même si le peu de développement nuit quelque peu à l'investissement du lecteur, le volume laissant moins de temps à l'ambiance pour se poser...et pour le coup, ce qui s'avère diablement efficace dans une nouvelles de quelques pages, montre ses limites dans une adaptation en image, bien que là encore Gou Tanabe ait effectué un incroyable et remarquable travail!

Un récit certes plus court, peut être moins angoissant du fait du peu de développement, mais tout aussi prenant que les précédents, et toujours superbement servi par Ki-oon qui continue ici de nous proposer une édition luxueuse!
Toujours du grand art!   


Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

15.5 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Erkael
17 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs