Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 20 Octobre 2025
Si la création originale française occupe une assez bonne place dans le catalogue des éditions Kana depuis déjà plusieurs années, l'éditeur s'essaie pour la première fois, dans ce registre, à une oeuvre largement plus dure et mature que les autres, qui plus est en grand format : О́DR, récit prévu en deux tomes et dont l'épaisseur du premier opus, riche de plus de 330 pages, justifie aisément le prix de 13,25€.
C’est lors de ses études en cinéma que Maxime Truc, le scénariste de cette série, fait la rencontre de Locass, le dessinateur de l'oeuvre, également passionné de cinéma et de mangas. Leurs chemins se sont ensuite séparés, Maxime poursuivant un master en écriture scénaristique, et Locass se dirigeant vers une école de manga, pour cependant mieux se retrouver puisque ce manga, né de leur amitié, représente leur première réalisation, combinant leurs compétences et univers.
Récit nordique se déroulant dans les contrées froides du nord de la Germanie, О́DR prend place au 9e siècle dans un petit village reculé et démarre avec une règle bravée par un groupe d'adolescents: en visitant une forêt interdite par leurs parents car on y trouverait soi-disant des trolls et autres créatures effrayantes, ces jeunes finissent tous par prendre peur en tombant sur un ermite à l'allure hirsute, bourrue et surtout colossale qui leur somme de déguerpui... Tous, sauf Syn. Sourde de naissance, ne parlant pas mais lisant sur les lèvres, ressentant beaucoup de choses, et ayant notamment le don de percevoir des choses que les autres ne voient pas, cette jeune fille voit en cet être, prénommé Gudbjörn (littéralement "Ours Dieu" en nordique, ça ne s'invente pas), non pas un parfum de menace, mais une aura d'ours blessé. Accompagnée par son meilleur ami Dag qui ne compte pas la lâcher, l'adolescente s'approche de cet homme sauvage qu'elle a le sentiment de pouvoir comprendre, avant de déguerpir à son tour... et sans savoir ce qui l'attend une fois de retour au village. Car peu de temps après, un soir, les troupes de Sigvard, capitaine de l'armée du roi du Danemark Horik qui compte bien conquérir ces terres, débarquent au village et exigent à la fois d'être accueillies pour la nuit et de récupérer toutes les ressources. Pour éviter cette dernière exigence qui scellerait le sort du village à l'approche du rude hiver, le chef du village et père de Syn négocie alors, au risque de sacrifier sa propre enfant... et de réveiller les plus douloureux fantômes du passé de Gudbjörn.
Vous l'aurez compris: sur un petit fond de contexte historique crédible puisque le roi du Danemark Horik a réellement existé au 9e siècle et a effectué de violents raids en Germanie, Maxime Truc et Locass puisent leurs sources dans nombre d'éléments de la culture viking/nordique, des noms des personnages jusqu'aux environnements crédibles en passant par la mythologie (les dieux, le Valhalla, les Valkyries, le statut de berserker...), ceci afin de présenter avant tout non pas une histoire réellement guerrière, mais plutôt un récit centré sur la profonde douleur intérieure et extérieure de deux personnages en particulière: la douleur du passé pour Gudbjörn dont on découvrira bien assez vite les plus profondes tragédies passées dont il se sent inévitablement coupable, et la douleur du présent de la pauvre Syn qui, dans un monde chaotique et sans foi ni loi, se retrouve non seulement sacrifiée de la pire des manières par ceux en qui elle était censée avoir le plus confiance, mais en plus ostracisée et qualifiée de "maudite" à cause de sa différence. Une douleur commune parfaitement cristallisée, entre autres, par une impressionnante et déchirante double-page où leurs cris de douleur respectif, bien qu'ayant lieu à des époques différentes, se font profondément écho. La lutte commune de ces deux êtres meurtris, le premier par rédemption et la deuxième par vengeance et surtout pour trouver sa place, promet alors d'être puissante dans le deuxième et dernier tome... si tant est qu'ils puissent exercer cette lutte jusqu'au bout, tant l'oeuvre semble devoir ne rien leur épargner.
О́DR est un manga très sombre, très dur, très violent avec ses personnages profondément blessés aussi bien dans leur coeur que dans leur chair. Cependant, sans occulter graphiquement toute cette dureté et cette cruauté, Locass sait très bien la jauger, ne jamais la rendre gratuite, voire la suggérer brutalement sans pour autant la montrer frontalement, à l'image des pires horreurs subies par Syn, horreurs que l'on ressent totalement sans pour autant avoir besoin de les voir réellement. Et puisque l'on parle de faire ressentir, il s'agit précisément là de l'une des grandes forces de cette première moitié de série: tout en offrant des designs très marqués et des élans de violence sanglante très directe que son style très hachuré, noir et percé de certains jeux de lumière sert fort bien, Locass joue également beaucoup avec les sens de son lectorat: les gros plans précis sur les yeux ou les bouches sont nombreux, les silences avant le chaos sont pesants, le jeu sur les bruits que Syn n'entend pas de son côté, ou encore la forme de sixième sens que la jeune fille possède, sont autant d'éléments qui nous imprègnent et qui font d'О́DR une lecture très sensorielle. Alors certes, tout n'est pas impeccables, notamment dans l'anatomie des personnages, mais pour un premier manga professionnel le dessinateur a largement de quoi impressionner.
Servi dans une édition très satisfaisante (jaquette donnant le ton et agrémentée d'un vernis sélectif sur son logo-titre, bonne qualité d'impression sur un papier souple et assez opaque, lettrage soigné, et présence d'un petit lexique concernant les termes typiquement nordiques), ce premier gros volume a alors de quoi facilement happer, si bien qu'on attendra avec beaucoup d'intérêt la suite et fin d'О́DR dans le deuxième et dernier tome !