Autant en emporte la brume : Critiques

Kiri no naka no shojo

Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 17 Octobre 2023

Brillamment inaugurée il y a quelques mois avec le chef d'oeuvre intemporel Le Clan de Poe de la très grande Moto Hagio, la collection Héritages des éditions Akata vient de revenir en ce mois d'octobre avec deux nouveautés dont l'une n'est autre qu'Autant en emporte la brume, une parution en forme de petit événement puisque cette oeuvre est le manga le plus connu d'Eiko Hanamura, une mangaka qui était jusque-là inédite dans notre pays et qui fut pourtant une pierre fondatrice dans le registre du manga shôjo/josei.

Malheureusement décédée en décembre 2020, cette autrice née en 1929 commença sa carrière en 1959 pour des librairies de prêt, avant d'avoir l'opportunité, à partir de 1964, de devenir une autrice précurseure en commençant à se faire publier dans des magazines de manga shôjo, à une époque où ce genre commençait à éclater et où des femmes mangakas commençaient à s'y faire connaître (avant cette époque, beaucoup de mangas estampillés shôjo étaient dessinés par des hommes, avec ce que ça pouvait impliquer comme différence de sensibilité). Avant l'arrivée de la génération suivante d'autrices (dont Moto Hagio), Hanamura participa grandement à établir différents codes graphiques du shôjo manga, mais sa carrière ne s'est pas limitée à ça: en travaillant pour pas mal d'éditeurs différents, elle s'est essayée à divers types d'histoires toujours dans le shôjo/josei, s'est notamment adonnée à des adaptations de plusieurs romans féminins occidentaux bien connus (comme Jane Eyre de l'écrivaine Charlotte Bronte), le tout avant de reposer ses crayons en 2011, à plus de 80 ans. Ces dernières années, elle était venue deux fois en France: tout d'abord au Caroussel du Louvre en septembre 2007 à l'occasion de l'exposition du Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, puis en décembre 2018, lors du vernissage du Salon des Beaux Arts. Par la même occasion, elle était devenue une membre permanente de la Société Nationale des Beaux-Arts de notre pays.

Lui rendre enfin honneur via une publication française était donc un minimum, d'autant plus que, comme déjà dit, Autant en emporte la brume est sans doute son oeuvre la plus emblématique: initialement prépubliée au Japon aux éditions Shûeisha sous le nom Kiri no Naka no Shoujo à partir de 1968, cette oeuvre fait donc partie des débuts de carrière professionnelle de l'artiste, et a tant marqué le lectorat à son époque que certains de ses codes graphiques ont perduré et qu'elle a ensuite eu droit à des adaptations en série télévisée et en roman. Evidemment, au fil des décennies le manga a connu différentes éditions au Japon, dont une sous la forme d'un pavé de quasiment 400 pages en 2007. C'est sur cette dernière édition que se base la version française d'Akata.

Autant en emporte la brume nous plonge dans le Japon des années 1960, où Natsuko Ichijô, une enfant d'une douzaine d'années, a tout pour être heureuse: elle vit dans un cadre paisible grâce à son père dont la confiserie fonctionne si bien qu'elle va monter un partenariat avec l'industrie du lait, elle n'est aucunement dans le besoin, elle est rayonnante et intelligente et ne cesse de faire le bonheur de ses parents... et cela, même si sa mère Yûko semble ressentir comme un vague à l'âme nostalgique à l'heure où la petite famille doit faire un voyage d'affaires à Hokkaidô, comme si une face tragique de son passé semblait sur le point de la rattraper en n'ayant jamais pu s'effacer de sa mémoire. Sur place, l'innocente et joyeuse Natsuko, alors qu'elle se promène aux abords d'une forêt, croise la route d'une belle jeune fille de son âge, avant que celle-ci ne s'éclipse dans la brume? Recroisant un peu plus tard celle-ci, elle sympathise très vite avec elle, apprend qu'elle s'appelle Rika... mais n'a, à ce moment-là, encore aucune idée que cette rencontre fortuite est le premier pas vers une succession de révélations fracassantes sur sa famille et sur les drames ayant bouleversé l'existence de sa mère, puis de rebondissements qui vont totalement chambouler leur vie à Rika et à elle, en les obligeant peut-être à grandir plus vite que prévu...

Les premières révélations impactantes arrivant dès les premières dizaines de pages pour ensuite ne jamais totalement s'arrêter, au gré de divers bouleversements parfois très tragiques, nous ne révélerons volontairement rien de plus sur l'histoire afin de ne pas spoiler et de nous concentrer sur l'essentiel, à savoir ce que ce manga a pu apporter à son époque. Oh bien sûr, certaines révélations, avec nos yeux d'aujourd'hui, pourront apparaître désuètes, en tête celles des premières dizaines de pages qui sont totalement prévisibles. Mais c'est en la replaçant dans son contexte des années 1960 que la série prend sa valeur, tant il était encore rare, à cette époque, de voir un shôjo manga aborder ainsi des événements parfois graves (par exemple les regrets, le suicide, le mensonge, le sentiment de ne plus avoir sa place nulle part... et surtout la façon dont l'innocence des sentiments - amoureux comme familiaux et amicaux - peut être mise à mal par certaines vicissitudes de la société adulte) et offrir une certaines complexité à ses personnages que l'on sent en permanence tiraillés (ils commettent des erreurs, ressentent des émotions positives comme négatives en étant souvent pleins de contradictions), jusqu'à une issue où l'on ressent largement de l'empathie pour les héroïnes. Et même si la part de mélodrame pourra apparaître elle aussi quelque peu dépassée, l'oeuvre vieillit pourtant très bien, grâce à une narration très littéraire, parfois superbement lyrique (dans ce lyrisme, certains élans tragiques, notamment sur le suicide d'un certain personnage dans un cadre magnifiquement rendu, nous rappellent un peu Kazuo Kamimura entre autres) et prenant le temps de sonder en profondeur les diverses émotions parcourant Natsuko, Rika, Yûko et les autres. Quant au pur rendu visuel, derrière certains poncifs comme les yeux presque étoilés (que Hanamura a toutefois une façon très reconnaissable et bien à elle de dessiner, avec ces cils assez fascinants), il faut surtout noter l'élégance et la grâce fluette de son trait si limpide, ainsi que le charme de ses abondants décors dessinés avec les moyens de l'époque (donc sans le numérique, tout ça).

Pour bien porter cette pierre importante du shôjo manga, Akata a, en plus, mis les petits plats dans les grands, non seulement avec une exposition sur la mangaka à paris ce mois-ci, mais aussi avec pas moins de 20 pages bonus en fin d'ouvrage: ce sont une interview d'Eiko Hanamura elle-même, un mot de l'éditeur de la série à l'époque, une petite analyse de la critique Yukari Fujimoto, une longue interview de Hiroko Hanamura (la fille de l'autrice) par Bruno Pham des éditions Akata, et enfin un lexique que l'on peut découvrir, tout ceci apportant, de différentes manières, de nombreux éclairage. A part ça, le livre en lui-même est très agréable avec une prise en mains facile malgré le grand format et l'épaisseur (le papier étant bien souple et facile à manipuler, la traduction de Jean Tarse et le lettrage d'Isabelle Bovey sont impeccables, et la jaquette conçue par Carla Ferreira reprend fidèlement l'illustration de l'édition nippone de 2007 tout en apposant la charte graphique immédiatement identifiable de la collection Héritages.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16.75 20
Note de la rédaction