Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 30 Juillet 2012
Vous a-t-on déjà fait le coup de la critique dithyrambique ? Celle où vous pouvez lire des phrases toutes faites, du genre « Epoustouflant, fabuleux, magnifique, tous les superlatifs ne sauraient suffire ». Des formules rebattues, des tartes à la crème, en somme. N'allons pas plus loin : la crème de la crème, vous l'aurez devant les yeux avec cet artbook indispensable de Takehiko Inoue. Tout au long de cette chronique, il s'agira d'éviter de tomber dans la facilité décrite précédemment, sous peine de vous sortir tous les mots relevant du champ lexical de la beauté, de la poésie, de la maîtrise... argh, c'est mal parti ! Plus sérieusement, si Sumi est un véritable régal pour les mirettes, il s'agit d'expliquer pourquoi.
Publié au Japon en 2006, Sumi est un artbook reprenant des illustrations de Vagabond, l'une des oeuvres les plus célèbres de Takehiko Inoue aux côtés de Slam dunk et Real. Pour rappel, Vagabond reprend la légende de Musashi Miyamoto, sabreur excellent en quête de perfection et de spiritualité dans le Japon de l'époque Edo, au XVII° siècle.
A noter que Sumi n'est pas le seul artbook consacré à Vagabond, puisqu'il existe également Water, tandis que Pia fait davantage office de mook. La particularité de Sumi, c'est qu'il comprend quasi-exclusivement des illustrations en noir et blanc. Water quant à lui comprend des illustrations en couleur. Ce sont des compléments idéaux.
Sumi s'appuie sur trois grandes forces.
Primo, Sumi profite évidemment du talent exceptionnel de Inoue. Les illustrations présentées sont de véritables fresques, au sens de tableau représentant une époque et une société. Dans le même temps, elles font vivre une histoire.
A titre personnel, ma préférence va aux gros plans sur les visages, sales, vieillis, mal rasés. Ces artworks nous rappellent que les oeuvres d'Inoue s'éloignent du manga aseptisé, qui représente une grosse majorité de la production actuelle. Le mangaka préfère tendre vers un réalisme absolu. Les gros plans sur les visages sont donc réalistes à l'extrême. A ce titre, Inoue nous prouve que l'argument principal cité pour justifier le look occidentalisé des visages des personnages de manga (yeux ronds pour mieux faire apparaître les émotions) est un non-sens absolu. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'Inoue est un des rares mangakas à ne pas respecter cette règle, dessinant des visages nippons (yeux bridés donc), et qu'il prouve à chaque illustration que des yeux plus fins ne sont pas un obstacle pour laisser transparaître les sentiments les plus intenses, bien au contraire. Inoue fait un pied de nez à cette règle, et cela apparaît encore plus évident avec des illustrations en grand format.
Toujours à titre personnel, je suis particulièrement sensible aux environnements boisés et pluvieux, détaillés comme jamais. Je pense notamment aux décors du combat entre Miyamoto et Baiken Shishido, ainsi qu'aux illustrations prenant place après les batailles, retranscrivant toute la violence et le chaos de ces situations. Avec des illustrations plus grandes, vous serez surpris de voir à quel point Inoue maîtrise la profondeur de champ (voir un artwork magnifique de la façade d'un temple dessinée depuis l'un de ses côtés) ou des angles de vue originaux. Cela vous surprendrait-il que j'utilise, pour décrire ces angles, les termes de « plongées » et « contre-plongées », d'habitude issus de la peinture, de la photographie et du cinéma ? J'assume. Certains artworks ont le même charme que certaines séquences des films de Kurosawa, Ozu ou Imamura, ou que certaines peintures observées dans la partie nippone du musée Guimet. Que cela ne vous étonne pas : Inoue a ses propres expositions au Japon.
En admirant Sumi, vous serez pris de nostalgie. Puisque ce livre reprend des illustrations présentes dans le manga original, vous serez inévitablement pris de nostalgie : « ah, ce décor, je m'en souviens, j'avais été soufflé il y a trois ans lors de ma lecture de tel tome ! ». Tel est l'effet d'un artbook de Inoue-sama. Enfin, comment ne pas souligner que le trait superbe d'Inoue est capable de produire différents sentiments chez l'observateur, une même illustration pouvant être à la fois brute et douce.
Deuxio, la mise en page de cet artbook est intelligente. Sumi alterne des illustrations sur une seule page, des illustrations sur deux pages, ou des pages plus originales avec des portraits repris plusieurs fois montrant différentes expressions d'un même personnage. Même si Musashi Miyamoto et Kojiro Sasaki sont quantitativement plus représentés, les personnages secondaires ne sont pas en reste. Sumi n'est pas chronologique, en ce que les illustrations des premiers tomes peuvent succéder à celles des suivants. Cela ne choque pas, car Inoue fait preuve avec Vagabond d'une homogénéité dans l'excellence pendant les trente premiers tomes. On a même un aperçu, avec les artworks du spectre du vieux maître décédé, du style plus minimaliste observés dans les derniers tomes (30 à 33) collant à un scénario tendant vers le mysticisme. En alternant des illustrations différentes, Sumi nous fait voyager, chaque page étant un choc. Il aurait été vraiment dommage de regrouper les illustrations par thèmes, personnages, ou chronologie. Les choix faits sont donc louables.
Tertio, Sumi propose quelques pages étonnantes : des illustrations sur fond coloré uniforme fluo, le contraste créé entre une couleur pétante et l'illustration du maître réalisée à l'encre de Chine noir étant très intéressant.
Le seul défaut de cet artbook, c'est sans doute d'être trop avare en photos de l'environnement d' Inoue, notamment son lieu de travail. Sur le bureau du maître, pas de crayons ni de stylos, mais des pinceaux et des plumes par dizaines, pour dessiner à l'encre de Chine : encore une preuve qu'Inoue est à part dans l'univers des mangakas, puisqu'il reprend des caractéristiques des artistes peintres. Sur une autre photo, à défaut de reconnaître les titres des mangas sur les étagères, on apprécie d'en apprendre plus sur l'artiste en ce qui concerne ses goûts musicaux : Stevie Wonder, Bob Dylan, Radiohead. Que du bon.
Toujours en fin de recueil, une page résume les différents numéros du magazine Morning dans lesquels les illustrations furent initialement publiées. On aurait apprécié également le numéro du tome relié, pour savoir si certaines sont inédites, mais cela n'est pas bien grave. Sur la toute dernière page, l'auteur nous livre quelques lignes sur l'origine de sa passion pour le manga, évoquant les paroles de son grand-père, l'environnement dans lequel elles avaient été prononcées, et son ressenti vis-à-vis de ces mots. Quels sont-ils ? « Ces cheveux semblent si pleins de vie ». Touchant. Le grand-père du mangaka, comme nous aujourd'hui, avait remarqué un talent immense, des illustrations vivantes, réalistes.
Du côté de l'édition, tout est parfait, pour un prix très abordable au regard de la qualité (que ce soit la version japonaise ou américaine, vous ne devrez normalement pas dépasser 25€). Format 21x29,7cm, 168 pages de pur bonheur, couverture fine avec effet, papier d'excellente qualité.
Vous l'aurez compris, Sumi se présente comme un ouvrage indispensable pour les lecteurs de Vagabond, voire plus généralement pour les personnes lisant les autres oeuvres d'Inoue. Et on serait même tentés de dire que n'importe quel lecteur de manga devrait s'intéresser à cet ouvrage. Même si les goûts jouent incontestablement, tout ce qu'on vous a exposé précédemment devrait vous convaincre du fait que Takehiko Inoue est le mangaka possédant le plus beau trait à l'heure actuelle.