YAMADA Sansuke - Actualité manga

YAMADA Sansuke 山田参助

Interview de l'auteur

Publiée le Samedi, 20 Juin 2020

Rencontre croisée Sansuke Yamada x Baron Yoshimoto



Le FIBD d'Angoulême est souvent l'occasion d'assister à des rencontres intéressantes entre différents artistes, et celle qui se tint le 1e jour du festival cette année fut l'une d'elles. Avec d'un côté Sansuke Yamada, auteur du manga Sengo publié par Casterman et abordant l'après-guerre nippon, et de l'autre Baron Yoshimoto, artiste aux multiples facettes inédit en rance (une anthologie de lui est prévue chez Le Lézard Noir mais n'a pas encore de date) mais ayant vécu cette époque, il y avait forcément beaucoup de choses à dire. Même si nous n'avons pas pu assister à sa fin de cette rencontre croisée, on vous propose aujourd'hui de découvrir notre compte-rendu de cette conférence publique qui fut animée par Xavier Guilbert, avec Sébastien Ludmann en interprète des deux auteurs.



Sansuke Yamada, pourquoi, avec Sengo, avoir choisi de faire ce récit se passant dans l'après-guerre japonais ? Qu'est-ce qui vous a attiré dans ce sujet ?

Sansuke Yamada : Depuis l'enfance j'ai une passion pour les thématiques qui se déroulent avant ma naissance. J'ai pris l'habitude, depuis très longtemps, de fréquenter les bibliothèques et de parcourir des récits sur cette période.


Auparavant, vous aviez une carrière qui n'avais strictement rien à voir avant, alors qu'est-ce qui vous a poussé à aller voir l'éditeur japonais Enterbrain pour présenter ce genre de récit ?

Je pense qu'au-delà du cadre japonais, la thématique de la reconstruction a une certaine universalité, qui peut être abordé dans tout type de cultures.


Cette période est, encore aujourd'hui, abordée au Japon avec des visions très antagonistes. Y a-t-il une volonté de faire passer un message, ou d'évoquer cette période avec un angle différent ?

C'est quelque chose qui est très présent à l'intérieur de moi, donc je ne pensais pas l'aborder avec un regard particulier. Au-delà de vouloir faire passer un message, vu que c'est un sujet très présent en moi je souhaitais simplement le partager.


Y a-t-il quelque chose qui vous intéresse plus particulièrement dans cette période ? Car au vu de ce que vous avez dit précédemment, il y a d'autres périodes qui auraient pu vous attirer, peut-être plus joyeuses...

Je pense que l'envie de dessiner cette période vient du fait que dans la production de l'entertainment japonais global (cinéma, mangas, etc), c'est une époque qui est un peu écarté, délaissée. A mon avis, c'est pour ça que j'ai voulu la mettre en avant.

De gauche à droite: Baron Yoshimoto, Sébastien Ludmann, Sansuke Yamada, et Xavier Guilbert.  

Un manga comme Ashura de George Akiyama (inédit en France, ndlr) avait été « banni », ou en tout cas avait causé des problèmes, parce qu'il avait représenté du cannibalisme pendant cette période, via une femme qui n'avait d'autre choix pour survivre, et cela a fait écho à des rumeurs ayant dit qu'après les bombardements sur Tokyo des habitants étaient arrivés au même type d'extrémités. Ca montre combien c'est une période qui pouvait être difficile. À vivre mais aussi à évoquer. Or, vous, vous n'hésitez pas à l'aborder, que ce soit via la reconstruction ou via des moments se passant pendant la guerre.

Dans un contexte moyenâgeux il y a quelque chose de beaucoup plus sauvage. Moi j'ai choisi comme toile de fond l'Histoire contemporaine, donc on est sur un registre un peu différent. J'avais l'inquiétude d'avoir des pressions suite à la publication, mais rien de tout ça n'est arrivé. Quand on y réfléchit, les œuvres écrites pendant la période que je dépeins sont parfaitement accessibles, et n'importe qui peut accéder aux sources pour découvrir ce qu'il s'est passé.


Vu que vous abordez ici un sujet assez connoté, comment votre éditeur a-t-il réagi quand vous lui avez proposé la série?

Mon magazine de prépublication, le Comic Beam, est connu pour avoir les reins solides et être relativement courageux. Il est d'usage que les auteurs présentent un storyboard assez détaillé à leurs éditeurs avant de prendre la décision et de commencer la publication. Or, il se trouve que j'ai rencontré chez une amie celle qui est devenue mon éditrice, Madame Aoki. Je lui ai parlé du projet sans présenter de plan détaillé, elle était partante immédiatement, et on a travaillé ensemble tout de suite.


Avez-vous fait beaucoup de recherches documentaires avant de vous lancer dans ce projet ?

Comme je vous le disais tout à l'heure, c'est une période qui m'intéresse depuis l'enfance, donc j'avais déjà beaucoup de livres de documentation chez moi. L'idée était d'utiliser ce dont je disposais pour commencer à travailler. J'ai tout de même fait quelques recherches supplémentaires quand cela s'est avéré nécessaire, mais l'idée de départ était de travailler avec ce que j'avais chez moi.


J'ai également l'impression que, plus que l'exactitude historique, ce qui vous intéresse est de présenter les sentiments les émotions que l'on pouvait avoir à ce moment-là.

C'est exact. Combiner les deux est possible : on peut aborder ce genre de thématique tout en essayant de rester fidèle à l'Histoire, ou en tout cas en tâchant de rester proche de la réalité. Mais dans le manga, ce qui est intéressant, ce sont les sentiments, et les décisions prises par les personnages en fonction de circonstances données. Moi j'ai vraiment cette passion pour les livres et films de l'époque, et je suis toujours intéresse de voir telle décision que va devoir prendre tel personnage à un moment donné, en étant dicté par telle impulsion ou telle action. Cela peut être de grandes actions, ou de plus petites actions comme manger, se laver... J'aime essayer de voir les petites différences qui se trouvent dans ce genre de détail.

  

Au centre de ce récit, il y a deux personnages. Tout d'abord, un bonhomme costaud, tel qu'on pourrait en voir dans vos productions précédentes, notamment pour des magazines gay. Mais c'est aussi un personnage qui suit beaucoup ses pulsions, qui aime bien manger, coucher avec des femmes... et qui peut aussi être très violent. Puis un autre personnage plus gradé que lui, qui est plus dans la retenue, et qui a une relation assez trouble avec l'alcool. Qu'est-ce qui vous intéressait dans cette association ? Comment en êtes-vous arrivé à ce duo qui vous permet d'explorer pas mal de choses ?

Dans les films il y a ce qu'on appelle les « buddy movies ». Ici, j'ai voulu faire une espèce de « buddy manga », c'est-à-dire une histoire d'amitié entre deux personnages. Il se trouve que dans le paysage du manga actuel, ce genre de duo masculin est plus exploité par des autrices que par des auteurs, mais on a alors plus tendance à voir deux beaux garçons qui parcourent l'aventure ensemble. Moi j'ai un problème avec ce type de personnage, qui ne me suffisait pas. Je trouvais qu'il y manquait quelque chose. Donc j'avais envie de faire de genre de thématique habituellement trusté par les autrices, en y proposant des bases différentes. Concernant leur différence de personnalité, plus que l'un écoutant ses pulsions et l'autre étant plus en retrait, j'avais envie de décrire ma vision du binôme masculin, où des personnages très différents doivent se rejoindre pour faire un tout.


Même si on est dans un contexte historiquement lourd, il y a quand même un esprit très positif.

Je pense que si on colle à la réalité, il y a beaucoup de scènes qui devaient être plus horribles que celles que je dépeins. J'ai l'impression d'être relativement dans la retenue.


A présent je vais m'adresser à Baron Yoshimoto. Vous avez été un grand nom du manga gekiga au Japon sans les années 1970, et vous êtes également exprimé dans l'illustration et la peinture. Vu que vous avez vécu ce Japon d'après-guerre, retrouvez-vous des choses que vous avez connues en regardant le travail de Sansuke Yamada ? Est-ce un reflet de ce que c'était, ou est-ce une vision actuelle du passé ?

Baron Yoshimoto : Moi je pense que l'oeuvre de M. Yamada est un portrait réaliste. Historiquement, M. Yamada vit à une époque très éloignée de ce qu'il décrit, et pourtant j'ai le sentiment qu'en son for intérieur, il a su saisir l'ambiance de cette époque. C'est pour ça que je suis devenu un vrai fan de son travail : j'ai le sentiment que jusqu'à aujourd'hui, aucun mangaka n'avait su décrire de façon aussi précise l'atmosphère de cette période.


Pour l'instant, M. Yoshimoto, il n'existe pas d'oeuvres de vous traduites en français. En langue anglaise, on peut trouver le recueil The Troublemakers qui reprend des nouvelles publiées initialement dans les années 1970. On y retrouve un parallèle avec Sengo, car il y a la représentation de cette époque, à travers les manifestations qui ont eu lieu contre les traités de collaboration avec les Etats-Unis. Ce ne sont pas des choses qui sont a centre de vos récits, mais elles apparaissent dans le contexte. A cette époque, ça faisait partie de ce que vous viviez, donc est-ce que ça vous semblait important d'intégrer cela à vos récits ?

Oui, c'était très important de rendre compte de l'ambiance de l'époque. Le principal événement durant ma période d'activité, c'était évidemment la Guerre du Vietnam, que j'ai ressentie de façon très prégnante. J'habite à Yokohama, qui est une grande ville portuaire et qui était également une grande base navale à l'époque. A travers mes œuvres, j'ai essayé de présenter cette ambiance. Bien sûr, les mouvements antimilitaristes était très prégnants également. Mais en faisant en sorte d'être aussi objectif que possible, je voulais rendre une description neutre et précise.

  

Dans votre travail il y a des choses très liées à la guerre, notamment dans The Troublemakers où la dernière nouvelle parle d'un GI américain. Tout ceci fait également pas mal penser au travail de Yoshihiro Tatsumi. En regardant ce qui se fait aujourd'hui, j'ai l'impression qu'à cette époque-là il y avait vraiment une volonté de retranscrire ce que vous viviez.

Je pense que c'est quelque chose qui relevait vraiment de l'ambiance de l'époque, et qui à ce moment-là me touchait jusqu'au fond de mon âme. Il me semble que c'était assez naturel, finalement, que des choses comme ça se reflètent dans mon travail.


Il y a donc des choses que vous avez traversées, et qui sont abordées dans le travail de Sansuke Yamada, comme la reconstruction de Tokyo, mais également des scènes marquantes comme celle de la décapitation dans le tome 2 de Sengo, qui peut être chargée de sens puisqu'elle peut renvoyer au massacre de Nankin de 1937. Une scène de cette période est assez connue : celle où deux officiers de l'armé japonaise font un concours de décapitations, concours qui se finit sur un match nul. Quand on connaît cette histoire, cette scène-là de Sengo n'est pas anodine.

Sansuke Yamada : Plus que d'essayer de faire un parallèle et de provoquer le réveil de ces souvenirs horribles, l'idée était vraiment de m'attaquer à quelque chose qui n'a pas encore été décrit ni en manga ni au cinéma dans la production japonaise de ces dernières années. Je trouvais que c'était intéressant de me glisser dans cette faille.


Dans ce tome 2 de Sengo, à la même période, il y a aussi ces prostituées qui disent « Pourtant, nous aussi on se sacrifie pour notre pays ». Cela peut aussi renvoyer à un autre aspect délicat de l'Histoire japonaise pendant la guerre, à savoir les femmes de réconfort.

Dans ces scènes-là, plus que d'essayer de pousser les lecteurs à faire un lien avec ces événements, l'idée était de croquer des choses qui pouvaient avoir lieu. Ma démarche n'avait aucune volonté symbolique, je souhaitais plutôt décrire les petites choses du quotidien de cette époque.


Moi, ce qui me marque dans votre travail, c'est la volonté de trouver une justesse dans la représentation non seulement des horreurs de la guerre, mais aussi de la manière dont les officiers maltraitent les soldats avec parfois des marques d'autorité absurdes, et a manière dont peut être traité différemment le fait qu'ils sont des êtres humains et que malgré toutes les horreurs il faut continuer de vivre.

Toutes ces petites choses autour des brimades de soldats et de la hiérarchie au sein des casernes sont des éléments qu'on trouve assez facilement dans les écrits datant de cette époque et d'immédiatement après. Ca rejoint la question précédente : mon idée était vraiment de mettre le doigt sur toutes ces petites choses du quotidien qu'on a tendance à oublier au fur et à mesure que le temps passe.


Compte-rendu effectué par Koiwai.
  


Conférence publique au FIBD 2020



Pour le lancement du très bon manga Sengo en janvier dernier, les éditions Sakka/Casterman avaient l'honneur d'accueillir son auteur Sansuke Yamada pendant le FIBD d'Angoulême. En attendant la parution du volume 3 de la série début juillet mais aussi notre interview du mangaka, on vous propose aujourd'hui un retour sur la conférence publique qu'il a tenu pendant le festival, avec Fausto Fasulo d'Atom Magazine aux questions, et Sébastien Ludmann, traducteur de la série, en interprète. Malheureusement nous n'avons pas pu assister à la fin de la conférence, mais en voici la majeure partie. Rappelons aussi que nous sommes précédemment revenus sur la rencontre croisée de M. Yamada avec l'artiste Baron Yoshimoto !


Vous êtes actif dans le milieu du manga et de l'illustration depuis maintenant plusieurs années. On ne va pas retracer votre parcours car ce serait trop long. En revanche, pouvez-vous nous dire quel est votre sentiment à l'idée d'être aujourd'hui en France pour présenter votre travail et plus précisément votre manga Sengo ?

Sansuke Yamada : Je suis à la fois inquiet de savoir quelle sera la réception par le public français de mon manga car il aborde une partie très spécifique de l'Histoire du Japon, et curieux de savoir quel sera le regard français dessus étant donné que cela reste une thématique universelle.


Cette période spécifique, il s'agit donc de l'immédiate après-guerre. Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette période en particulier ?

Il y a beaucoup d'éléments : la musique populaire, la mode, les paysages détruits et reconstruits voire qui ont parfois résisté aux bombardements... Je ressens une certaine nostalgie pour cette période.



Vous avez parlé de musique populaire, or vous avez un lie étroit avec la musique puisque vous en faites vous-même avec votre groupe. Dans cette musique populaire japonaise d'après-guerre, qu'est-ce qui vous fait vibrer ?

Déjà dans l'avant-guerre, beaucoup d'éléments venus d'Occident étaient présents dans la musique japonaise. Il y avait du jazz, de la musique latine, de la musique hawaïenne... J'aime toutes ces musiques pour leur variété. Mais j'ai le sentiment qu'on a tendance à perdre la variété de cette époque-là, et c'est ce qui m'intéresse. Ce qui m'intéresse aussi dans toutes ces musiques venues de l'étranger, c'est la façon dont le Japon s'en est emparé, que ce soit en traduisant les paroles de façon correcte ou erronée, en les faisant interpréter par des artistes qui n'avaient pas forcément le bon timbre de voix au départ... Cette étrangeté a donné une teinte un peu différente à ces musiques, et je trouve que c'est passionnant d'un point de vue contemporain.


Et en termes de sensations, que vous procure la musique quand vous chantez, que le dessin de manga ne vous procure pas ?

Moi je ne suis pas instrumentiste, seulement chanteur, et j'ai le sentiment que la chanson est psychologiquement plus simple que le dessin. Etrangement, quand je dessine, j'ai l'impression que c'est plus une souffrance où je dois combattre un certain stress, ce qui est un exercice très éprouvant. Mais même si chanter et dessiner sont deux exercices très différents, à l'intérieur de moi ils se rejoignent en un point assez précis. Par exemple, quand je dessine une scène, j'ai tendance à laisser vagabonder mon esprit en imaginant comment un dessinateur de l'époque aurait fait pour retranscrire les choses. Et en me laissant aller ainsi il arrive que je me retrouve comme « possédé » instantanément par l'esprit du dessinateur auquel je pense, et que je parvienne à produire quelque chose qui se rapproche de ce que j'imaginais idéalement. Et ça arrive aussi quand je chante : quand j'essaie de donner un timbre ou une couleur particulière à ce que je chante, je pense aux chanteurs de l'époque d'origine qui viennent alors me souffler des « indices » pour pouvoir chanter de façon juste comme je le souhaite. J'adore la sensation de plaisir instantané que me procure cet instant où je trouve la solution pour dessiner ou chanter ce que je veux.


Avez-vous des exemples de mangakas par lesquels vous vous laissez « posséder » ?

Quand je dessine sur une époque précise, j'ai tendance à me laisser influencer par les auteurs qui l'ont vécue, et par des méthodes qui y étaient en vogue. Par exemple, en auteur d'avant-guerre, je peux citer Osamu Tezuka. Il reste assez proche de nous mais il a vécu cette époque. L'influence ne se ressent pas trop dans les deux premiers tomes de Sengo, mais au fur et à mesure que l'histoire avance je pense que par endroits on peut en trouver.



Tout à l'heure vous avez évoqué la mode, et c'est vrai que dans Sengo il y a des costumes dessinés. Qu'est-ce qui vous intéresse dans la mode des années 1930-1940 ?

On était dans une époque où on manquait de tout et notamment de tissu, alors on avait tendance à transformer les anciens uniformes militaires en vêtements civils. L'un de mes personnages, qui était mobilisé, a récupéré sa garde-robes dans un stock militaire lors de son arrivée au port. Ce qu'il y a avec ces vêtements-là, c'est qu'ils n'ont pas de patrons précis, les coupes ne sont pas très carrées. Il peut y avoir des épaules trop serrées, des pantalons trop larges... Je trouve que ça a un charme assez intéressant.


Quand vous travaillez sur ces dessins d'uniformes et de la mode de l'époque, quelle est votre documentation ?

Petit je regardais des photos, mais au fur et à mesure que j'ai grandi j'ai commencé à m'intéresser aux tissus en réalité. Je me suis aussi fait un ami qui gère un magasin de vêtements en surplus militaires mais aussi de vêtements militaires ayant été vraiment portés. J'ai un rapport assez charnel avec ce genre de choses, voire un certain fétichisme pour ces costumes-là qui commence par leur odeur. Aujourd'hui il m'arrive d'en porter, et c'est vrai que porter un tissu que des gens de l'époque ont déjà usé crée en moi un sentiment particulier, car à chaque fois j'ai un eu l'impression de revivre l'expérience de ces gens. Mais si je faisais ça tout seul dans on coin, je crois que je passerais pour quelqu'un d'un peu bizarre. C'est pour ça que j'essaie d'exorciser ce fétichisme à travers mon œuvre.


Vous parlez d'odeur, et c'est vrai que dans Sengo vous essayez de nous faire goûter à des sensations du passé : les odeurs, les visions... Il s'agit vraiment d'un manga sensitif. C'est ce que vous vouliez faire ?

C'était effectivement l'une des motivations pour dessiner Sengo. Je voulais ce côté sensitif, sensuel, que moi je peux ressentir et que j'avais vraiment envie de partager.


Est-ce que, dans des œuvres de notre époque, vous avez trouvé un équivalent à ce type de sensations du passé que vous voulez transmettre au lecteur ?

Je pense que dans toute production il y a fatalement quelque chose de personnel, mais si je devais citer quelqu'un qui essaie de partager cette même passion, j'aurais tendance à citer la mangaka Fumiyo Kouno, pour son œuvre Dans un recoin de ce monde qui a eu un certain succès au Japon. A la différence près que c'est une autrice et qu'elle a tendance à mettre le projecteur en direction des femmes, tandis que moi ce sont les hommes, leur rudesse et leur bêtise que je me plais à mettre en scène.



Adolescent, quand on s'intéresse à cette période de l'Histoire japonaise, comment est-on considéré par son entourage ?

A vrai dire, depuis l'enfance j'avais tendance à vivre perdu dans mes pensées et mes délires, alors j'étais tenu en marge de mes communautés de camarades. Mais je n'ai pas eu le sentiment que c'était quelque chose de douloureux. Quand on n'a pas la capacité à vivre dans le présent, je pense que se réfugier dans les films ou dans les choses du passé est naturel et assez universel.


Et est-ce qu'on cherche à se tourner vers des personnes plus âgées, proches de cette période passée, qui pourraient nous informer voire nous pousser à réfléchir par rapport à ce moment de l'Histoire ?

Le monde des enfants a ses propres règles, et c'est vrai que moi, enfant, j'avais plus de facilités à communiquer avec les adultes qu'avec les gens de mon âge. En revanche, je n'étais pas non plus assez sociable pour aller rechercher activement la présence ou l'amitié de personnes plus âgées que moi. Je crois que c'est seulement à partir de l'université, au début de ma vie d'adulte, que j'ai commencé à me sociabiliser.


A l'université vous avez suivi des études dans les Beaux-arts, des cursus qu'on retrouve souvent dans le parcours de mangakas et dessinateurs. Qu'est-ce que cette formation vous a apporté ?

Mon éducation artistique s'est effectivement faite à l'université, mais je n'étais pas un étudiant très assidu, tout comme je n'étais pas un bon écolier. En revanche, ça a été l'occasion de m'ouvrir à une culture alternative par le moyen d'une bibliothèque très bien fournie. J'ai aussi pu découvrir nombre de films et de disques musicaux, et ça m'a aussi permis d'enfin me faire des amis qui acceptaient ma passion pour les choses anciennes et pour les thématiques spéciales.



A quel moment vous êtes-vous dit qu'il était nécessaire pour vous de raconter en fiction vos passions ?

C'est à la même période, quand j'étais étudiant dans les années 1990. A travers mes lectures je me suis rendu compte que le livre était vraiment un média intéressant. Bien sûr je dessinais déjà du manga avant, mais c'est à cette époque que j'ai commencé à publier des choses en auto-publication. J'ai notamment fait un doujishi sur les femmes de réconfort pendant la guerre. C'est aussi à cette époque que je me suis rendu compte que la guerre et le sexe étaient des thématiques fondatrices et motivantes pour moi.


Votre envie de faire du manga est elle arrivée avant, après ou en même temps que celle de faire de la musique ?

Le désir de chanter a toujours été plus fort, mais je pense que ce sont les instrumentistes qui doivent être les éléments fédérateurs dans un groupe. Mon désir de chanter était présent en moi depuis longtemps, mais pendant longtemps je n'étais pas en mesure de prendre sur mes épaules la formation d'un groupe. Je pense que c'est un dilemme que tous les chanteurs connaissent. En plus, moi ce qui m'intéressait c'était de faire des reprises de chansons populaires des années 40-50-60, et c'était compliqué de trouver des personnes ayant la volonté de me suivre là-dedans.


Votre groupe est un duo. A-t-il été difficile de trouver le guitariste qui vous accompagne ?

Mon guitariste est un ami que j'ai rencontré à l'université. A l'époque il était très fan de rock, notamment des Smiths, et on n'a jamais réussi à faire ensemble quelque chose de musicalement construit à cette époque-là. Puis on s'est perdus de vue, et un jour où j'allais au cinéma pour voir Princesse Mononoke et que j'ai abandonné l'idée en voyant la file, je suis retombé sur lui et j'ai appris qu'il avait changé de perspective en faisant désormais du jazz, ce qui correspondait déjà plus à ma sensibilité. Là, je me suis dit qu'il y aurait enfin peut-être moyen de faire quelque chose avec lui, de créer ne musique pop se rapprochant de ce que j'avais envie de faire.



A l'époque où vous faisiez des publications amatrices comme celle sur les femmes de réconfort, aviez-vous déjà cette perspective de devenir mangaka professionnel ?

A l'époque j'étais très maladroit, mon histoire faisait une dizaine de pages, j'étais incapable d'en produire plus, mais je n'avais aucune raison de penser que je ne pourrais pas devenir mangaka professionnel.


Aviez-vous des retours critiques de votre entourage sur ces premiers travaux ?

Le doujinshi sur les femmes de réconfort, à l'époque j'ai eu l'occasion de le présenter lors d'une réunion. Chacun présentait une création originale, et forcément j'étais le seul à traiter de ce type de sujet, donc ça a fait un peu de bruit et je me suis fait remarquer. C'est là que j'ai compris que traiter des thèmes originaux et laissés de côté, ce n'était pas difficile pour moi, et c'était même un moyen pour moi de me démarquer de la production globale. 20 ans ont passé entre ce moment et la publication de ma première série, et je n'arrive vraiment pas à m'expliquer pourquoi, à cette époque-là, je m'étais mis dans la tête que je pourrais en faire une carrière.


Article effectué par Koiwai.
  


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Dimanche, 05 Juillet 2020

Le 1er juillet a vu la parution aux éditions Sakka/Casterman du troisième volume de Sengo, récit nous immisçant avec réalisme et passion dans le Japon d'après-guerre entre autres, aux côtés d'un improbable duo de héros humains et réunis par les aléas de la guerre.

Ainsi, l'occasion est idéale pour vous dévoiler notre interview de son auteur Sansuke Yamada, qui était présent au FIBD d'Angoulême il y a quelques mois. Une interview qui fait suite à la conférence croisée du mangaka avec l'artiste Baron Yoshimoto puis à sa conférence publique, sur lesquelles nous étions déjà revenus précédemment.

Une très jolie rencontre,qui nous a également permis de poser quelques questions à Madame Aoki, la responsable éditoriale de Monsieur Yamada au sein du Comic Beam, le prestigieux magazine dans lequel fut publié Sengo.




Sansuke Yamada, merci d'avoir accepté cette interview. Vous êtes un artiste touche à tout : musicien, illustrateur, comédien, mangaka… Qu'est-ce qui vous plaît dans cette diversité ?

Sansuke Yamada : C'est moi qui vous remercie d'avoir voulu me rencontrer.

Musicien est un grand mot ! Je ne suis pas instrumentiste, je me contente de chanter. Je pense que psychologiquement c'est important pour moi d'avoir des activités différentes, car quand on dessine on est enfermé chez soi, on se renferme un peu sur soi-même. Alors chanter devant des gens, ça me permet d'évacuer tout le stress que je peux accumuler quand je dessine.

Cela dit, je chante aussi pendant que je dessine (rires).


Dans Sengo, vous traitez les choses sans tabou: les morts violentes comme des décapitations sont là, le sexe est omniprésent et n'est pas vraiment caché, néanmoins ce n'est jamais gratuit ou exagéré. Pourquoi ce choix d'être assez direct ? Et comment avez-vous trouvé l'équilibre pour montrer les choses assez directement sans tomber dans l'excès ?

Je ne suis pas le genre d'auteur très doué pour présenter les choses dans l'excès, que ce soit la violence ou d'autres choses. Ce n'est pas dans mon naturel, donc je pense que cet équilibre est une chose qui m'est venue relativement naturellement.



Une question pour Madame Aoki, votre responsable éditoriale sur Sengo au sein du magazine Comic Beam. Qu'est-ce qui vous a plu dans le projet de M. Yamada ? Aviez-vous tout de même des réticences face à ce sujet délicat, ou étiez-vous emballée dès le départ ?

Madame Aoki : Quand j'ai vu le projet arriver, j'ai eu de l'intérêt pur pour celui-ci, dans la mesure où c'était un sujet intéressant qui n'était pas beaucoup traité. J'ai trouvé qu'il y avait du sens à présenter une époque qui commençait à être oubliée par nos contemporains.

Et dans le sens inverse, des inquiétudes, je n'en ai pas vraiment eues, à part le fait qu'il fallait que moi aussi je sois à la hauteur et que je me mette à niveau culturellement pour pouvoir suivre le projet sur le plan éditorial.



Selon Monsieur Yamada, quelle est l'essence du Comic Beam, étant donné que c'est un magazine ayant une identité forte avec des auteurs à la patte assez personnelle ?

Sansuke Yamada : L'impression que je vais donner, c'est plus celle de l'auteur qui y publie, que celle du lecteur.

Ce qui m'a frappé quand j'ai commencé à publier la série dans le Comic Beam, c'est qu'à aucun moment on a essayé de me reprendre, de me barrer la route sur certains points. J'ai été impressionné par ce courage, et par cette manière de faire confiance à l'auteur.

Alors qu'au départ, c'est un projet que je pensais n'avoir aucune chance de publier, et que je m'attendais à voir rejeté partout ! (rires)


Que pensez-vous de cela, Madame Aoki ?

Madame Aoki : Si le projet a été accepté, je pense que c'est parce que le Comic Beam est un environnement où on laisse travailler les responsables éditoriaux en liberté. A notre niveau, nous avons rarement des barrières pour nous empêcher d'avancer.

Monsieur Yamada a dit qu'on ne lui a jamais posé de limites, et je pense que ça vient aussi de son intention : il décrit une réalité, écrit des choses qui se sont vraiment passées. Tout ce qu'il met en scène n'est jamais gratuit, et n'a aucune intention de nuire ou de porter préjudice à qui que ce soit. Dans cette mesure, il n'y avait pas de nécessité particulière à lui imposer des barrières.



La musique a une place importante dans Sengo, que ce soit en toile de fond, ou quand vous entrecoupez le récit de paroles musicales ou de chants des personnages. Pourquoi ce choix ? Et comment avez-vous réfléchi à la mise en scène de ces moments ?

Sansuke Yamada : C'est quelque chose qui m'intéresse déjà dans les films, sans parler des comédies musicales, mais dans les films classiques. Ces espèces de moments où les personnages se mettent à chanter dans le cours normal des choses. Ces mélodies qui arrivent naturellement, au détour d'une beuverie, d'une soirée entre amis, etc...

C'est typiquement le type de scènes qui m'émeut le plus dans une œuvre cinématographique. Et comme je n'ai pas la talent nécessaire pour tourner des films, j'ai essayé de mettre en scène ça dans mes mangas.


Et quelles difficultés cela a représenté pour vous de mettre en scène ces moments-là ?

Honnêtement, il n'y a rien qui me semble difficile dans la mise en scène de ces choses-là. Ca me vient très naturellement.



Pour rester dans la musique, en toute fin d'interview dans le magazine Atom vous évoquez un chanteur français : Henri Salvador. Pourquoi lui ? Quel est votre rapport avec lui et comment l'avez-vous connu ?

Mon premier contact avec la musique de Henri Salvador s'est fait dans les années 1990, via une compilation sortie au Japon sous le titre de « Rigolo », et qui regroupe des morceaux de différentes époques de sa carrière.

J'étais très intrigué, donc je suis allé voir plus précisément sur internet de quel genre de personnage il s'agissait. Je suis tombé sur des choses très amusantes, notamment des petites scénettes où il jouait la comédie, puis chantait et repassait ensuite à la comédie. Je me suis alors rendu compte que c'était un artiste assez protéiforme.

Et en fouillant un peu, encore un peu plus tard, je suis tombé sur ses premières chansons, qui sont assez anciennes et remontent jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. J'ai notamment été très ému par une chanson qui s'appelle « Syracuse », qui date des années 60 et que vous connaissez sans doute. Et c'est comme ça qu'au fur et à mesure, par une porte un peu dérobée, et en remontant le temps, j'ai découvert toute la richesse de Henri Salvador.



Vous en avez parlé dans votre conférence qui a eu lieu plus tôt dans la journée, mais plutôt concernant la mode : comment vous êtes-vous imprégné de l'ambiance de l'époque ? Quelles documentations avez-vous utilisées pour les décors comme ceux de Tokyo ravagée ou de la garnison chinoise ?

Il s'agit principalement de photos de presse.

Pour ce qui est de la description des garnisons en Chine, je pense que les gens qui ont vraiment vécu cette époque et qui ont connu ça auraient sans doute beaucoup de remarques et de critiques à formuler, car je n'ai quasiment aucune source très précise. Mais si je me suis lancé, c'est parce que j'ai une connaissance assez encyclopédique des films des années 60 qui traitent de cette époque, notamment ceux du réalisateur Kihachi Okamoto. Je suis à peu près persuadé que lui qui a tourné dans les années 60 avait dans son staff des personnes qui avaient l'expérience de cette époque. Alors, même si les décors de ses films étaient des sets construits au Japon pour essayer de reproduire l'ambiance de la Chine de cette époque-là, j'ai le sentiment que c'est quand même quelque chose qui est assez précis et proche de la réalité. Et je pense qu'en m'inspirant de ça, je peux proposer une vision un peu japonisée de la réalité que pouvait être la Chine à cette période.

S'il se trouvait que, quelque part en Chine, un artiste lise Sengo et aurait des critiques à formuler, éventuellement sous la forme d'un manga, je serais très heureux qu'il le fasse et j'adorerais le lire. J'aimerais vraiment que mon manga ne soit pas une réponse définitive, mais plutôt un point de passage qui permettrait à d'autres de s'appuyer dessus pour proposer leur propre vision.

  

Toku et Kadomatsu, les deux héros de Sengo, ont des allures biens marquées. Comment avez-vous défini leur dégaine ?

C'est quelque chose que j'avais depuis longtemps à l'intérieur de moi, cette envie de mettre en scène deux personnages opposés, avec d'un côté un beau garçon et de l'autre un homme un peu plus bestial.


Quels outils utilisez-vous pour dessiner ? Et pour coloriser, vos illustrations et planches couleurs sur Sengo étant très reconnaissables dans leurs teintes ?

J'utilise une plume kabura-pen, notamment pour les nemu (storyboards). Ensuite, j'utilise différents types de feutres, notamment des magic, ou des feutres à l'eau ou à l'huile selon les besoins. Il m'arrive également d'utiliser des plumes quand j'ai besoin de donner plus d'épaisseur à mon trait. Mais la base, c'est le feutre.

Pour ce qui est de ma manière de fonctionner, je dessine les planches de manière analogique, ensuite je les passe au scanner pour les tramer de façon numérique. Et pour la couleur j'utilise du marqueur indélébile comme base, puis je peaufine la couleur en numérique.

  

Pour finir, une question sur le genre du gekiga, qui a eu ses heures de gloire il y a quelques décennies, puis qui est ensuite devenu un peu moins en vue. Or, Sengo peut, par certains aspects, s'inscrire dans ce genre. Qu'en pensez-vous ?

Plutôt que de réfléchir dans la lignée du gekiga, j'ai l'impression d'être plus une citation en forme d'hommage, dans la mesure où le seinen tel qu'on le connaît au Japon est né d'une espèce de réaction contre le gekiga. Moi, par le propos que j'apporte, par le trait fin typique des années 60, et même par ce duo improbable de héros opposés qui font avancer ensemble l'histoire, je pense que j'offre un manga qui est un peu comme un rappel aux origines. En tout cas, c'est la solution graphique qui me semblait le plus à-propos pour ce que je voulais raconter.

Et pour ce qui est du gekiga d'action et de l'influence que je peux en revendiquer, je dois citer le nom de Baron Yoshimoto, qui est présent lui aussi à Angoulême cette année, et pour lequel j'ai un grand respect.


Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Sansuke Yamada, à Madame Aoki, à l'interprète Sébastien Ludmann pour la qualité de sa traduction, et aux éditions Sakka/Casterman pour la mise en place de cette rencontre.