KALON - Actualité manga

Interview de l'auteur

Publiée le Jeudi, 14 Mars 2019

Actuellement, de plus en plus de mangas de création française garnissent les étagères de nos librairies. Parmi-eux, un titre particulièrement original est proposé aux éditions Glénat Manga depuis mars 2018 : Versus Fighting Story. Véritable nekketsu avec pour thème l'e-sport, le titre voit son troisième tome paraître aujourd'hui, en France.


A l'origine de ce manga de compétition vidéoludique, trois personnes. L'aspect scénaristique et orchestré par Madd et Izu (aussi connu sous son nom véritable, Guillaume Dorison), tandis que le dessin est assuré par Kalon. Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec cette dernière qui est revenue sur son expérience globale, ainsi que sur son travail sur Versus Fighting Story.


 


Bonjour Kalon. Peux-tu te présenter aux lectrices et lecteurs ? Nous parler de ton parcours, de ta formation, de la manière dont tu es venue à faire de la bande-dessinée ?


Kalon : Je suis de la génération Goldorak, j’ai connu l’arrivée des premiers dessins animés japonais en France, le Club Do, etc. Visuellement, ça a été une vraie claque ! J’ai toujours aimé dessiner depuis petite, mais quand j’ai découvert les créations japonaises, je me suis tout de suite sentie proche de ce graphisme et de cette façon de raconter des histoires.

Je n’ai pas eu de formation artistique, je n’ai pas pris de cours ni fait d’école d’art. Tout ce que j’ai appris, c’est par l’observation des animés et des mangas que j’aimais. A force, on en comprend les codes, on apprend de ses erreurs, on recommence encore et encore. Je ne compte plus le nombre de versions de ma première bande dessinée (rires!).

Avec une bande d’amis, j’ai créé vers la fin des années 90 un fanzine, Spirit, où nous écrivions des articles sur les mangas, animés, séries tv… qui nous passionnaient. Mais c’était aussi l’occasion pour celles et ceux d’entre nous qui dessinaient de pouvoir pour la première fois diffuser nos bandes dessinées. En fait, c’était les prémices de l’auto-édition en quelque sorte !
Ma première expérience semi pro, c’était dans le magazine Yumi qui était disponible en kiosques. Et c’était très émouvant pour moi de voir mes dessins édités dans un circuit professionnel.


Remontons un peu le temps pour parler de deux mangas sur lesquels nous t'avons connue avant Versus Fighting Story : Love I.N.C et E-Dylle, parus aux Humanoïdes Associés. Peux-tu nous parler de ces deux expériences, ce que tu en retiens ? Comment s'est déroulée la collaboration avec Karos, le scénariste des deux titres ?


Kalon : Karos est un ami de lycée. Il faisait d’ailleurs partie de la bande Spirit, et c’est lui qui était au scénario de McWEDDING, la BD éditée dans Yumi. Les Humanoïdes Associés ont voulu créer un magazine de prépublication (Shogun Mag), un mensuel qui, comme au Japon, publiait un chapitre de plusieurs séries. Ces séries sortaient au bout de 6 mois en version reliée. Bon, par contre, soyons clair, contrairement au Japon, les auteurs n’avaient pas des assistants pour les aider aux décors, à la trame, à la pose d’aplats… nous étions seuls devant nos planches, et devions soutenir un rythme acharné (30 pages par mois). C’est dans ce cadre que j’ai dessiné 3 tomes de la séries Love I.N.C et un tome de e-Dylle. Dessiner aussi rapidement a été douloureux pour moi, mais j’ai beaucoup appris. Tout d’abord, ça a été mon premier contact avec le monde de l’édition. Pour la première fois, on pouvait trouver en librairies mon manga, aux côté d’autres titres connus. Ensuite, le rythme que l’on devait assurer signifiait de fait dessiner beaucoup. Énormément. Tous les jours. Et c’est là qu’on progresse le plus.




Dans Versus Fighting Story, tu es au dessin tandis qu'Izu est en charge du scénario. C'est davantage lui qui est plongé dans l'univers du versus fighting. As-tu complètement découvert ce monde via avec cette collaboration ? Quelles difficultés as-tu rencontrées en faisant connaissance avec cet univers et en l'adaptant visuellement ?


Kalon : Je suis gameuse depuis toute jeune. Je joue régulièrement à raison de 5 à 7h par semaine en moyenne, mais en local, jamais en ligne. Je n'ai jamais participé à aucun tournoi ou compétition, mais je me suis toujours intéressée à l'actualité du jeu vidéo. J'ai suivi son évolution et vu le esport prendre de plus en plus d'ampleur. Il faut dire aussi que je connais Izu depuis (très) longtemps, et je savais qu'il organisait des tournois en France, lorsque c'était encore totalement underground et que personne n'en parlait.

En fait, j'ai réalisé que ça allait être un vrai phénomène vers le début des années 2000 lorsque j'ai vu une interview de Ken Bogard. Il commentait avec passion des parties de versus fighting. C'est là que ça m'a frappé : ça s'apparentait tellement aux disciplines sportives conventionnelles dans la technicité, dans la tension qu'il y avait, dans les enjeux… et surtout, c'était le début de la démocratisation d'internet. Pour moi, c'était une évidence que ça ne serait qu'une question de temps avant que le sport électronique soit considéré comme un sport à part entière, d'autant plus qu'il y a un côté visuel avec une bonne dose de dramaturgie : un combo d'une efficacité redoutable !

Concernant la partie recherche, j'ai eu de la part d'Izu pas mal de liens pour voir surtout l'ambiance qu'on pouvait retrouver dans les compétitions de e-sport. Mais cette ambiance est finalement tellement similaire à celle que l'on peut retrouver dans les compétitions sportives traditionnelles. Ce que j'ai surtout découvert, c'est tout le décorum autour des joueurs, la starification, le jeu d'acteur, la création de personnages… en fait, cela me ferait presque penser au catch (rires) ! J'aborde donc tout ceci comme un manga de sport traditionnel. Le plus difficile étant de dessiner des personnages qui existent (casteurs, joueurs, etc.) pour qu'ils soient reconnaissables tout en gardant mon style.


Ainsi, ton travail t'a-t-il donné envie de t'adonner aux jeux de versus fighting? En as-tu tenté certains ?


Kalon : Autant je joue beaucoup aux jeux vidéos, autant les jeux de baston ce n'est pas trop mon truc. Je me lasse vite et n'ai pas la patience d'apprendre les schémas, combos et coups des personnages. Je bourrine au hasard quand j'y joue. Après, même si je n'y joue pas vraiment, j'ai déjà joué à pas mal de titres : Soul Calibur, Dead or Alive, Tekken…



Dans Versus Fighting Story, la narration des affrontements est très dynamique, on ressent fortement l'aura nekketsu du titre. As-tu des inspirations particulières pour ce type de mise en scène ? Ces séquences te posent-t-elles certains difficultés ?


Kalon : L'idée était de se rapprocher de ce que Obata a pu faire dans Ikaru No Go : rendre dynamique des scènes statiques. Je précise que le contrôle de la narration est à l'étape du storboard qui est réalisé par Madd. C'est lui qui rend les scènes dynamiques et fluides. Je ne peux pas m'en attribuer le mérite (rires) !


Les personnages présentent une certaine opposition avec ce qu'on voit habituellement dans les shônen et mangas nekketsu. Ils ont des designs très crédibles et ne présentent que peu d'excentricité. Par exemple, pas de poitrines disproportionnées, de coupes de cheveux extraordinaires ou de teintures... Comment penses-tu les designs des différents personnages ?


Kalon : Mon style graphique est un mix entre le style typé manga, BD plus classique et comics. Tout simplement parce que j'ai une culture graphique mixte. Cela explique pourquoi mes personnages n'ont pas de coupes de cheveux totalement barrés par exemple. C'est du semi réaliste comme peut le faire Tsukasa Hôjô (une de mes premières grandes références).

Une de mes autres références en manga, c'est Rokudenashi Blues (traduit en français sous le titre de Racailles Blues). J'ai toujours admiré la capacité dont avait l'auteur de créer des dizaines de personnages tous radicalement différents les uns des autres. Pas uniquement sur la coupe de cheveux, mais sur la forme du visage, des yeux, des sourcils… Lorsque je crée un personnage, j'essaie constamment de lui trouver une caractéristique visuelle.

Pour ce projet, j'ai aussi eu beaucoup de références photos. En effet, une partie des protagonistes sont des personnes existantes. La difficulté est donc qu'on puisse tout de même les reconnaître, tout en gardant le même style. Les références visuelles, c'est important et ça m'aide, mais j'ai surtout besoin de comprendre la personnalité du personnage, saisir un peu son essence, afin de trouver un design qui lui colle, mais surtout des expressions qui pourront lui être propres. C'est ça aussi qui fera que le personnage prendra réellement vie. Comprendre son personnage, c'est ça la clé.

Les designs évoluent toutefois souvent un peu au court du récit. Plus le personnage prend de la consistance, plus son design s'affirme. Je le cerne mieux, il prend vraiment vie et il finit je crois par s'imposer à moi.




Tu sembles accorder beaucoup d'importance aux expressions faciales des personnages, et plus globalement à leurs représentations. Une case pourra les représenter sous un angle léger, dans un style très comique, tandis que ton dessin sera plus détaillé sur la page suivante et apportera une aura très sérieuse. Pour toi, est-ce important d'avoir plusieurs identités de dessin dans une œuvre comme Versus Fighting Story ? Quelle importance accordes-tu aux expressions de tes personnages ?


Kalon : Les expressions des personnages, pour moi, c'est aussi un des codes du manga. Grâce à ce format, on peut prendre le temps de détailler la psychologie des personnages justement au travers de ses expressions. Cela passe donc par des gros plans. Et comme le ton de Versus Fighting Story est comique, cela passe aussi par toutes ces scènes avec des expressions exagérées. De plus, quand on passe d'une expression comique à une expression plus neutre ou plus sérieuse, cela ajoute du rythme à la narration, en faisant passer le lecteur par plusieurs états, on le maintient aussi dans l'histoire, au plus près des personnages.


Versus Fighting Story présente régulièrement des lieux d'expériences vidéoludiques : les tournois d'e-sport, les salles d'arcade ou même des boutiques spécialisées. As-tu pu visiter certains de ces lieux pour t'en inspirer ? Ou puises-tu dans les photographies et autres documents que te fait parvenir Izu qui est régulièrement sur le « terrain », notamment quand il se rend au Japon ?


Kalon : Le manga s'adresse en priorité à la communauté de joueurs ou de passionnés de la discipline. Il était donc essentiel que tout soit le plus précis possible et que les lecteurs puissent retrouver les lieux mythiques ou connus. Comme pour le matériel (bornes d'arcades, ticks, pads…), j'ai toute une bibliothèque photo de référence pour les lieux. Ces photos sont prises par Izu, ou empruntées à des photographes officiels de tournois avec leur accord. C'est bien sûr très confortable pour moi. Il est très rare que j'aille faire des recherches de moi même, ça me fait gagner beaucoup de temps !



Es-tu entièrement seule sur le dessin de Versus Fighting Story ?


Kalon : Quand je me suis lancée sur le projet, je travaillais à plein temps à l'université (administrative). Il était donc impossible pour moi de tenir un rythme conséquent tout en étant en poste. Izu a proposé à Madd de travailler sur le projet en tant que storyboarder afin de m'alléger la partie graphique. Madd me fournit donc un storyboard complet sur fichier numérique, avec bulles provisoires, pose des photos références pour les décors, etc. Et après, c'est à moi de jouer !


Ton dessin présentant beaucoup de détails, le travail doit être rude... Consacres-tu énormément de temps chaque jour à la série ? Comment se découpe l'emploi du temps de Kalon sur une journée ?


Kalon : Je travaille depuis le 1er septembre 2018 à plein temps sur la série. Jusqu'à il y a quelques mois, j'avais le chapitre fractionné scène par scènes, Mes partenaires ont accepté de travailler par chapitre entier avant de me fournir ma matière. C'est plus simple et plus productif pour moi.
Désormais, je reçois donc le storybaord d'un chapitre entier. Je me fixe une semaine pour le crayonné complet  et je procède par étapes : je pose les bulles finales d'une page, j'encre tous les décors et les finalise à la trame et enfin je procède au crayonné de chaque planche.
La semaine suivante est réservée à l'encrage des personnages, à la pose des trames, des effets spéciaux (lignes de vitesse, lignes de focus, etc.) et la pose des onomatopées.
Le chapitre finalisé est alors envoyé pour relecture et correction à Izu et à mon responsable édito.

Les corrections se font quand je suis au chômage technique. J'utilise ces périodes un peu mortes pour faire les corrections plutôt qu'en fin d'album ; c'est bien moins déprimant de toutes façons que de finir l'album uniquement sur ces choses à reprendre qui ne vont pas ! (rires)

Je commence mes journées à 8h30 après la promenade des chiens. Je m'arrête vers 13h pour déjeuner rapidement et jouer une petite heure. Je reprends vers 14h30 jusque 17h30 (l'heure de la promenade des chiens : mine de rien, ça rythme une vie!). Quand je ne suis pas en déplacement le week-end, il m'arrive de travailler encore quelques heures histoire de terminer ce que je me suis fixée.


Le manga de création française se développe grandement ces derniers temps. As tu un avis là dessus, et qu'elles sont les difficultés qui persistent en tant qu'autrice française de manga ?


Il y a quelques années encore, il était difficile pour les auteurs français de manga d'être publiés. Les éditeurs étaient frileux car le public faisait un rejet de la production française. Depuis quelques temps, on commence à voir de plus en plus de création française. Ce qui permet au public de découvrir de nouvelles histoires abordées avec une culture européenne plus que japonaise tout en utilisant les codes du manga. Certains lecteurs se sont même fait un point d'honneur de défendre la production française et nous soutiennent très activement. Et c'est tant mieux, car comme je le disais, nous avons nos propres histoires à raconter, nos propres références à développer qui font écho avec celles des lecteurs français.




Tu échanges beaucoup avec tes lecteurs sur les réseaux sociaux, y compris via un format vidéo qui te permet de parler de ton actualités. Ce lien auteur-lecteur est-il important pour toi ?


Kalon : A l'heure du tout numérique et des réseaux sociaux, ce lien est surtout essentiel dans un premier temps pour se faire connaître et fidéliser les lecteurs qui ont une offre gigantesque à portée. Je préfère de loin les rencontres et débats avec mes lecteurs IRL comme on dit maintenant (rires), mais c'est un passage un peu obligé. Et malheureusement, gérer tout ça prend du temps. Du temps que je préférerais mettre à profit pour m'améliorer encore, ou même profiter un peu d'activités annexes. Mais j'ai vraiment envie de toucher un maximum de gens, et quand je vois la fidélité de certains, les encouragements et le soutien que je reçois, ne serait-ce que pour eux qui aiment voir en exclu des petites images, ou des sessions filmées, ça me motive à faire vivre et à entretenir ce lien si privilégié !



Interview réalisée par Takato. Remerciements à Kalon pour sa disponibilité, sa gentillesse et ses réponses.


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Jeudi, 26 Janvier 2023

En 2018, le binôme d'auteurs formé par Izu et Kalon avait fait mouche, via le manga français Versus Fighting Story. Publié aux éditions Glénat, celui-ci s'est conclu en 2020, avec son 4e volume.


En 2022, le duo s'est reformé pour proposer une nouvelle série, cette fois aux éditions Kana. Après une immersion dans le jeu-vidéo compétitif, c'est du côté des stramers et créateurs de contenu que nous invite Talento Seven, manga qui s'est conclu cet été avec son 3e opus. Durant la parution, Kalon n'a cessé d'écumer les salons et conventions, dont le Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême au mois de janvier, ou encore Japan Expo en juillet.


C'est en début d'année que nous avons eu le plaisir de nous entretenir de nouveau avec la dessinatrice, que nous avions déjà rencontrée en 2018, pour parler de Versus Fighting Story (une interview est à retrouver à cette adresse). Pour ce nouvel entretien, nous sommes revenus sur la conclusion de la première série et sur l'expérience que fut Talento Seven, tout en abordant le message de fond de l’œuvre. A l'occasion de la sortie du dernier tome il y a quelques semaines, retour sur notre discussion avec Kalon !



Depuis notre dernière rencontre, tu as conclu Versus Fighting Story. Quel bilan fais-tu de cette parution ?


Kalon : Personnellement, la fin de cette série m'a frustrée, car on avait d'autres choses à raconter. On a malheureusement conclu au quatrième tome, ce qui était pourtant prévu à la base. Pour un auteur français de manga, il y a une frustration, car les séries originales françaises sont assez courtes. Nous n'avons pas le temps de développer tout un univers, ou au moins ce qu'on a en tête. Néanmoins, le bilan de Versus Fighting Story reste positif. C'est la première fois que je signais dans une grande maison d'édition, et qui plus est chez un éditeur historique : Glénat. C'est quand même quelque chose ! Nous sommes nombreux à avoir découvert le manga par des œuvres publiées chez Glénat, comme Akira et Dragon Ball. C'est donc une vraie petite victoire à mes yeux.


J'en retire aussi notre travail en équipe. Izu était le scénariste et comme je travaillais déjà à plein temps de mon côté, je n'ai pas pu prendre en charge toute la partie graphique. Nous avions donc un storyboarder, Mad, qui est quelqu'un d'assez technique qui développait une belle narration. J'ai beaucoup appris à travers ses travaux, même si j'avais cette frustration de ne pas pouvoir diriger tout le pan visuel du manga.

Le bilan est aussi positif, car la série m'a permis de renouer avec le public, et renouer avec le monde de l'édition.




Talento Seven a été lancé à la rentrée 2022. Pour cette série, tu t'es de nouveau associée avec Izu pour le scénario. Comment est né le projet ?


Kalon : Le projet de base n'avait rien à voir avec la série d'aujourd'hui. Il y a eu beaucoup de remaniements. Ce projet nous tenait à cœur, à Izu et moi, car nous sommes des consommateurs de créateurs de contenus, de vidéos sur YouTube et de streams sur Twitch. Nous voulions parler du milieu, comme une sorte d'hommage. En amont, nous avons beaucoup réfléchi sur cette série, sur ce qu'on voulait raconter, et sur le ton qu'on voulait adopter. On s'est spécialisés dans la tranche de vie, car c'est un genre ancré dans la réalité. C'est quelque chose qui me plaît beaucoup et, à l'instar de Versus Fighting Story où on dessinait de vrais joueurs et casteurs, nous avons pu intégrer des vidéastes et des créateurs de contenu qui sont une certaine notoriété, et qui sont aussi des amis. C'était une manière pour nous de les saluer tout en parlant du milieu de la vidéo, d'une manière générale. Nous souhaitions aussi parler aux jeunes sur ce qui reste un métier, et qu'ils ne doivent pas perdre cette réalité de vue. On a abordé cet univers par le regard d'un néophyte, un héros qui n'en connait pas encore tous les rouages. Et en même temps, nous avons intégré le point de vue de ceux qui sont là depuis un moment. Inclure ces deux angles dans la narration me semblait intéressant, tout en entretenant un ton sympathique et amusant.



Avant de commencer à dessiner la série, quel rapport à l'univers du streaming avais-tu ? Et plus globalement, au monde des influenceurs ?




Kalon : J'avoue qu'à ce moment, j'avais très peu entendu parler de ces univers. Je savais que le streaming existait, et ce média pouvait totalement m'intéresser puisque je joue aux jeux vidéos. En fait, j'étais plutôt sur YouTube. Quand on a commencé à travailler sur Talento Seven, je me suis davantage penchée sur ce qui se faisait sur Twitch, au point de créer ma propre chaîne pour dessiner en direct. C'était une manière pour moi de comprendre un peu plus cet univers, le petit stress qu'on peut ressentir quand on est derrière une caméra, et tous les soucis techniques à gérer. Aussi, comme nous étions en plein confinement durant la période du Covid, nous n'avions plus vraiment de relations directes avec le lectorat. C'était aussi une manière de garder ce lien et de me sentir moins seule et isolée.




Dans Talento Seven, on trouve une dimension romantique, entre humour et émotions très typées des années 80 et 90, notamment sur le plan graphique. Quelles sont tes grandes influences de cette période ?




Kalon : Ma première grande influence est clairement City Hunter de Tsukasa Hojo. Ça se ressent dans mes récits, et je ne m'en suis d'ailleurs jamais cachée. Mais effectivement, tous les passages comiques, avec son lot de tronches déformées, font penser aux séries et dessins animés que nous pouvions avoir dans les années 90. C'est parce que j'ai grandi avec, j'ai été biberonnée à ça. Je pense aussi à une autre artiste, mais pas forcément sur le plan graphique : Rumiko Takahashi. J'y empreinte ces touches de funs et ces moments décalés qu'on peut trouver dans Maison Ikkoku, Ranma 1/2 ou Lamu. J'ai été séduite par sa manière de passer du sérieux à l'humour. Ses mangas sont une preuve qu'on peut jongler entre ces deux registres, et ne pas s'ancrer dans un seul style. C'est comme dans la vie de tous les jours : elle a ses moments de joie et de tristesse. Ça me parle. Et comme je suis plutôt dans la tranche de vie, j'aime retranscrire ce mélange. Il est logique qu'on retrouve de ça dans mes mangas.



Izu, le scénariste, a un pied dans le milieu de la vidéo et du streaming. Il était parfaitement adapté pour une telle histoire. En ce qui te concerne, t’es-tu davantage penchée sur cet univers pour t’en imprégner ?


Kalon : Parce que notre histoire dépeint des personnages qui existent dans la réalité, j'ai dû regarder leurs vidéos pour tenter de capter leurs attitudes, sans calquer le réel pour autant. L'idée n'était pas de transposer ces vidéastes tels quels, même si leurs noms sont à peine changés et qu'on les reconnaît physiquement. Il fallait que j'aille plus loin, que je voie leur travail, et de quelle manière ils interagissent. Comme je suis une habituée de YouTube, c'est davantage l'univers du streaming que j'ai découvert, notamment les aléas du direct, ou encore la manière d’interagir avec un tchat.




Dans Talento Seven, il y a une approche multifacette de l’univers du streaming. C'est un véritable secteur aux intérêts financiers, mais aussi un milieu passionnel et passioné. Dans quelle mesure était-il important de ne pas idéaliser ce sujet ?



Kalon :
J'ai toujours pensé que ce que je dessine doit avoir une petite portée sociétale, même si ça peut paraître prétentieux. La pop culture a un énorme rôle à jour sur les effets de société, aussi il ne faut pas hésiter à aborder des thèmes un peu "touchy". Quand je parle de pop culture, je parle de manga, de bande dessinée, de séries télévisées... Pour Izu et moi, cette approche était importante parce qu'on sait que les jeunes rêvent d'intégrer ces milieux. Avant, quand on demandait à un enfant ce qu'il voulait faire plus tard, il y avait de grandes chances qu'il réponde "pompier" ou "maître d'école". Aujourd'hui, ils veulent plutôt devenir youtubeur ou streameur, voire influenceur.


On fait le distinguo car, dans Talento Seven, on présente les influenceurs dans tout ce qu'ils ont de plus péjoratif, c'est-à-dire ceux qui ne sont là que pour faire de l'argent ou vendre un produit qu'ils n'ont jamais testé. À côté, il y a ceux qui font ça par passion, avec un petit esprit shônen au final. Il ne s'agissait pas de dissuader les jeunes, mais de leur apporter une autre approche, qu'ils se rendent compte que c'est un milieu qui demande surtout beaucoup de travail. Quand on fait de cette passion un métier, on ne peut pas s'affranchir du cadre professionnel. Et quand on débute, que ce soit pour attirer du monde, créer une communauté ou s'amuser entre amis, il faut penser à la qualité et à la technique. On cherche aussi à montrer qu'il n'y a pas besoin d'investir dans du matériel de grand professionnel au départ. Des appareils modestes font parfaitement l'affaire du moment que le contenu est réfléchi, pensé et travaillé en amont.


Il fallait mettre en garde sur le revers de la médaille et qu'il existe certains enjeux. Car on a tendance à croire que la notoriété amène la liberté, mais pas forcément. Par exemple, on se crée une image dont il est difficile de sortir si la communauté ne l'accepte pas. Mais il y a aussi un message positif autour du métier, celui du partage et de la passion. Et même si on crée avec le cœur et la flamme, il faut rester soi-même. Quelque part, c'est ce que nous avions déjà écrit avec Versus Fighting Story, notre série précédente. Nous mettions en opposition le côté très money-money du milieu pro et la passion des débuts, avec comme finalité l'importance de se faire plaisir et du partage.



Versus Fighting Story est publié chez Glénat, tandis que Talento Seven est proposé chez Kana. Ce changement d’éditeur a-t-il impacté votre manière de fonctionner, toi et Izu ?

Kalon : Non, puisque nous avons l'habitude de travailler ensemble, et que nous partageons la même méthode de travail. Mais comme nous avons changé d'éditeur, c'est une nouvelle collaboration qui a débuté, ce qui a demandé plus de travail, étape par étape. Au début, l'éditeur veut tout contrôler, parce que nos relations sont nouvelles, et qu'on ne sait pas encore travailler les uns avec les autres. Puis, quand la confiance s'est installée, Kana a lâché un peu la bride, et c'était la même chose chez Glénat. Alors, dans l'absolu, la manière de travailler n'a pas beaucoup changé. Il y a toujours l’œil de l'éditeur et sa validation au niveau du scénario global ainsi que du storyboard, pour vérifier si tout est fluide. Mais je n'ai pas relevé beaucoup de différences dans le traitement de la production.



Tu as évoqué le caractère tranche de vie de Versus Fighting Story et de Talento Seven, deux mangas dont les histoires sont ancrées dans notre réalité. Quelles ont été tes influences dans ce domaine ? Récemment, certaines lectures de tranche de vie t'ont-elles marquée ?

Kalon : J'aime dessiner de la tranche de vie avant tout parce que je m'y sens à l'aise. À côté, je préfère lire de la science-fiction plutôt qu'en dessiner. Je pense aussi aux thrillers psychologiques que j'aime énormément. Ils peuvent être considérés comme une forme de tranche de vie, certes un peu particulière... (rires) Mais ce ne sont pas des récits trop fantastiques.


Pendant un temps, je lisais beaucoup Rokudenashi Blues, avant que la série ressorte en France. Graphiquement, j'aime énormément ce que fait Masanori Morita. J'ai d'ailleurs gardé de lui ses cadrages très serrés sur les personnages, qui permettent de voir tout de suite de qui on parle. Car les protagonistes ont des formes de visage, des sourcils et des yeux très différents, ce n'est pas juste un changement de coupes de cheveux comme dans City Hunter. Morita, dans tout ce qu'il fait, est quelqu'un de très expressif, aussi chaque personnage a une personnalité visuelle.


J'essaie de ne pas m'enfermer dans un seul style, y compris dans le cinéma, la musique et les séries télévisées, même si j'ai mes domaines de prédilection. En musique, ça sera plutôt le rock un peu métallisant, mais je peux écouter n'importe quoi du moment que la mélodie me parle. C'est pareil en BD et en manga. Du moment que le sujet m'intéresse, le genre ne sera pas une barrière. Les récits qui présentent des personnages aux évolutions psychologiques m'interpelleront tout particulièrement.



"Grâce" au Covid, en partie, les dernières années ont été synonyme de nouveau boom pour le manga, une sorte de nouvel impact dans sa démocratisation en France. Selon toi, ce phénomène concerne-t-il aussi les oeuvres de création française ? Penses-tu que les gens mettent davantage leurs a priori de côté, aujourd'hui ?

Kalon : Les aprioris diminuent, on le voit depuis quelques années. Certains groupes Facebook soutiennent même le manga français et en parlent de manière active ! Leur crédo, c'est la création française et francophone, et peut-être même européenne, puisqu'il y a une vision commune. En Europe, on raconte les choses différemment, de par notre folklore et notre culture.


Le fait que beaucoup de lecteurs se soient mis au manga ces dernières années, aussi grâce aux anime et au Pass culture, attire aussi un nouveau public vers la création française. Quand on débute en tant que lecteur de manga, on est focalisés sur les séries phares, celles qui cartonnent, puis on essaie de rattraper son retard petit à petit. Peut-être que le manga français n'est pas la première chose que ces lecteurs vont cibler, mais comme nous sommes présents sur les salons et les festivals, ils se laissent tenter. D'autant plus que le niveau des auteurs français s'est vraiment amélioré depuis une dizaine d'années, je trouve. Aujourd'hui, le marché propose des titres de très bonne qualité, si bien qu'on peut se questionner sur la nationalité de son dessinateur.


Le manga de création française attire donc un nouveau public qui sera plus enclin à lire et à venir discuter avec l'auteur sur les salons. Plein de jeunes veulent faire du manga. Mais quand on veut en dessiner en France, il est important de s'intéresser aux créations produites chez nous, sachant que nous n'avons ni le même rythme de parution ni la même façon de faire que nos homologues japonais. Parce qu'il y a cet engouement, ces réflexions sont nécessaires.

C'est une victoire pour les auteurs français. Et même si les Japonais regardaient ce qu'on fait et se montrait intéressés, ils n'achèteraient pas forcément la licence pour leur pays. Car ce sont les produits dérivés qui les intéressent davantage, ce qui commence doucement. Les frontières se brisent petit à petit, les choses évoluent, mais il faut laisser le temps à la machine de prendre son essor.



Concernant l'apparition de créateurs de contenus dans Talento Seven, certains d'entre-eux ont-ils fait leurs retours après lecture de la série ?

Kalon : Nous avons surtout eu des retours des créateurs de contenus qui sont proches de nous, ceux qu'Izu connaît bien. Parmi eux, il y en a un que nous avions déjà intégré dans notre série précédente. Je parle de Monsieur Karaté, qui est un personnage à lui tout seul. D'ailleurs, nous n'avons pas beaucoup fait de modifications pour son personnage. Quant aux autres, ça les fait délirer ! Les personnes qu'Izu connaît sont plus orientées vers le jeu vidéo et le rétrogaming, voire le rétro en général. Je sais que certains sont amusés parce qu'ils lisent du manga. Ils en sont consommateurs, et interviennent aussi dans des émissions sur le sujet, par exemple. Pour la petite anecdote, je me suis moi-même intégrée dans le manga !


A ton avis, si tu devais devenir streameuse à plein temps, quel serait ton domaine de prédilection ?


Kalon : Je pense que ce serait la musique ! Soit de l'analyse musicale, de la rétrospective de certains groupes, ou de la réflexion sur l'évolution de la musique en général. Si je devais m'exprimer autrement que par le dessin, ce serait par la musique. Je pense aussi aux séries télévisées, quelque chose que je consomme beaucoup, mais il y a déjà beaucoup de monde sur le créneau. (rires)

Il ne faut pas non plus s'interdire des perspectives. Ce n'est pas parce qu'il y a beaucoup de monde sur le créneau qu'il ne faut pas faire ce qu'on aime. On ne va pas choisir un domaine qui n'est pas traité juste dans l'espoir de faire des vues.


La musique est une passion. J'en fais à côté du dessin, et ça me trotte dans la tête. D'ailleurs, Izu m'a dit de faire un manga sur la musique. (rires)



Interview menée par Takato. Retranscription par Jawn. Remerciements à Kalon pour sa disponibilité, et à Stéphanie Nunez des éditions Kana pour l'organisation de la rencontre.