Junji ITÔ - Junji ITOH 伊藤潤二

Interview de l'auteur

Publiée le Mercredi, 25 Février 2015

Invité Festival d'Angoulême, en 2015, le célèbre mangaka Junji Itô était de passage à Paris quelques jours avant l'ouverture du salon. Au terme d'une journée riche pour l'auteur, en interviews et en dédicaces dans la capitale, nous avons eu l'opportunité de le rencontrer le soir venu, pour un entretien très riche sur l'ensemble de sa carrière, de Tomie jusqu'à sa Yûkoku no Rasputin, en passant par Spirale et ses autres récits d'horreur.
    
   
   
 
Bonjour et merci de nous accorder cette interview. Pour commencer, pouvez-vous nous parler de vos débuts ? A l'origine, vous vous orientez vers une formation médicale, comment avez-vous changé de voie ?
Effectivement, j'ai suivi des études en médecine et je suis même devenu prothésiste dentaire. Plus que l'aspect médical, c'est le côté travail manuel, la conception « plastique » qui me plaisait. Malheureusement, je suis atteint de problèmes de circulation sanguine au niveau de mes mains, ce qui ne me permettait pas de travailler assez vite. A bout de deux ou trois ans, je commençais à me dire que je n'étais pas fait pour ce métier.
 
En parallèle, j'ai toujours été fan de manga, et je lisais notamment le Gekkan Halloween, magazine de prépublication destiné à un public féminin, spécialisé dans les histoires horrifiques, qui était édité par Asahi Sonorama (entre 1986 et 1994, ndlr). Un jour, cette revue a lancé un nouveau concours de découverte de jeunes auteurs, le Prix Kazuo Umezu, dirigé par l'auteur éponyme. Je me suis dit que c'était l'occasion de tenter ma chance dans ce milieu, et j'étais très motivé par l'idée d'etre lu par M. Umezu. J'ai donc proposé une histoire, et j'ai été retenu en tant que lauréat... mais à la dernière position ! C'est ainsi qu'a débuté ma carrière.
   
  
Qu'est-ce qui vous a inspiré dans les œuvres de Kazuo Umezu ?
C'est un ensemble de choses, principalement son style graphique, que j'apprécie particulièrement. Mais aussi l'originalité de ses histoires : M. Umezu a développé des idées plus folles les unes que les autres !

                                      
  
Beaucoup de mangakas débutent comme assistants, êtes-vous également passé par cette étape ? 
Non, je me suis directement lancé sans passer par là. Cependant, je me suis basé sur différents ouvrages didactiques sortis à l'époque, qui expliquaient les ficelles du métier de mangaka. Parmi eux, il y avait un livre de Shotarô Ishinomori, et un autre signé par Osamu Tezuka.
   
  
Parmi vos thèmes de prédilection, on retrouve notamment les déformations physiques, la folie humaine, et l'incursion de l'irrationnel dans des cadres réalistes. D'où vous vient l'attirance pour ces thématiques ?
Concernant les déformations physiques, je pense que cela apporte un aspect horrifique, surtout lorsque cela touche à des êtres humains. Je ne trouve que peu d'intérêt à représenter cela sur des animaux, c'est moins impressionnant, il n'y a pas d'identification. La peur vient de la désacralisation des corps, ce qui fait que je mets plus en avant les bouleversement physiques plutôt que psychiques. Mais ces deux thèmes finissent par se rejoindre, car quand le corps ou le monde est en proie à des phénomènes aussi iréels, le seul moyen d'y survivre est de plonger dans la folie. Cela peut paraître surprenant, mais je comparerais ça à l'amour : lorsque l'on est amoureux, notre perception du monde change et l'on sombre quelque part dans une forme de démence ! (rires)
 
Concernant l'incursion de l'irrationnel, j'ai lu beaucoup d'oeuvres fantastiques et de science-fiction dans ma jeunesse. C'est donc devenu, quelque part, un réflexe de lecteur, et par extension, un réflexe d'auteur.
   
    
En ce moment, êtes-vous inspiré par de nouvelles thématiques, ou de nouveaux artistes ?
Actuellement, non. Les auteurs qui ont attiré mon attention par le passé sont un peu moins prolifiques aujourd'hui, comme Katsuhiro Otomo ou Kazuo Umezu. Il ne reste guère que Daijiro Morohoshi qui continue à travailler plus régulièrement, ou encore Shigeru Mizuki  qui tient encore la plume à plus de 90 ans ! (rires) Même si de ce que j'en sais, il est majoritairement épaulé par l'un de ses assistants. 
  
Vous imaginez-vous, vous aussi, de continuer à dessiner à cet âge-là ?
Si j'en ai encore la force, oui, bien sur ! (rires)
                                   
  
Dans vos histoires,  on retrouve souvent des archétypes de personnages, notamment des jeunes femmes au visage fin et aux longs cheveux noirs et lisses. Est-ce pour vous le type de personnage idéal pour de genre de récit ?
En fait, c'est tout simplement mon style de femmes ! (rires)
   
  
Quelle est l'importance de la présence de la beauté dans vos œuvres ? Est-ce pour mieux contraster avec l'horreur de vos histoires ?
Je ne sais pas si j'y accorde vraiment une place importante... j'aime dessiner de jolies femmes, tout simplement. Mais effectivement, il y a ce contraste qui apparaît, presque de manière intuitive. 
  
   
Généralement vos œuvres horrifiques sont très courtes, et même quand elles sont longues elles sont souvent divisées en petites histoires (comme dans Spirale). Vous sentez vous plus à l'aise dans ce type de format court ?
Je ne réfléchis pas forcément au format, mais les histoires sont souvent courtes au moment où j'y réfléchis, bien avant de les poser sur papier. Généralement, je trouve une idée assez percutante, et j'essaie de faire grossir une intrigue autour d'elle au maximum... sans pour autant impliquer une autre idée majeure en même temps. Et si je n'arrive plus à étendre le sujet, je m'arrête avant de me disperser.

                     
   
   
Est-ce une manière de faire du tri dans toutes les idées que vous pouvez avoir en tête ?
En effet. Je rajouterai de même qu'il faut savoir gérer ses personnages. Certains mangakas vont construire leur intrigue à partir des personnages, dont ils vont consolider la personnalité, avant de les mettre en scène dans diverses situations. Comme je pars d'abord de l'idée motrice, j'ai du mal à faire avancer mes personnages sur beaucoup de péripéties, d'où une fois encore le fait d'avoir des récits assez courts.
   
   
Trés souvent, vos nouvelles horrifiques se terminent sans que les personnages n'aient trouvé une réponse ou une solution à leur problème. Pire, pour le lecteur on les quitte souvent alors qu'ils sont en train de sombrer de plus en plus. Pourquoi ces choix ? 
C'est dans ma façon d'être, mon caractère ! (rires) J'affectionne les fins violentes, un peu vicieuses. 
    
    
Plus simplement, pour vous, qu'est-ce qui fait une bonne œuvre d'horreur ?
Pour moi, ce qui importe avant tout, c'est l'atmosphère. Si j'arrive à retranscrire sur papier l'ambiance horrifique que j'ai en tête, alors il s'agira d'une histoire efficace. 
   
  
Dans le genre horrifique, il y a plusieurs écoles, notamment des œuvres jouant avant tout sur le gore. Que pensez-vous de ce type de récit ? Pourriez-vous aller vers ce genre ?
Ce n'est pas vraiment ce que j'affectionne. Après, si l'intrigue me pousse à des représentations explicites, à montrer des tripes par exemple, je le ferai, tout en évitant d'en faire trop. Mais je n'irai jamais jusqu'à faire un manga précisément dans ce genre.

                               
  
L'une de vos héroïnes les plus emblématiques est l'énigmatique Tomie. Comment est né cet inquiétant personnage ?
J'étais parti de l'idée suivante : qu'est-ce qui se passerait si l'une des personnes que l'on connaissait revenait d'entre les morts avec un visage complètement déformé ? C'est la base de la réflexion qui a conduit à la création de Tomie.
   
  
Que pensez-vous des multiples adaptations cinématographiques de cette œuvre ?
En fait, il n'y a qu'un seul critère qui m'intéresse dans les adaptations : savoir si l'on choisira de belles actrices pour représenter mes héroïnes ! (rires)

              
   
Etes-vous impliqué à un certains niveau dans ces adaptations ? Dans le choix des comédiennes, justement ?
Oui, on vient souvent recueillir mon avis sur les scénarios des adaptations, sans même attendre que j'en fasse la demande. Je ne supervise pas le choix des actrices, même s'il m'arrive de présenter quelques requêtes ! Mais après, ce sont des problèmes d'agences, de disponibilités,... et au final, je ne sais même pas si mon avis est encore pris en compte ! (rires)
La seule exception, c'est pour le tout premier film. A l'origine, la comédienne Miho Kanno devait jouer un rôle secondaire, une jeune femme un peu méchante. Mais je l'ai repéré et j'ai demandé à ce qu'elle prenne le premier rôle, celui de Tomie.
  
Du coup, est-ce votre film préféré ?
Oui, je pense ! (rires)
   
  
En 2010 vous avez dessiné une oeuvre qui sort beaucoup de votre registre habituel : Yûkoku no Rasputin, un thriller policier/politique en 6 tomes sur un scénario de Takashi Nagasaki. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur  cette collaboration ? 
En réalité, c'est un peu plus compliqué que ça : cette histoire est basée sur un livre de Masaru Sato, un ancien diplomate japonais qui a beaucoup voyagé dans le monde, et qui a par la suite écrit ses expériences. L'éditeur Shôgakukan est alors venu me proposer d'en faire une adaptation en manga. Je devais alors collaborer avec M. Sato, mais nous n'arrivions pas à nous accorder sur l'angle d'écriture. M. Sato s'intéresse davantage à la transpositions de faits réels qu'à l'écriture de fictions.  Le projet en est resté là, jusqu'à ce que M. Nagasaki, vienne s'en mêler. Il a présenté sa version du scénario, faisant le compromis entre réalité et fiction. Il était beaucoup plus aisé de travailler avec M. Nagasaki, qui connaît bien le monde du manga (pour travailler comme éditeur et coscénariste de Naoki Urasawa, ndlr).
   
Pensez-vous à l'avenir faire d'autres collaborations avec d'autres scénaristes ?
Si l'histoire me plait, oui, pourquoi pas ?

                                  
  
  
Est-il déjà arrivé que vos éditeurs vous posent des limites/trouvent que vous allez trop loin ?
C'était le cas surtout à mes débuts, lorsque je connaissais encore peu le monde du manga. Mon éditeur de l'époque m'a rapidement mis en garde sur le fait d'éviter des contenus pouvant porter à confusion, comme le fait de mettre en scène des personnes malades par exemple. Une fois ces restrictions établies, il n'y a plus eu ce genre de discussions, car je m'impose naturellement ces limites-là.
Après, comme toute relation entre auteur et éditeur, il arrive que certaines de mes idées soient refusées car pas assez pertinentes, car l'humour ne fait pas mouche,... mais ces critiques sont toujours émises ans le but d'améliorer mes histoires.
  
Certaines de vos histoires ont-elles été refusées en bloc ?
Oui, cela m'est arrivé quelquefois, et même encore très récemment ! (rires)
   
   
Pour finir, pouvez vous nous dire quelques mots sur votre projet en cours ou a venir ?
Actuellement, avec les éditions Shôgakukan, nous travaillons sur la biographie d'Osamu Dazai, un romancier de la première moitié du 20ème siècle, et plus particulièrement de son récit autobiographique, Ningen Shikkaku (déjà à l'origine de deux adaptations manga, La Déchéance d'un homme et Je ne suis pas un homme, ndlr).
   
   
Remerciements à Junji Itô, à son interprète et à ses éditeurs pour l'organisation de cet entretien.


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Vendredi, 31 Octobre 2025

Interview au FIBD 2023


Junji Itô était l'invité phare des éditions Mangetsu, et l'un des mangakas attendus pour l'édition 2023 du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Son exposition a attiré les foules, et certains ont même bravé le froid et la nuit pour espérer faire partie des heureux élus qui remporteront une dédicace du maître (une initiative malheureusement entachée par des personnes accréditées peu scrupuleuses qui n'ont pas hésité à user de leur passe droit pour entrer avant le public dans le musée). Parmi les notes bien plus joyeuses, rappelons que l'artiste a remporté Un Fauve spécial au cours de cette édition 2023, au même titre que les mangakas Ryôichi Ikegami et Hajima Isayama.


De notre côté, nous avons eu l'immense honneur de nous entretenir de nouveau avec l'un des piliers du manga horrifique, aux côtés du blog Le Cabinet de Mccoy et des sites Comixtrip et Comicsblog. Quelques mois plus tard, et tandis que l'ouvrage Fragments d'horreur paraîtra dans moins de deux semaines aux éditions Mangetsu, retour sur cet entretien croisé.


https://www.manga-news.com/public/2023/news_06/Junji-Ito-FIBD.jpg



À la suite de longues années de pause, qu’est-ce que vous a apporté la création de Sensor et de Zone Fantôme ?


Junji Itô : J’ai dessiné Sensor après La Déchéance d’un Homme, et j’ai voulu traiter les énigmes de l’univers dans cette histoire. C’est un récit que j’ai commencé en toute liberté, sur lequel je faisais un peu tout ce que je voulais. Mais le thème que j'avais choisi était tellement vaste que, finalement, je ne suis pas entièrement satisfait du résultat.

Ensuite, pour Zone Fantôme, j’ai vraiment multiplié les réunions avec mon éditeur pour bien préparer le travail à chaque histoire. Je pense que l’apport de la collaboration éditoriale a été très important. De plus, je disposais de beaucoup de temps pour dessiner ces histoires puisqu’elles étaient publiées sur internet. J'avais moins le stress des délais, ce qui m'a permis de bien construire mes récits.

Il y a deux extrêmes entre ceux deux œuvres. Sur Sensor, j'ai fait tout ce que je voulais. Et pour Zone Fantôme, j’ai vraiment préparé l'œuvre en discutant avec mon éditeur. Ce sont deux récits qui m’ont permis d’expérimenter ces deux extrêmes.


 

Sur Zone Fantôme, avez-vous apprécié la liberté que vous offrait le numérique, la libération des contraintes d’une page ou de la limite de nombre de planches ?


Junji Itô : Oui. Concernant le numérique, c’est vrai que c'est mieux sur papier, parce qu’on se rend davantage compte qu'on a réalisé un dessin. En même temps, le numérique dispose de nombreux d’outils très pratiques. Par exemple, je peux faire mes points dessinés en un instant sur un grand écran, ça me permet de gagner en vitesse, et m’apporte beaucoup de facilité pour travailler. Concernant le nombre de pages, c’est vrai que le fait de ne pas être limité m’apporte une très grande liberté. J’ai l’impression de pouvoir dessiner tout ce que je veux et, en tant qu’expérience, je suis reconnaissant de pouvoir faire ça.


Une petite question sur votre exposition, par rapport à la scénographie, assez incroyable. Peut-on se plonger dans l’ambiance d'une telle exposition quand on est soi-même auteur des œuvres présentées ?


Junji Itô : C’est vrai que comme mes planches sont sur papier, les voir encadrées avec raffinement au mur, rien que ça, les mettent en valeur. Mais en plus il y a tout ce décor avec une construction qui rappelle les maisons traditionnelles japonaises. Mes dessins sont agrandis au mur, appuyés par un travail sonore effrayant. Ça m’a permis de voir avec un regard neuf et frais mes propres œuvres.


https://www.manga-news.com/public/2023/news_06/Itw-Junji-Ito-expo.jpg
Exposition : Junji Itô - L'antre du délire


Vous êtes déjà venu en France en 2015. Mais cette fois-ci, votre participation doit être particulière. Comment vous sentez-vous après une semaine de marathon à travers la France entre Marseille et Paris ?


Junji Itô : Effectivement, c'est la deuxième fois que je me rends à Paris et à Angoulême. J’ai retrouvé des paysages qui étaient restés gravés dans ma mémoire, ça m'a rendu heureux de les revoir. Les architectures et les bâtiments français ont une histoire très longue, et ils sont très artistiques. Ce sont des structures inimaginables au Japon. J’ai aussi beaucoup profité des paysages de Marseille.

Pour ces trois villes, j’ai réellement apprécié de découvrir ces paysages. Je suis allé aux catacombes à Paris et c’était très impressionnant, beaucoup plus que ce que je pensais. Tout ceci constitue une expérience merveilleuse, et voir tous ces lecteurs qui sont venus contempler l’exposition, pour ensuite venir à la dédicace, m'a rendu heureux.

Miyako Sloccombe, l'interprète de M. Itô, était aussi visée par la question, et apporte le commentaire suivant  : Personnellement, le programme est effectivement très chargé. Mais l’ambiance est extrêmement chaleureuse, aussi bien de la part de l’équipe de Mangetsu que de celle de M. Itô et de son équipe. C’est que du bonheur, tous les jours.


Revenons à Zone Fantôme, concernant l’histoire de Maudite Madone qui se situe dans l’école chrétienne dans la Zone Fantôme. D'où provient votre fascination récente pour la religion et la mythologie chrétienne ?


Junji Itô : C’est simplement que dans mon entourage, on m’a dit que la Bible avait un contenu très intéressant; j'en ai donc acheté un exemplaire. Moi-même je ne suis pas chrétien, et je n’ai pas encore tout lu. Mais j’ai pensé que l'ouvrage constituer des ingrédients intéressants pour dessiner des histoires comme Maudite Madone. Aussi, le catholicisme une religion avec une histoire très ancienne, et on y trouve dedans toutes sortes d'épisodes intéressants que j’ai eu envie d'utiliser dans mes histoires.



Restons un peu sur vos recueils de nouvelles, mais cette fois sur les thématiques du rêve et du sommeil. Avez-vous en tête des concepts que vous souhaitez approfondir ? Je pense particulièrement à ce que vous avez développé dans Léthargie d’un Rêve sans fin, le rêve qui ne se termine jamais et se développe, encore et encore, jusqu’à ce que ça transcende directement le corps de la personne.


Junji Itô : Les rêves représentent effectivement quelque chose de très étrange. La simple question “pourquoi rêve-t-on ?” m’intrigue beaucoup. Aussi, je pense que si je trouve d'autres idées intéressantes à ce sujet, j‘aurais envie de les utiliser dans des histoires, et je suis quasiment persuadé que je trouverai encore des intrigues relatives à ce concept.


Nous aimerions aborder votre adaptation de Frankenstein de Mary Shelley. C'est une œuvre particulièrement forte, que nous adorons., Quels souvenirs avez-vous de cette parution, notamment sur le travail d’adaptation ? Comment avez-vous imprégné le récit d’origine de votre patte horrifique ?


Junji Itô : Je ne me souviens plus exactement en quelle année nous étions, mais il y avait une adaptation de Frankenstein par Kenneth Branagh. Comme Asahi Sonorama, mon éditeur, avait eu cette information, il m'avait proposé de sortir une adaptation de Frankenstein en même temps que le film. Jusqu’ici j’avais fait peu d'adaptations, et je partais rarement sur des histoires qui existaient déjà. Pour ces raisons, ce travail m'inquiétait un peu, mais je me suis dit “Pourquoi ne pas essayer?”.

J’avais déjà vu le film Frankenstein avec l’acteur Boris Karloff qui jouait le monstre. C’est un film qui m’a profondément marqué. Mais je n’avais jamais lu le roman, ce que j'ai fait avant de m'atteler à cette adaptation. J’ai été étonné de voir que ce récit a un aspect très philosophique, chose que l’on ne trouve pas dans le film. Ça m’a donné envie d'être fidèle au roman d'origine. Certes, j’ai changé beaucoup d'éléments, mais j’ai essayé d’être fidèle à l’esprit de l'œuvre. C'était très important pour moi.

Une autre chose  m’avait marqué dans le roman : lorsque Monstre demande à Frankenstein de recevoir une femme. Mais finalement, elle n'est pas conçue au sein du roman. Alors, je me suis dit qu'il pourrait être intéressant si, dans mon manga, Frankenstein concevait la femme du Monstre. Je suis parti de la manière dont le Monstre est fabriqué, en assemblant plusieurs morceaux de chair et de corps recueillis dans des tombes. Pour la tête de l'épouse, j’ai imaginé ce que serait une femme guillotinée. Je trouvais qu’au niveau du scénario, l'idée serait encore plus intéressante si la femme guillotinée était un personnage important de l’intrigue, c’est-à-dire la domestique condamnée alors qu’elle était innocente. Quand le film de Branagh est sorti, je me suis rendu compte qu’il avait fait la même chose : la femme de Frankenstein était conçue ! Le fait que Kenneth Branagh ait eu la même idée pour son film m'a beaucoup amusé.



Puisqu’on parle de la construction des corps, nous aimerions parler de leurs destructions. Pourquoi, dans vos œuvres, les corps sont-ils détruits ? Quel est le lien entre ces destructions et la folie, et pourquoi cette folie-là devient horrifique ?


Junji Itô : Concernant la destruction de corps, je demande parfois que si le mien était détruit, que se passerait-il ? Cette idée m'effraie, et je pense que c’est cette appréhension qui s’exprime dans mes œuvres. Concernant la part de folie, je pense être beaucoup influencé par un romancier japonais, Yasutaka Tsutsui. C'est un auteur de science-fiction qui traite beaucoup du thème de la folie, ce qui m’a beaucoup influencé. Chez lui, la folie atteint un tel point qu'on se dirige vers l'humour, vers le rire. C’est extrêmement intéressant, et je pense que ça m’a profondément marqué.


Dans votre œuvre, il y a une ressemblance assez étrange avec Hans Ruedi Giger; le plasticien suisse. Comme vous, il explore les limites du corps, mais avec un angle bien plus mécanique. La couverture de l'artbook, sorti récemment sur Mangetsu, m’a beaucoup fait penser à son art. Avez-vous un regard sur son œuvre ? La connaissez-vous ? Vous donne-t-elle envie d’explorer du body horror plus mécanique ?


Junji Itô : Oui, j'aime énormément le travail de Hans Ruedi Giger, que j’ai découvert avec Alien. Ce monstre à la tête en longueur m’a énormément marqué, jamais je n'avais imaginé une créature pareille. Je suis devenu immédiatement un grand fan de Giger, si bien que j’ai acheté toute la série d'artbooks "Necronomicon". J'ai ainsi découvert ses paysages tout droit sortis des enfers, réalisés au airbrush. J’étais vraiment fasciné par son imagination débordante. En étant aussi admiratif, son travail m’a beaucoup influencé.

Effectivement, dans Gyo, il y a un aspect plus mécanique des corps. À l’origine, la mécanique au niveau du design devait être encore plus poussée. Mais comme il fallait que les lecteurs pensent avoir à faire à des êtres vivants, j’ai évité d'aller trop loin. Une des histoires courtes de Zone Fantôme tome 2, Le Village d'Éther, prend pour thème les machines à mouvements perpétuels . Dans ce récit, on trouve énormément de corps plus mécaniques. Le recueil va sortir chez Mangetsu en avril, vous pourrez le découvrir dans sa traduction à ce moment-là. (ndt : l'ouvrage est disponible depuis le 3 mai 2023).


https://www.manga-news.com/public/2023/news_06/Giger-art.jpg

© Hans Ruedi Giger

Enfin, revenons sur la façon que vous avez de traiter l’humour. En lisant vos œuvres, on voit que ces dernières se rapprochent de l’absurde. Peut-on découvrir vos histoires comme des récits d'épouvantes qu'on se raconte entre amis, mais pour au final pour se faire rire ?


Junji Itô : Moi-même, j’aime beaucoup les comédies et les histoires humoristiques. Il est vrai que tout en dessinant des histoires qui font peur, pour détendre l'atmosphère et permettre au lecteur de respirer, il m’arrive d’ajouter des éléments comiques. Peut-être pouvons-nous comparer ça à des amis qui se réunissent entre eux pour se faire peur, et qui vont en même temps inclure quelques touches d’humour pour faire monter l'ambiance. Ces éléments sont peut-être présents dans mes mangas, en effet.


Interview menée par Alix (Comixtrip), Piai (Le Cabinet de Mccoy), Antoine Boudet (Comixblog) et Julian (Manga News). Remerciement à Junji Itô pour avoir accepté la rencontre, à l'équipe des éditions Mangetsu pour son organisation, à son interprète Miyako Sloccombe, et à Asahi Shinbun, l'éditeur de l'artiste.



Interview à Japan Expo 2025


Entre notre interview de 2015 et notre rencontre de 2023, Junji Ito est un mangaka culte que nous avons déjà eu l'occasion d'interviewer plus d'une fois mais dont on ne se lasse jamais, tant cet auteur incontournable dans le registre de l'angoisse a toujours des choses à raconter. C'est donc avec grand plaisir que nous l'avons retrouvé cet été lors de Japan Expo où il était l'invité d'honneur, pour une mini conférence de presse à laquelle participaient aussi nos confrères d'Actua BD, Canal +, Geek Magazine, Journal du Japon, Mangacast et Unification. Alors que Halloween arrive et que le recueil Froid Glacial est sorti il y a quelques jours aux éditions Mangetsu, l'occasion était idéale pour vous faire profiter de cette nouvelle rencontre. Bonne lecture !





Manga-News : Vous avez grandi à la campagne, or on retrouve régulièrement le cadre de la campagne isolée dans vos histoires. Dans quelle mesure votre jeunesse et votre vie en campagne ont pu influencer vos œuvres ?


Junji Ito : J’ai grandi dans le village de Nakatsugawa, dans le département de Gifu. C’est une région très montagneuse, avec une rivière au centre et beaucoup de côtés. Pour cette raison, les paysages que je voyais étaient souvent en volume : je pouvais par exemple contempler, depuis les hauteurs,  les paysages en contrebas, et observer depuis le bas des choses vers le haut. Il ne s'agissait jamais de paysages plats, et je pense que cela m'a vraiment influencé. En tout cas, ça m'a au moins fait prendre conscience de la profondeur des paysages. 



Actua BD : Considérez-vous qu'il y a des différences entre l’horreur japonaise et l'horreur dans le reste du monde ?


Autrefois au Japon, il y avait les histoires de kaidan, des fantômes typiquement japonais, qui étaient souvent révélatrices des différences de castes à l’époque d’Edo, époque où les guerriers des classes élevées pouvaient souvent maltraiter les citadins et villageois des classes les plus basses. Ces histoires mettaient alors en scènes ces humains de basse condition qui se transformaient en fantômes pour hanter leurs tortionnaires et se venger d'eux. Je pense que c’était vraiment une particularité des récits d’horreur japonais., mais de nos jours les échanges entre le Japon et l’étranger sont plus nombreux, ce qui amène une influence mutuelle et fait qu'il y a de moins en moins de différences.



Journal du Japon : Dans la plupart de vos histoires, vous dessinez des personnages plutôt jeunes. Est-ce une volonté de votre part ? Si oui, pourquoi ? Et comment procédez-vous à leur création ?


Je dessine souvent mes mangas pour des magazines adressés à un jeune public, et je me dis que c'est plus simple pour ce public d'avoir de la sympathie pour des personnages qui ont à peu près leur âge. J’ai aussi beaucoup travaillé pour des magazines shôjo, ce qui explique pourquoi j’ai souvent des personnages féminins dans mes récits. Pour la construction de mes personnages, en général je ne pars pas d'eux-mêmes mais plutôt des histoires, et ensuite je vais façonner les personnages pour qu'ils cadrent bien avec mon scénario. Mais il arrive parfois que mes personnages soient assez forts pour se démarquer, si bien que je vais les décliner sous forme de série, en ajoutant au fur et à mesure plus de forme dans leur nature. Dans ces cas-là, je leur insuffle souvent des aspects de ma propre personnalité.



Canal + : Quelles œuvres de votre bibliographie aimeriez-vous conseiller à un public qui ne vous connaîtrait pas encore, et pourquoi ?


Objectivement je dirais que des séries comme Spirale et Gyo sont un bon moyen de commencer, mais personnellement j’ai une préférence pour mes recueils d’histoires courtes.





Unification : D'où viennent vos idées ? Et à partir de quel moment décidez-vous d'en faire une histoire courte ou longue ?


Pour mes idées, je ne vais pas partir d'une situation précise. Généralement, tout va partir d'anecdotes intéressantes que j'entends autour de moi, et qui vont me donner des indices pour me conduire à une idée de manga. Ensuite, il est assez difficile de juger si je vais en faire une histoire courte ou un récit plus long, mais lorsque je sens que c'est une idée qui peut aller loin je vais la garder pour une histoire longue.



Mangacast : Quelles œuvres japonaises ou étrangères, notamment en matière de films d'horreur, ont pu vous marquer ?


Un peu avant de faire mes débuts en tant que mangaka, j'ai vu Evil Dead de Sam Raimi, et il m'a beaucoup marqué et influencé. D’ailleurs, le titre japonais de ce film signifie « Les Entrailles du Fantôme de la Mort ».



Geek Magazine : Pour beaucoup de gens, la maison est souvent un lieu de sécurité, or dans vos livres elle devient souvent un lieu angoissant où tout part de travers. D'où cela vous vient-il ? On sait notamment, grâce à votre livre Terroriser - La Méthode Junji Ito, que les toilettes de votre maison d’enfance étaient au bout d'un couloir sombre au sous-sol...


J’ai en effet grandi dans une maison qui avait plus de 80 ans, ce qui est très ancien pour une maison japonaise. Les toilettes étaient lugubres avec leur passage souterrain, et j’avais très peur d’y aller seul la nuit. D’autres aspects de la maison m’effrayaient aussi, comme une remise à l'étage qui était remplie d’objets et où on n'allait quasiment jamais. Cependant, je ne dirais pas qu'il s'agissait vraiment d'un lieu d’angoisse pour moi, car la plupart des pièces étaient normales, comme le salon où la chambre à coucher où on passait des moments de détente en famille. Mais c'est vrai que via ses quelques endroits qui m'inquiétaient, cette maison a sûrement eu une certaine influence sur ma manière de mettre en scène l'horreur.



Journal du Japon : Le suicide est un thème récurrent dans vos œuvres. Pourquoi ?


En fait, j'exploite ce thème sans trop y réfléchir, mais c'est vrai que quand je construis mes histoires j'ai différents patterns pour mettre en scène la mort : la présence d'un tueur, l'accident, le suicide... je choisis ces différents types de mort selon mes histoires. Après, j'ai aussi l'impression que le thème du doppelgänger, du double, est souvent présent dans mes récits. Il y a quelque chose qui m'accroche dans cette idée de rencontrer un autre soi-même, d'y voir un présage funeste, et de devoir faire face à soi-même au risque d'être poussé au suicide.



Manga-News : Vous avez aussi offert une adaptation manga assez ambitieuse et personnelle du célèbre roman La Déchéance d’un homme d’Osamu Dazai. Quel est votre rapport  avec cette œuvre ? En quoi vous fascine-t-elle ? Comment est né le projet de manga, et comment avez-vous imprégné le récit d'origine avec votre patte un peu plus horrifique ?


Au départ, c’est mon éditrice qui m’a suggéré cette adaptation, à une époque où je n'avais encore jamais lu ce roman. Quand je l’ai découvert, j’ai été marqué par le héros, qui me ressemble beaucoup. Que ce soit dans ses souvenirs d’enfance, dans les différents malentendus et ses relations avec autrui, je me suis retrouvé en lui. Mais la grande différence entre lui et moi, c’est qu’il a beaucoup de succès avec les femmes, et au moins cela m’a donné l’occasion de dessiner de jolis personnages féminins, ce qui m'a motivé (rires). Ensuite, ce roman est classé comme de la « littérature blanche », donc sans horreur, bien qu’il s’agisse d’une histoire déjà assez angoissante. Pour l’adaptation manga, j'ai alors voulu insister sur une dimension plus horrifique en incluant des histoires de kaidan. On en trouve aussi dans beaucoup de récits de rakugo, et je trouvais que ça collait très bien car ces récits traditionnels japonais évoquent souvent la fatalité humaine, fatalité qu'on retrouve dans le roman de Dazai.





Actua BD : Cela fait plusieurs fois que vous venez en France. Quel est votre rapport avec le public français ? A-t-il une particularité ?


La France est l’un des pays d’Europe où j’ai été traduit le plus tôt et le plus souvent, et il s'agit d'un pays qui est très ouvert à la culture japonaise, donc je me dis que c’est sûrement pour ça que mes mangas sont si bien acceptés chez vous. Et quand je rencontre mes lecteurs français en dédicaces, je les trouve très polis et gentlemen.



Canal+ : On vous qualifie souvent de maître de l’horreur. Que pensez-vous de ce titre ? Et le maître de l'horreur a-t-il lui-même des peurs et des angoisses ?


Quand on me dit que je suis le maître de l'horreur, j’ai envie de répondre pas du tout ! Il y a de beaucoup d'autres grands maîtres de l’horreur, donc ça me gêne toujours un peu, même si en même temps je suis très reconnaissant d’être considéré à ce niveau-là. Cela me fait me dire que je dois continuer mes efforts pour réellement mériter ce qualificatif.  Et sinon, je suis quelqu'un d'extrêmement peureux ! Beaucoup de choses me terrifient. Rien qu'un exemple que je donne souvent en interviews : j’ai une grande peur des cafards, mille-pattes et autres insectes un peu dégoûtants.



Unification : Au début de votre carrière, avez-vous été influencé par les œuvres de Kazuo Umezu, notamment L'École Emportée ?


J'ai été complètement influencé par son travail. C’est un auteur que je lisais déjà beaucoup dès l’enfance. En japonais, il y a une expression qui signifie « Il est ma chair et mon sang » et elle s'applique totalement à Umezu. C’est dire à quel point lui et son œuvre m’ont profondément imprégné et influencé. Sinon, l'École Emportée est une série que j'aime particulièrement, et à chaque fois que je travaille sur une série longue je prends pour exemple le format de cette œuvre.



Geek Magazine : Enfant, vous ne vouliez pas faire lire vos mangas, par peur que cela dévoile trop de choses sur vous. A présent, avez-vous encore peur que les gens puissent lire en vous en lisant vos mangas ?


Quand j'étais enfant je dessinais uniquement pour le plaisir, mais lorsque mes histoires devenaient plus sentimentales j’avais effectivement peur d’en révéler trop sur moi, si bien que je ne les montrais qu’à un cercle restreint : mes amis d’enfance et peut-être ma mère. Mais aujourd’hui c’est mon travail, donc j’ai surtout envie d’être lu par le plus grand nombre.



Mangacast : Y a-t-il un thème ou un genre que vous n’avez pas encore exploré et que vous aimeriez aborder ?


J’aimerais beaucoup réaliser une comédie sentimentale avec des adolescents, mais je pense que je n'en suis pas capable et que ça partirait naturellement dans un récit d'horreur (rires).



Manga-News : Dans la nouvelle génération de mangakas d’horreur, quels artistes attirent votre attention et vous impressionnent ?


J’ai beaucoup aimé Mes Cent Contes Mortels d’Anji Matono (publié en France par les éditions Akata, ndlr), avec ses histoires très courtes où à chaque fois un incident survient, et son fil conducteur autour de ce jeune héros à qui il arrive des choses terribles. C'est un concept très accrocheur, et je trouve que cette autrice a un sens très aiguisé de l'angoisse. Je l'ai déjà rencontrée, et j'ai été très surpris de découvrir qu'il s'agissait d'une femme, alors que son nom a une sonorité plutôt masculine.





Canal + : Avant d’être auteur de mangas, vous avez été prothésiste dentaire. Est-ce que cela vous a aidé dans votre carrière de mangaka, notamment pour vos monstres ?


Ça ne m’a pas aidé pour concevoir mes monstres. Mon travail consistait à fabriquer des dentiers. C’est un savoir-faire très spécifique, et qui sert peu pour d'autres choses. Cependant, j'ai tendance à dessiner des personnages qui ont souvent une très belle dentition. Bref, en terme d'influence ça ne me sert pas à grand chose. Mais sur un plan plus technique, j'utilise mon expérience pour transformer mes outils de dessin et dessiner plus facilement avec.



Propos recueillis par Koiwai. Un grand merci à Junji Ito, à Sullivan Rouaud en coordinateur de cette rencontre, à l'interprète Miyako Slocombe, à Japan Expo, et aux autres médias présents.