BARON Yoshimoto - Actualité manga

BARON Yoshimoto バロン吉元

Interview de l'auteur

Publiée le Mercredi, 06 Mai 2020

Le FIBD d'Angoulême est souvent l'occasion d'assister à des rencontres intéressantes entre différents artistes, et celle qui se tint le 1e jour du festival cette année fut l'une d'elles. Avec d'un côté Sansuke Yamada, auteur du manga Sengo publié par Casterman et abordant l'après-guerre nippon, et de l'autre Baron Yoshimoto, artiste aux multiples facettes inédit en rance (une anthologie de lui est prévue chez Le Lézard Noir mais n'a pas encore de date) mais ayant vécu cette époque, il y avait forcément beaucoup de choses à dire. Même si nous n'avons pas pu assister à sa fin de cette rencontre croisée, on vous propose aujourd'hui de découvrir notre compte-rendu de cette conférence publique qui fut animée par Xavier Guilbert, avec Sébastien Ludmann en interprète des deux auteurs.


Sansuke Yamada, pourquoi, avec Sengo, avoir choisi de faire ce récit se passant dans l'après-guerre japonais ? Qu'est-ce qui vous a attiré dans ce sujet ?

Sansuke Yamada : Depuis l'enfance j'ai une passion pour les thématiques qui se déroulent avant ma naissance. J'ai pris l'habitude, depuis très longtemps, de fréquenter les bibliothèques et de parcourir des récits sur cette période.


Auparavant, vous aviez une carrière qui n'avais strictement rien à voir avant, alors qu'est-ce qui vous a poussé à aller voir l'éditeur japonais Enterbrain pour présenter ce genre de récit ?

Je pense qu'au-delà du cadre japonais, la thématique de la reconstruction a une certaine universalité, qui peut être abordé dans tout type de cultures.


Cette période est, encore aujourd'hui, abordée au Japon avec des visions très antagonistes. Y a-t-il une volonté de faire passer un message, ou d'évoquer cette période avec un angle différent ?

C'est quelque chose qui est très présent à l'intérieur de moi, donc je ne pensais pas l'aborder avec un regard particulier. Au-delà de vouloir faire passer un message, vu que c'est un sujet très présent en moi je souhaitais simplement le partager.


Y a-t-il quelque chose qui vous intéresse plus particulièrement dans cette période ? Car au vu de ce que vous avez dit précédemment, il y a d'autres périodes qui auraient pu vous attirer, peut-être plus joyeuses...

Je pense que l'envie de dessiner cette période vient du fait que dans la production de l'entertainment japonais global (cinéma, mangas, etc), c'est une époque qui est un peu écarté, délaissée. A mon avis, c'est pour ça que j'ai voulu la mettre en avant.

De gauche à droite: Baron Yoshimoto, Sébastien Ludmann, Sansuke Yamada, et Xavier Guilbert.  

Un manga comme Ashura de George Akiyama (inédit en France, ndlr) avait été « banni », ou en tout cas avait causé des problèmes, parce qu'il avait représenté du cannibalisme pendant cette période, via une femme qui n'avait d'autre choix pour survivre, et cela a fait écho à des rumeurs ayant dit qu'après les bombardements sur Tokyo des habitants étaient arrivés au même type d'extrémités. Ca montre combien c'est une période qui pouvait être difficile. À vivre mais aussi à évoquer. Or, vous, vous n'hésitez pas à l'aborder, que ce soit via la reconstruction ou via des moments se passant pendant la guerre.

Dans un contexte moyenâgeux il y a quelque chose de beaucoup plus sauvage. Moi j'ai choisi comme toile de fond l'Histoire contemporaine, donc on est sur un registre un peu différent. J'avais l'inquiétude d'avoir des pressions suite à la publication, mais rien de tout ça n'est arrivé. Quand on y réfléchit, les œuvres écrites pendant la période que je dépeins sont parfaitement accessibles, et n'importe qui peut accéder aux sources pour découvrir ce qu'il s'est passé.


Vu que vous abordez ici un sujet assez connoté, comment votre éditeur a-t-il réagi quand vous lui avez proposé la série?

Mon magazine de prépublication, le Comic Beam, est connu pour avoir les reins solides et être relativement courageux. Il est d'usage que les auteurs présentent un storyboard assez détaillé à leurs éditeurs avant de prendre la décision et de commencer la publication. Or, il se trouve que j'ai rencontré chez une amie celle qui est devenue mon éditrice, Madame Aoki. Je lui ai parlé du projet sans présenter de plan détaillé, elle était partante immédiatement, et on a travaillé ensemble tout de suite.


Avez-vous fait beaucoup de recherches documentaires avant de vous lancer dans ce projet ?

Comme je vous le disais tout à l'heure, c'est une période qui m'intéresse depuis l'enfance, donc j'avais déjà beaucoup de livres de documentation chez moi. L'idée était d'utiliser ce dont je disposais pour commencer à travailler. J'ai tout de même fait quelques recherches supplémentaires quand cela s'est avéré nécessaire, mais l'idée de départ était de travailler avec ce que j'avais chez moi.


J'ai également l'impression que, plus que l'exactitude historique, ce qui vous intéresse est de présenter les sentiments les émotions que l'on pouvait avoir à ce moment-là.

C'est exact. Combiner les deux est possible : on peut aborder ce genre de thématique tout en essayant de rester fidèle à l'Histoire, ou en tout cas en tâchant de rester proche de la réalité. Mais dans le manga, ce qui est intéressant, ce sont les sentiments, et les décisions prises par les personnages en fonction de circonstances données. Moi j'ai vraiment cette passion pour les livres et films de l'époque, et je suis toujours intéresse de voir telle décision que va devoir prendre tel personnage à un moment donné, en étant dicté par telle impulsion ou telle action. Cela peut être de grandes actions, ou de plus petites actions comme manger, se laver... J'aime essayer de voir les petites différences qui se trouvent dans ce genre de détail.

  

Au centre de ce récit, il y a deux personnages. Tout d'abord, un bonhomme costaud, tel qu'on pourrait en voir dans vos productions précédentes, notamment pour des magazines gay. Mais c'est aussi un personnage qui suit beaucoup ses pulsions, qui aime bien manger, coucher avec des femmes... et qui peut aussi être très violent. Puis un autre personnage plus gradé que lui, qui est plus dans la retenue, et qui a une relation assez trouble avec l'alcool. Qu'est-ce qui vous intéressait dans cette association ? Comment en êtes-vous arrivé à ce duo qui vous permet d'explorer pas mal de choses ?

Dans les films il y a ce qu'on appelle les « buddy movies ». Ici, j'ai voulu faire une espèce de « buddy manga », c'est-à-dire une histoire d'amitié entre deux personnages. Il se trouve que dans le paysage du manga actuel, ce genre de duo masculin est plus exploité par des autrices que par des auteurs, mais on a alors plus tendance à voir deux beaux garçons qui parcourent l'aventure ensemble. Moi j'ai un problème avec ce type de personnage, qui ne me suffisait pas. Je trouvais qu'il y manquait quelque chose. Donc j'avais envie de faire de genre de thématique habituellement trusté par les autrices, en y proposant des bases différentes. Concernant leur différence de personnalité, plus que l'un écoutant ses pulsions et l'autre étant plus en retrait, j'avais envie de décrire ma vision du binôme masculin, où des personnages très différents doivent se rejoindre pour faire un tout.


Même si on est dans un contexte historiquement lourd, il y a quand même un esprit très positif.

Je pense que si on colle à la réalité, il y a beaucoup de scènes qui devaient être plus horribles que celles que je dépeins. J'ai l'impression d'être relativement dans la retenue.


A présent je vais m'adresser à Baron Yoshimoto. Vous avez été un grand nom du manga gekiga au Japon sans les années 1970, et vous êtes également exprimé dans l'illustration et la peinture. Vu que vous avez vécu ce Japon d'après-guerre, retrouvez-vous des choses que vous avez connues en regardant le travail de Sansuke Yamada ? Est-ce un reflet de ce que c'était, ou est-ce une vision actuelle du passé ?

Baron Yoshimoto : Moi je pense que l'oeuvre de M. Yamada est un portrait réaliste. Historiquement, M. Yamada vit à une époque très éloignée de ce qu'il décrit, et pourtant j'ai le sentiment qu'en son for intérieur, il a su saisir l'ambiance de cette époque. C'est pour ça que je suis devenu un vrai fan de son travail : j'ai le sentiment que jusqu'à aujourd'hui, aucun mangaka n'avait su décrire de façon aussi précise l'atmosphère de cette période.


Pour l'instant, M. Yoshimoto, il n'existe pas d'oeuvres de vous traduites en français. En langue anglaise, on peut trouver le recueil The Troublemakers qui reprend des nouvelles publiées initialement dans les années 1970. On y retrouve un parallèle avec Sengo, car il y a la représentation de cette époque, à travers les manifestations qui ont eu lieu contre les traités de collaboration avec les Etats-Unis. Ce ne sont pas des choses qui sont a centre de vos récits, mais elles apparaissent dans le contexte. A cette époque, ça faisait partie de ce que vous viviez, donc est-ce que ça vous semblait important d'intégrer cela à vos récits ?

Oui, c'était très important de rendre compte de l'ambiance de l'époque. Le principal événement durant ma période d'activité, c'était évidemment la Guerre du Vietnam, que j'ai ressentie de façon très prégnante. J'habite à Yokohama, qui est une grande ville portuaire et qui était également une grande base navale à l'époque. A travers mes œuvres, j'ai essayé de présenter cette ambiance. Bien sûr, les mouvements antimilitaristes était très prégnants également. Mais en faisant en sorte d'être aussi objectif que possible, je voulais rendre une description neutre et précise.

  

Dans votre travail il y a des choses très liées à la guerre, notamment dans The Troublemakers où la dernière nouvelle parle d'un GI américain. Tout ceci fait également pas mal penser au travail de Yoshihiro Tatsumi. En regardant ce qui se fait aujourd'hui, j'ai l'impression qu'à cette époque-là il y avait vraiment une volonté de retranscrire ce que vous viviez.

Je pense que c'est quelque chose qui relevait vraiment de l'ambiance de l'époque, et qui à ce moment-là me touchait jusqu'au fond de mon âme. Il me semble que c'était assez naturel, finalement, que des choses comme ça se reflètent dans mon travail.


Il y a donc des choses que vous avez traversées, et qui sont abordées dans le travail de Sansuke Yamada, comme la reconstruction de Tokyo, mais également des scènes marquantes comme celle de la décapitation dans le tome 2 de Sengo, qui peut être chargée de sens puisqu'elle peut renvoyer au massacre de Nankin de 1937. Une scène de cette période est assez connue : celle où deux officiers de l'armé japonaise font un concours de décapitations, concours qui se finit sur un match nul. Quand on connaît cette histoire, cette scène-là de Sengo n'est pas anodine.

Sansuke Yamada : Plus que d'essayer de faire un parallèle et de provoquer le réveil de ces souvenirs horribles, l'idée était vraiment de m'attaquer à quelque chose qui n'a pas encore été décrit ni en manga ni au cinéma dans la production japonaise de ces dernières années. Je trouvais que c'était intéressant de me glisser dans cette faille.


Dans ce tome 2 de Sengo, à la même période, il y a aussi ces prostituées qui disent « Pourtant, nous aussi on se sacrifie pour notre pays ». Cela peut aussi renvoyer à un autre aspect délicat de l'Histoire japonaise pendant la guerre, à savoir les femmes de réconfort.

Dans ces scènes-là, plus que d'essayer de pousser les lecteurs à faire un lien avec ces événements, l'idée était de croquer des choses qui pouvaient avoir lieu. Ma démarche n'avait aucune volonté symbolique, je souhaitais plutôt décrire les petites choses du quotidien de cette époque.


Moi, ce qui me marque dans votre travail, c'est la volonté de trouver une justesse dans la représentation non seulement des horreurs de la guerre, mais aussi de la manière dont les officiers maltraitent les soldats avec parfois des marques d'autorité absurdes, et a manière dont peut être traité différemment le fait qu'ils sont des êtres humains et que malgré toutes les horreurs il faut continuer de vivre.

Toutes ces petites choses autour des brimades de soldats et de la hiérarchie au sein des casernes sont des éléments qu'on trouve assez facilement dans les écrits datant de cette époque et d'immédiatement après. Ca rejoint la question précédente : mon idée était vraiment de mettre le doigt sur toutes ces petites choses du quotidien qu'on a tendance à oublier au fur et à mesure que le temps passe.


Compte-rendu effectué par Koiwai.