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Dvd Interview de Sunao Katabuchi, réalisateur de Dans un recoin de ce monde

Dimanche, 03 Septembre 2017 à 18h00 - Source :Rubrique Interviews

Prévu dans nos cinémas ce 6 septembre, le film Dans un recoin de ce monde, adaptation du manga éponyme de Fumiyo Kôno, fut présenté en avant-première et en compétition au dernier Festival d'Annecy, où il a raflé le Prix du Jury (lire la news à ce sujet). A cette occasion, le réalisateur Sunao Katabuchi était présent en France, et Manga-news a fait le déplacement jusqu'à Annecy pour le rencontrer dans le cadre d'une interview longue et passionnante. Compte-rendu !



Comment est né le projet d'adaptation animée de Dans un recoin de ce monde ? Qu'est-ce qui vous a attiré vers cette œuvre ?

Sunao Katabuchi : Si vous avez vu Mai Mai Miracle, mon précédent film, vous savez qu'environ dix ans séparent son histoire de celle de Dans un recoin de ce monde.

Sur Mai Mai Miracle, on a fait tout ce qu'on pouvait pour retranscrire le contexte et l'ambiance de l'année 1955, et finalement c'était assez facile à imaginer. Moi je suis né en 1960, donc c'est une période assez proche de celle que j'ai connue quand j'étais enfant, mais à l'inverse pour Dans un recoin de ce monde c'était assez difficile à visualiser, et ça restait dur pour moi de ressentir ce qui pouvait se passer à l'époque.

C'est alors que j'ai pensé à la mère de Shinko dans Mai Mai Miracle : en 1945 elle a 19 ans et c'est à cet âge qu'elle s'est mariée. Pourtant, alors qu'elle a connu la guerre, c'est une femme qui est enjouée. Je me suis dit que si j'arrivais, à partir du personnage, à imaginer ce qu'elle était en 1945 à 19 ans, j'arriverais à me rapprocher de ce qu'était cette époque-là.

Il faut aussi savoir que dans Mai Mai Miracle, Shinko est inspirée de l'écrivaine du roman original (puisque Mai Mai Miracle est inspiré d'un roman autobiographique), Nobuko Takagi. Je me suis renseigné auprès d'elle sur ce que faisait sa mère pendant la guerre, et au moment où je parlais de ça avec elle, je suis tombé sur le manga Dans un recoin de ce monde de Fumiyo Kôno, et en l'héroïne Suzu je me suis alors retrouvé face à ce que je recherchais : quelqu'un qui semble à l'opposé d'une personne qui a connu la guerre, et qui s'est marié avant d'avoir 20 ans.

En passant, une chose m'a beaucoup touché quand j'ai terminé le film Dans un recoin de ce monde : en le voyant, Nobuko Takagi, l'autrice du roman qui a inspiré Mai Mai Miracle, m'a dit qu'elle avait eu l'impression de découvrir pour la 2ème fois ce qu'avait connu sa mère. Ca sous-entend que Mai Mai Miracle et Dans un recoin de ce monde sont des films très proches l'un de l'autre et qui se répondent.



Quelles ont été vos premières impressions à la lecture du manga original de Fumiyo Kôno ?

J'ai eu l'impression que je rencontrais quelqu'un de ma famille dont j'ignorais l'existence jusqu'à présent. Je me suis dit que c'était incroyable, la quantité de recherches que Mme Kôno a dû faire sur une période qu'elle n'a pas connue elle-même. C'est impossible de dessiner une œuvre pareille sans avoir fait des tonnes de recherches avant pour retranscrire au mieux la réalité de l'époque, et je me suis dit que c'était un processus très similaire à celui que j'ai moi-même adopté quand j'ai réalisé Mai Mai Miracle. J'ai pensé que c'était dingue que quelqu'un ait eu le même procédé que moi. Je me suis alors dit que si je réalisais l'adaptation de ce manga-là, ça aurait un sens profond. Et j'ai pensé que j'étais peut-être la seule personne capable de faire une adaptation fidèle de ce manga. Le fait de faire des recherches pour atteindre l'objectif qu'on s'est fixé, le fait de se placer au niveau de la vie quotidienne de l'époque pour y décrire tout ce qui pouvait s'y passer... c'était autant de choses sur lesquelles j'avais déjà commencé à travailler avant de découvrir le manga de Fumiyo Kôno, et en le lisant je me suis dit qu'en l'adaptant je pouvais lui donner encore plus de sens. J'ai eu la sensation que c'était une rencontre liée au destin, que je ne pouvais pas passer à côté.

Et en réalité, Fumiyo Kôno a elle aussi dit que c'était un signe du destin, pour d'autres raisons : elle avait vu il y a longtemps une série sur laquelle j'avais travaillé, Famous Dog Lassie / Lassie chien fidèle, un dessin animé dans lequel il ne se passe pas de grands événements et où on suit avant tout le quotidien d'un garçon avec son chien, et elle m'a avoué que ça correspondait à ce qu'elle-même avait envie de faire en manga, à un objectif qu'elle voulait atteindre. A l'époque de ce dessin animé,  en 1996, Fumiyo Kôno était encore une jeune dessinatrice, et ses éditeurs ne lui laissaient pas faire ce qu'elle avait vraiment envie de dessiner. Et elle se disait alors, en voyant Lassie, que des gens dans l'animation arrivaient à faire ce qu'elle-même voulait proposer en manga. Elle voyait Lassie comme une lumière au bout de son chemin. Donc quand je lui ai demandé la possibilité d'adapter en film son manga, elle a vu ça comme un aboutissement. C'est pour ça qu'elle a dit que c'était un signe du destin. Et forcément, son entourage dans le milieu éditorial lui a répondu que si c'était un signe du destin, il ne pouvaient qu'accepter ! C'était un événement très particulier pour nous deux.



Et justement, quelle a été l'implication de Fumiyo Kôno sur le film ?

Elle considère que l'animation est un domaine qui lui est étranger, donc elle estime qu'il faut donner une liberté totale au staff de l'animation.

Néanmoins, elle avait conscience qu'il fallait faire beaucoup de recherches pour adapter convenablement son manga, et elle s'est engagée à fournir toute l'aide et la documentation nécessaires.

Le problème, c'est que tout ce qu'elle avait rassemblé pour faire son manga, elle l'avait déjà enfermé dans des cartons, donc quand je lui demandais ses inspirations pour des passages très précis elle était embêtée car elle ne parvenait plus à les retrouver. 

Finalement c'était un mal pour un bien, car ça nous a contraints à faire de la recherche par nous-mêmes. C'était une vraie joie quand on faisait des recherches et qu'on aboutissait sur le même résultat que Mme Kôno, car ça voulait dire que nos informations se regroupaient et se croisaient.


Fumiyo Kôno est une artiste qui a un dessin très personnel, un peu rond et plein de douceur. Comment votre équipe s'y est-elle prise pour bien le rendre en animation ? Quelles consignes leur avez-vous données ?

La première étape a été de m'adresser au character designer, Hidenori Matsubara, et de lui dire de se rapprocher le plus possible du style de Fumiyo Kôno. Il m'a répondu que ça lui prendrait au moins 6 mois, et finalement il a travaillé un an dessus, avant d'arriver à maîtriser complètement le style de la mangaka.

Egalement, il fallait chercher toutes les petits spécificités du dessin pour bien les retranscrire, et il y en avait beaucoup. Par exemple, l'une des spécificités des dessins animés japonais modernes, c'est qu'on voit beaucoup de visages de face, or ce n'est pas le cas dans les œuvres de Fumiyo Kôno où beaucoup de visages sont légèrement de profil. Egalement, ses personnages ont souvent les mains et les pieds un peu grands. Ses prises de vue se font régulièrement par le dessus, ce qui fait qu'on les voit en pied. Et quand les visages sont plutôt de côté, elle ne dessine pas le trait qui est sous le nez. On a relevé tout ces éléments parmi d'autres, et on a choisi de tout conserver dans le film. C'est pour cela que ça a pris tant de temps.



Avez-vous pu aussi vous baser sur des témoignages de personnes ayant connu cette époque ? Si oui, que vous ont-ils apporté ?

Je suis parti du principe qu'écouter les récits de ces personnes serait le dernier moyen de documentation que j'utiliserais. La première étape, c'était de faire toutes les recherches que l'on pouvait faire nous-mêmes. Et c'était seulement quand on n'arrivait pas à trouver ce qu'on cherchait qu'on allait se renseigner auprès de ces personnes.

Par exemple, concernant le décor de l'image ci-dessous, grâce aux photos on savait qu'il y avait des rambardes au niveau du magasin situé au coin de la rue au milieu, mais on n'avait pas de photos du magasin sur le côté droit, et on ne savait donc pas s'il y avait les mêmes rambardes devant celui-ci. Dans la réalité, juste à côté de ce magasin il y a une autre boutique, et la personne qui y vivait en 1945 habite toujours là. A l'époque elle était petite fille, aujourd'hui elle est grand-mère. Et elle a pu nous raconter qu'elle avait pour habitude de s'appuyer sur la rambarde en face de chez elle quand elle était petite. Ca nous a confirmé qu'il y avait bien des rambardes à cet endroit à l'époque. Ce type de petites informations ont été très précieuses pour nous.



Vous n'imaginez pas les recherches qu'on a faites ! (rires) Toujours sur ce même décor, au-dessus du magasin il y a un panneau, et ce qui est écrit dessus est un numéro de téléphone. On n'a vraiment jamais trouvé aucune photo de cette partie-là. Mais à force de faire des repérages à Hiroshima, on a sympathisé avec des gens, et parmi ceux-ci il y avait un bouquiniste ayant conservés des vieux annuaires de l'époque. On a pu retrouver le numéro dans l'un d'eux.

On a constamment essayé de dessiner en ayant une compréhension la plus fidèle possible de ce qu'il y avait à l'époque.


Le manga est aussi très marqué par un portrait de la vie quotidienne des petites gens, avec un côté paisible et une héroïne assez douce et étourdie alors que le drame de la guerre se rapproche. Comment avez-vous procédé pour rendre cette ambiance de vie quotidienne ?

Vous vous en doutez, il n'y avait pas de films d'époque qui pouvaient vraiment nous servir de sources d'inspiration.

Le seul moyen qu'on avait pour retrouver cette ambiance de vie quotidienne, c'était la recherche de documents historiques, mais aussi de magazines, de journaux de l'époque, voire de journaux intimes. On est allés jusqu'à fouiller les codes du travail et les codes civiques de l'époque pour cerner les lois qu'il y avait en ce temps-là.

On a tellement cherché et on est allés tellement loin qu'après avoir fini le film, j'ai été convié dans des symposiums de grands historiens. Ces historiens, qui sont pourtant des pointures dans leur domaine et font beaucoup de recherches, ont dit que le plus maniaques d'entre tous, c'est moi (rires). Et sans m'en rendre compte, j'ai procédé de la même manière qu'eux pour me documenter.

Bien sûr, j'ai aussi rassemblé énormément de photos. Les rassembler n'est pas très difficile, le plus dur étant de les dater. Je me suis attaché à organiser ces photos par lieu et par date, et c'est comme ça que j'ai pu comprendre, par exemple, comment les gens s'habillaient à l'époque, quelle était l'évolution des couleurs et des lumières... Et quand on constatait des changements dans les photos, on s'interrogeait : pourquoi à cette période-là on s'habillait comme ça, pourquoi avant on signait de telle manière et plus après...

C'est comme ça qu'on a procédé pour se rapprocher du quotidien qu'on voulait montrer.



Quelle place avez-vous souhaité accorder à la musique et à l'ambiance sonore ?

La musique et les chants sont de kotringo, une chanteuse japonaise.

Je voulais que la musique qu'on entend dans le film émane du cœur de Suzu. Les sentiments qui sortent de son cœur, on les entend comme une mélodie. Et parfois, ce n'est pas forcément en accord avec ce qu'elle laisse transparaître.

Par exemple, au début, au moment de l'ouverture du film, on entend la musique « Kanashikute Yarikirenai », et on voit Suzu qui est très souriante. Il faut savoir que « Kanashikute Yarikirenai » veut pourtant dire « Une tristesse insurmontable ». Suzu est quelqu'un qui a une tristesse insurmontable mais qui a un grand sourire. Elle n'est pas triste parce qu'elle s'est perdue en ville, mais parce qu'à mon avis elle est consciente de ses propres limites. Comme vous pouvez le voir dans le manga et dans le film, elle a un talent pour le dessin, mais elle sait que bien qu'elle sache dessiner elle ne pourra rien en faire dans sa vie. Elle ne pourra pas exploiter ce talent qu'elle a en elle. Si, à l'époque, elle s'était dit « je veux devenir dessinatrice » ou « je veux être mangaka », ça sous-entendait qu'elle devrait affronter énormément d'obstacles, et elle se savait incapable d'aller jusque-là. Malgré tout, elle sourit. Elle est admirable.

Tout ça pour dire que dans le film, la musique exprime ce que Suzu ressent au plus profond d'elle-même.



Dans une interview en anglais, vous avez évoqué les points communs de la guerre de 1945 et du séisme du Tohoku de 2011, en tant que drames venant bouleverser les vies. Pensez-vous que le séisme a influencé votre façon de concevoir le film ? Iriez-vous jusqu'à dire que c'est un film post mars 2011 ?

En réalité, on a commencé à travailler sur la production du film en 2010. Je me souviens très bien de ce qu'on faisait en mars 2011, quand le drame est arrivé. Quand la terre s'est mise à trembler, j'ai une pile de documents achetés pour le film qui s'est écroulée sur moi. Ce qu'on a vu après, le paysage dévasté, se rapprochait de ce qu'on a vu dans les documents. D'une certaine manière, ça nous a permis de mieux comprendre ce qu'avait été le Japon en 1945 juste après la guerre. Par exemple, quand une ville était ravagée par les bombardements pendant la guerre, très souvent les villes voisines faisaient des collectes, apportaient des vêtements et des objets aux victimes. La première chose, c'était les voitures de pompiers qui faisaient plusieurs dizaines de kilomètres pour venir aider. On a vu aussi des gens se déplacer d'eux-même pour apporter des matelas, des futons, des couches pour les enfants... Ce sont des choses qu'on a pu observer en 2011 et qui avaient aussi lieu en 1945. On le voit d'ailleurs dans le film : après l'explosion à Hiroshima, les habitants couraient et essayaient de se rendre dans la ville pour apporter leur aide.

Suzu vit à une époque où il ne se passe pas un jour sans qu'il y ait une catastrophe. Et c'est un peu ce qui se passe aussi pour nous aujourd'hui quand on est au Japon. On mène une vie quotidienne en regardant ce qui se déroule après les catastrophes, et Suzu menait elle aussi une vie ordinaire en sachant que dans la ville d'à côté il se passait des choses horribles. De ce point de vue-là, il y a une relation entre ce qui se déroulait il y a 72 ans et ce qui s'est passé il y a 6 ans.



Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Sunao Katabuchi, à l'interprète Thibaud Desbief, ainsi qu'à Gamesofcom et ESC Distribution pour la mise en place de cette rencontre.
  

commentaires

kowazoe

De kowazoe, le 03 Septembre 2017 à 21h24

Merci pour cette interview, je prends toujours autant de plaisir à en lire :)

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