Ciné-Asie Chronique ciné asie - The lunchbox
Chaque jour à Bombay, plus de 200.000 lunchbox, des paniers-repas préparés par des épouses aimantes ou des entreprises spécialisées à destination des salary men, sont livrées par des "dabbawallahs" sur les lieux de travail. L'université de Harvard a même réalisé une étude sur ce système de livraison bien huilé (le jeu de mots est involontaire).
Le réalisateur indien Ritesh Batra imagine une fiction dont le point de départ est une erreur dans la livraison d'une lunchbox : un repas préparé par Ila Singh, une femme au foyer délaissée par son mari, est envoyé à un veuf de vingt ans son aîné, Saajan, comptable proche de la retraite.
S'ensuivra une relation épistolaire, entre retenue et révélations, où chaque lunchbox livrée et renvoyée est synonyme de petits mots, réveillant des sentiments enfouis, un respect mutuel, un désir de rencontrer l'autre. Mais les conventions sociales et religieuses indiennes empêchent cette relation à distance et fantasmée de se concrétiser dans la vie réelle.
Habitué au format court de 2008 à 2011, Ritesh Batra signe avec "The Lunchbox" son premier long-métrage. Passé au Festival de Cannes en 2013, le film est une coproduction de l'Inde, de la France et de l'Allemagne.
Que cela soit dit : les aigris, les blasés, les insensibles, trouveront l'ambiance du film naïve et gentillette. Les autres, pensant qu'un film indien ne leur est, forcément, pas destiné, passeront à côté de quelque chose. Et pas n'importe quoi. Annoncé injustement par certains médias comme une comédie romantique, "The Lunchbox" est bien plus que cela. Même si les ingrédients sont là, tels les nombreux aléas, l’attraction de personnalités opposées (Ila est hindouiste et issue d'une caste aisée, Saajan est chrétien), la promesse d'une rencontre...
Et le happy end ? ... Vous risquez d'être surpris. On est loin, très loin de Bollywood. "The Lunchbox" lorgne davantage vers le cinéma d'auteur, tout en révélant une accessibilité insoupçonnée grâce à son humour, sa narration fluide, et l'illustration, sans voyeurisme, de situations quotidiennes. Accessible oui, mais le film profite aussi d'une grande richesse tant dans sa narration que dans sa forme. Il emprunte à la comédie dramatique, décrivant la solitude de deux individus dans une société indienne où les barrières morales sont fortes, autant qu'à la comédie sociale, les mêmes barrières pouvant être synonymes de paradoxes amusants lorsqu'on ne les vit pas. Dans le même temps, des piques d'humour malines, rendant le film terriblement sympathique, en font une véritable ode à la bonne humeur. Mais attention, on ne parle clairement pas là de la même bonne humeur que celle procurée chez certains (je n'en fais pas partie) du très hollywoodien et misérabiliste "Slumdog millionnaire", qui n'a, rappelons-le, pas grand-chose d'indien.
"The Lunchbox" est au contraire un feel good movie "typical India", où la cuisine éveille tous les sens et rapproche deux individus qui ne demandent justement qu'à se sentir bien, les conventions hindoues se posant alors comme une obstruction au bonheur retrouvé. On se retrouve donc face à un "feel good movie" à l'indienne dans lequel, pourtant, la gravité de certaines problématiques sociétales est abordée avec une pertinence et une finesse plus qu'appréciables. Et plus tôt que "feel good movie", osons donc le... "feel good curry" ! Car ici, la cuisine revêt une importance particulière. "The Lunchbox" est effectivement un régal pour les mirettes. Et on n'imagine même pas ce que donnerait l'expérience lors d'une projection en odorama ! Le cinéaste excelle pour nous faire vivre la préparation des plats. Il alterne parfaitement entre des plans précis – la cuisine, c'est le sens du détail, du dosage, du rythme – ou plus détachés, lorsqu'il s'intéresse à la jeune Ila seule dans son appartement.
Vous n'éprouverez aucune sensation de nausée face à des plans trop rapprochés. Ceux-ci demeurent rares et sont réservés aux quelques dizaines de secondes, géniales, passées en cuisine. Le reste du temps, le réalisateur s'intéresse à ses personnages de façon beaucoup plus globale. Vous ne retrouverez donc pas une oeuvre filmée quasiment entièrement en plan poitrine (à la Kore-eda dans "Nobody Knows") ou en gros plan (à la Kechiche). Au-delà de la forme, le fond est plus qu'enthousiasmant."The Lunchbox" brille par son humour, avec des running gags savamment orchestrés.
Parmi les plus marquants et les plus délicieux figure celui hors champ, d'une tante à la voix stridente criant ses conseils (en cuisine ou autre) à Ila située à l'étage au-dessous. Il y a aussi cette stratégie d'évitement de Saajan face au "jeune loup" venant d'arriver dans son administration, qui le colle, qui gâche son seul moment plaisir de la journée : déjeuner en paix des plats préparés par Ila. Mais surtout, il y a toutes ces problématiques sociétales, "typical India" là encore, évoquées, au détour des lettres (Ila veut s’émanciper, Saajan peine à retrouver un sens à sa vie) ou de façon beaucoup plus directe (la problématique des intouchables n'est qu'effleurée, mais sa puissance est telle qu'on se sent aussitôt intéressés).
Le poids du regard de la société est trop lourd pour ces personnages. Elle verrait dans leur relation secrète et platonique un quasi adultère. Eux tentent juste de vivre ne serait-ce que de petits instants de joie. Et ils le méritent. Car ces personnages sont attachants, le réalisateur amenant les choses au fur et à mesure. Derrière un Saajan ronchon en fin de carrière, on découvre un homme qui a ses raisons pour être à ce point distant. Sa relation épistolaire avec Ila réveille sa sensibilité, et n'est sans doute pas étrangère à ce qu'il prenne sous son aile le jeune homme qui l'horripile au début, pour le former et le défendre face à une hiérarchie qui pense rendement, délais, efficacité. Ila a quant à elle pour seule obsession de satisfaire l'inconnu qui profite de ses repas, et la remercie poliment, se dévoilant un peu au passage. Clichés, l'homme taciturne, car blessé et la femme au foyer esseulée qui trouve son compte dans une relation fantasmée ? Bien sûr que non, car ces personnalités sont traitées avec retenue et pudeur, respect et douceur. Et sont-elles à ce point déjà vues, ou irréalistes ? Si cliché il y a, c'est bien parce qu'il doit y avoir. Les conventions indiennes ne leur laissent pas le choix. N'oublions pas le troisième personnage, ajoutant du sel dans le plat : un jeune que Saajan rechigne à former au début, un peu lourdingue au demeurant, mais tellement touchant lorsque l'on apprend ses origines... un intouchable, cherchant à s'en sortir par tous les moyens, méritant, volontaire.
L'Inde, c'est compliqué. On croit avoir affaire à des clichés, mais ceux-ci sont des réalités. Pour interpréter ces personnages, le cinéaste a fait des choix tout à fait judicieux. Nimrat Kaur, pour le personnage d'Ila, débutante, est une belle promesse pour le cinéma indien... ayant depuis obtenu un rôle récurrent dans la saison 4 de la série "Homeland". Irfan Khan (vu dans "L'Odyssée de Pi", "The Amazing Spider-man" et bientôt "Jurassic World"...ou comment voir que des acteurs, pas seulement américains, peuvent être bons dans tout type de film) est méconnaissable avec sa petite moustache, le visage fermé et grave, illuminé quelques minutes par jour seulement avec la dégustation d'un repas qui ne lui est normalement pas destiné. Remarquons que pour une fois, la galette est bien remplie, avec en plus du film, un livret comprenant les recettes du film décrites par le célèbre chef indien Sanjee.
On appréciera également l'entretien avec le réalisateur, qui confirme que celui-ci est plein de talent et de promesses. Enfin, nous avons droit à une présentation du film par Charles Tesson, délégué général de la Semaine de la Critique... forcément quelqu'un de bien puisque passionné de Kurosawa, Mizoguchi et Ozu (^^) et ayant consacré les Cahiers du cinéma à un grand cinéaste indien, Satyajit Ray, en 1992. Peu de films indiens, en dehors des sirupeuses productions bollywoodiens, arrivent jusqu'en France. Profitons donc de ce mets raffiné : accessible, drôle, touchant, mais profond également, la cuisine laissant place à une sensibilisation des spectateurs à certains problèmes de la société indienne.
A déguster tranquillement, en VO sous-titrée (c'est un ordre !!!) avant un bon restaurant indien et une balade sur le net pour approfondir ses connaissances d'un beau pays de plus d'un milliard d'habitants. Vite, un nouveau film, Monsieur Ritesh Batra, s'il vous plaît !
Le réalisateur indien Ritesh Batra imagine une fiction dont le point de départ est une erreur dans la livraison d'une lunchbox : un repas préparé par Ila Singh, une femme au foyer délaissée par son mari, est envoyé à un veuf de vingt ans son aîné, Saajan, comptable proche de la retraite.
S'ensuivra une relation épistolaire, entre retenue et révélations, où chaque lunchbox livrée et renvoyée est synonyme de petits mots, réveillant des sentiments enfouis, un respect mutuel, un désir de rencontrer l'autre. Mais les conventions sociales et religieuses indiennes empêchent cette relation à distance et fantasmée de se concrétiser dans la vie réelle.
Habitué au format court de 2008 à 2011, Ritesh Batra signe avec "The Lunchbox" son premier long-métrage. Passé au Festival de Cannes en 2013, le film est une coproduction de l'Inde, de la France et de l'Allemagne.
Que cela soit dit : les aigris, les blasés, les insensibles, trouveront l'ambiance du film naïve et gentillette. Les autres, pensant qu'un film indien ne leur est, forcément, pas destiné, passeront à côté de quelque chose. Et pas n'importe quoi. Annoncé injustement par certains médias comme une comédie romantique, "The Lunchbox" est bien plus que cela. Même si les ingrédients sont là, tels les nombreux aléas, l’attraction de personnalités opposées (Ila est hindouiste et issue d'une caste aisée, Saajan est chrétien), la promesse d'une rencontre...
Et le happy end ? ... Vous risquez d'être surpris. On est loin, très loin de Bollywood. "The Lunchbox" lorgne davantage vers le cinéma d'auteur, tout en révélant une accessibilité insoupçonnée grâce à son humour, sa narration fluide, et l'illustration, sans voyeurisme, de situations quotidiennes. Accessible oui, mais le film profite aussi d'une grande richesse tant dans sa narration que dans sa forme. Il emprunte à la comédie dramatique, décrivant la solitude de deux individus dans une société indienne où les barrières morales sont fortes, autant qu'à la comédie sociale, les mêmes barrières pouvant être synonymes de paradoxes amusants lorsqu'on ne les vit pas. Dans le même temps, des piques d'humour malines, rendant le film terriblement sympathique, en font une véritable ode à la bonne humeur. Mais attention, on ne parle clairement pas là de la même bonne humeur que celle procurée chez certains (je n'en fais pas partie) du très hollywoodien et misérabiliste "Slumdog millionnaire", qui n'a, rappelons-le, pas grand-chose d'indien.
"The Lunchbox" est au contraire un feel good movie "typical India", où la cuisine éveille tous les sens et rapproche deux individus qui ne demandent justement qu'à se sentir bien, les conventions hindoues se posant alors comme une obstruction au bonheur retrouvé. On se retrouve donc face à un "feel good movie" à l'indienne dans lequel, pourtant, la gravité de certaines problématiques sociétales est abordée avec une pertinence et une finesse plus qu'appréciables. Et plus tôt que "feel good movie", osons donc le... "feel good curry" ! Car ici, la cuisine revêt une importance particulière. "The Lunchbox" est effectivement un régal pour les mirettes. Et on n'imagine même pas ce que donnerait l'expérience lors d'une projection en odorama ! Le cinéaste excelle pour nous faire vivre la préparation des plats. Il alterne parfaitement entre des plans précis – la cuisine, c'est le sens du détail, du dosage, du rythme – ou plus détachés, lorsqu'il s'intéresse à la jeune Ila seule dans son appartement.
Vous n'éprouverez aucune sensation de nausée face à des plans trop rapprochés. Ceux-ci demeurent rares et sont réservés aux quelques dizaines de secondes, géniales, passées en cuisine. Le reste du temps, le réalisateur s'intéresse à ses personnages de façon beaucoup plus globale. Vous ne retrouverez donc pas une oeuvre filmée quasiment entièrement en plan poitrine (à la Kore-eda dans "Nobody Knows") ou en gros plan (à la Kechiche). Au-delà de la forme, le fond est plus qu'enthousiasmant."The Lunchbox" brille par son humour, avec des running gags savamment orchestrés.
Parmi les plus marquants et les plus délicieux figure celui hors champ, d'une tante à la voix stridente criant ses conseils (en cuisine ou autre) à Ila située à l'étage au-dessous. Il y a aussi cette stratégie d'évitement de Saajan face au "jeune loup" venant d'arriver dans son administration, qui le colle, qui gâche son seul moment plaisir de la journée : déjeuner en paix des plats préparés par Ila. Mais surtout, il y a toutes ces problématiques sociétales, "typical India" là encore, évoquées, au détour des lettres (Ila veut s’émanciper, Saajan peine à retrouver un sens à sa vie) ou de façon beaucoup plus directe (la problématique des intouchables n'est qu'effleurée, mais sa puissance est telle qu'on se sent aussitôt intéressés).
Le poids du regard de la société est trop lourd pour ces personnages. Elle verrait dans leur relation secrète et platonique un quasi adultère. Eux tentent juste de vivre ne serait-ce que de petits instants de joie. Et ils le méritent. Car ces personnages sont attachants, le réalisateur amenant les choses au fur et à mesure. Derrière un Saajan ronchon en fin de carrière, on découvre un homme qui a ses raisons pour être à ce point distant. Sa relation épistolaire avec Ila réveille sa sensibilité, et n'est sans doute pas étrangère à ce qu'il prenne sous son aile le jeune homme qui l'horripile au début, pour le former et le défendre face à une hiérarchie qui pense rendement, délais, efficacité. Ila a quant à elle pour seule obsession de satisfaire l'inconnu qui profite de ses repas, et la remercie poliment, se dévoilant un peu au passage. Clichés, l'homme taciturne, car blessé et la femme au foyer esseulée qui trouve son compte dans une relation fantasmée ? Bien sûr que non, car ces personnalités sont traitées avec retenue et pudeur, respect et douceur. Et sont-elles à ce point déjà vues, ou irréalistes ? Si cliché il y a, c'est bien parce qu'il doit y avoir. Les conventions indiennes ne leur laissent pas le choix. N'oublions pas le troisième personnage, ajoutant du sel dans le plat : un jeune que Saajan rechigne à former au début, un peu lourdingue au demeurant, mais tellement touchant lorsque l'on apprend ses origines... un intouchable, cherchant à s'en sortir par tous les moyens, méritant, volontaire.
L'Inde, c'est compliqué. On croit avoir affaire à des clichés, mais ceux-ci sont des réalités. Pour interpréter ces personnages, le cinéaste a fait des choix tout à fait judicieux. Nimrat Kaur, pour le personnage d'Ila, débutante, est une belle promesse pour le cinéma indien... ayant depuis obtenu un rôle récurrent dans la saison 4 de la série "Homeland". Irfan Khan (vu dans "L'Odyssée de Pi", "The Amazing Spider-man" et bientôt "Jurassic World"...ou comment voir que des acteurs, pas seulement américains, peuvent être bons dans tout type de film) est méconnaissable avec sa petite moustache, le visage fermé et grave, illuminé quelques minutes par jour seulement avec la dégustation d'un repas qui ne lui est normalement pas destiné. Remarquons que pour une fois, la galette est bien remplie, avec en plus du film, un livret comprenant les recettes du film décrites par le célèbre chef indien Sanjee.
On appréciera également l'entretien avec le réalisateur, qui confirme que celui-ci est plein de talent et de promesses. Enfin, nous avons droit à une présentation du film par Charles Tesson, délégué général de la Semaine de la Critique... forcément quelqu'un de bien puisque passionné de Kurosawa, Mizoguchi et Ozu (^^) et ayant consacré les Cahiers du cinéma à un grand cinéaste indien, Satyajit Ray, en 1992. Peu de films indiens, en dehors des sirupeuses productions bollywoodiens, arrivent jusqu'en France. Profitons donc de ce mets raffiné : accessible, drôle, touchant, mais profond également, la cuisine laissant place à une sensibilisation des spectateurs à certains problèmes de la société indienne.
A déguster tranquillement, en VO sous-titrée (c'est un ordre !!!) avant un bon restaurant indien et une balade sur le net pour approfondir ses connaissances d'un beau pays de plus d'un milliard d'habitants. Vite, un nouveau film, Monsieur Ritesh Batra, s'il vous plaît !
De Blood [2541 Pts], le 18 Novembre 2014 à 23h39
J'avais raté ce film lors de sa sortie en salles, j'espère me rattrapper bientôt.
De Kyoren [1572 Pts], le 18 Novembre 2014 à 23h26
A voir en effet :)
De Daigo [922 Pts], le 18 Novembre 2014 à 20h19
Convaincu par cette lecture!
De yuzuru, le 18 Novembre 2014 à 16h33
Trés intéressant