Zone Fantôme Vol.1 - Actualité manga
Zone Fantôme Vol.1 - Manga

Zone Fantôme Vol.1 : Critiques

Genkai Chitai

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 19 Août 2022

Voici désormais un petit peu plus d'un an, depuis le mois de juillet 2021, que les éditions Mangetsu ont entrepris de devenir petit à petit l'éditeur numéro 1 de Junji Ito en France. Et cela, même si Delcourt/Tonkam (anciennement Tonkam), éditeur historique d'Ito dans notre pays, essaie de se réveiller un peu depuis l'année dernière autour de ce maître de l'horreur qui, ces dernières années, a enfin acquis une réelle reconnaissance internationale (mieux vaut tard que jamais). Mangetsu a ainsi entamé les festivités avec une nouvelle édition de l'oeuvre fondatrice et cultissime Tomie, a poursuivi avec l'histoire inédite en France Sensor, puis a amené l'anthologie en 2 tomes Les chefs d'oeuvre de Junji Ito (contenant quelques récits inédits et pas mal d'histoires autrefois publiées chez Tonkam dans différents recueils) avant d'apporter une nouvelle édition enrichie de Frankestein. Et en ce mois d'août arrive finalement ce qui est le premier recueil de Mangetsu contenant des histoires courtes du maître 100% inédites en France: Zone Fantôme.

Traduction littérale du titre original japonais Genkai Chitai, Zone Fantôme se compose de 4 histoires pour ce premier volume. Et oui, on parle bien de premier tome puisque l'oeuvre, initialement présentée comme un recueil seul, a désormais droit à une saison 2 dans son pays. En réalité, cette deuxième saison fut d'abord publiée sous forme de mini chapitres sur le site AERA dot des éditions Asahi. Junji Itô a commencé à recomposer ce récit le 12 août en une longue histoire nommée Genkai Chitai Season 2: Ether no Mura (ou "Le village d'Ether"). Et sa prépublication ayant tout récemment démarré dans le numéro daté de septembre du magazine Nemuki+, toujours de l'éditeur Asahi, gageons que Mangetsu nous le proposera dans quelque temps.

Concernant les 4 histoires composant le tome 1, même si elles ont par la suite été proposées elles aussi dans le magazine shôjo Nemuki+ de l'éditeur Asahi, elles furent initialement publiées sur l'application LINE Manga. Il s'agissait de la toute première fois que Junji Ito s'adonnait à une publication sur une application, avec tout ce que ça implique de différences avec une publication papier, notamment le nombre moins limité de pages qui a ici permis au mangaka de proposer des histoires courtes un peu plus longues que ce qu'il fait généralement. A l'arrivée, ces histoires créées en 2020 ont ensuite été compilée en un tome broché sorti en mars 2021 au Japon.

Au programme, donc, quatre histoires de longueurs assez variables, faisant respectivement 64, 60, 40 et 42 pages.

Dans la première, on suit un jeune couple dont la vie va basculer après une promenade en forêt où elles finissent, lors d'un enterrement, par apercevoir une pleureuse, femme censée être payée pour pleurer les morts... à ceci près que cette pratique ne se fait plus depuis longtemps. Après ça, la jeune femme se retrouve prise de sanglots incontrôlables en permanence, y compris la nuit, jusqu'à inonder le lit, au grand dam de son fiancé qui n'y comprend rien.
Dans la deuxième, on découvre l'arrivée d'une jeune fille dans un institut catholique pour filles où elle ressent très vite un malaise: le proviseur la regarde fixement de façon obsessionnelle, son acariâtre épouse a une très mauvaise réputation de peau de vache, des rumeurs courent sur un étrange culte dédié à la vierge marie dans la chapelle... Et quand notre héroïne se retrouve convoquée par le proviseur pour participer à ce culte, elle va se retrouver plongée dans une pure folie.
Dans la troisième, un couple ayant entrepris de se suicider dans la dense et tristement célèbre forêt d'Aokigahara va être confronté à un événement qui va totalement bousculer leur existence, dès lors qu'ils aperçoivent une étrange traînée lumineuse.
Et dans la quatrième, un jeune homme a le sentiment d'être, bien malgré lui, le coupable d'une série meurtres ayant lieu la nuit depuis quelque temps. Il se souvient de ses crimes, mais ne comprend pas comment ils peuvent avoir lieu. Comme si, dès qu'il s'endormait, son corps lui échappait... Y aurait-il un vrai coupable qui parviendrait à implanter ses souvenirs dans sa tête ?

On n'en dira pas plus sur chacune de ces histoires sur lesquelles il vaut mieux rester évasif puisque, comme très souvent avec Junji Ito, le plaisir de la lecture vient beaucoup de la capacité du mangaka à nous amener là où on ne l'attend pas, puisqu'avec lui l'angoisse peut surgir absolument partout, à tout moment, de tout et n'importe quoi, mais souvent d'éléments du quotidien, en l'occurrence ici les pleurs, le cadre scolaire et religieux, le suicide, et le sommeil (et qu'y a-t-il de plus inquiétant que de ne pas pouvoir savoir ce que fait notre corps pendant que l'on dort ?). A partir d'idées de base reposant parfois sur trois fois rien, Ito brode alors, comme il sait si bien le fait, des histoires imprévisibles où il distille en permanence des détails étranges qui auront une part d'explications pour les uns et resteront totalement inexpliqués et inexplicables pour d'autres (et là aussi, quoi de plus inquiétant que ce qui n'est pas expliqué, puisque l'être humain a précisément se désir de toujours tout comprendre ?). Pour la première histoire ces pleureuses, ce village qui semble n'avoir jamais existé, et ces ciels cauchemardesques quasiment lovecraftiens (Lovecraft étant, pour rappel, une inspiration essentielle d'Ito parmi beaucoup d'autres). Pour la deuxième cette substance similaire à du sel s'écoulant des oreilles, cette statue de la Madone semblant pleurer du sang, cette adolescente léchant des pierres d'étrange manière, pour un ensemble dont le côté un peu furieux dans la dernière ligne droite rappelle Remina tandis que les influences chrétiennes nous font nous remémorer Sensor. Dans la troisième cette lueur spectrale, ces arbres lisses et sans feuilles qui penchent tous dans la même direction, cette cavité ressemblant à une tête de dragon, et ces physiques filiformes et lustrés. Et dans la quatrième cette idée de ne pas être maître de soi-même quand on dort, ces regards exorbités eux aussi très lovecraftiens, et ce sentiment que cette fois-ci l'horreur vient purement de l'humain.

Par ailleurs, pour rester sur cette dernière idée d'humains provoquant l'horreur, difficile de ne pas souligner l'influence néfaste que les hommes ont généralement sur les femmes dans ces récits, entre le fiancé de la première histoire un peu lâche en envisageant de rompre ses fiançailles, le proviseur de la deuxième histoire totalement manipulateur envers ses épouses et ses élèves jusqu'à les faire sombrer, et le suicidaire de la troisième histoire abandonnant sa compagne au profit d'une autre rencontre avant que cette dernière ne se révèle plus courageuse que lui dans la rivière spectrale.

Signalons également la symbolique que trouve le titre de l'ouvrage, tant les histoires regorgent de lieux si fous qu'ils semblent ne pas pouvoir exister, comme des "zones fantômes": le village des pleureuses qui n'est jamais retrouvé ensuite par les personnages, la chapelle de l'institut aux pratiques folles et finissant par disparaître en fumée, la caverne réputée quasiment introuvable et renfermant de bien surprenants êtres et elle-même cachée dans la dense forêt des suicides aux connotations sinistres et mystiques...

Pour le reste, le style de Junji Ito fait toujours autant de merveilles, même si son passage au tout numérique enclenché depuis Sensor se ressent un peu parfois (mais cet aspect numérique fait aussi précisément des merveilles sur le malaisant rendu lustré des corps dans la troisième histoire). Le découpage académique du mangaka fait toujours aussi bien ressortir cette angoisse pouvant surgir de la banalité, et ses différentes pleines pages, doubles-pages et ses quelques effets de zoom hérités de Kazuo Umezu font leur effet. Enfin, le nombre de pages moins limité que dans une publication papier a sans aucun doute permis au mangaka de peaufiner un peu plus ses récits, notamment ses chutes (habituellement si souvent abruptes et ayant en partie fait sa réputation), même si cela peut aussi amener quelques légères baisses de rythme avec des scènes moins intenses car un peu plus diluées.

Ce premier recueil de Zone Fantôme est un plutôt bon cru de la part du maître de l'étrange et de l'angoisse, d'autant qu'il est servi dans une qualité d'édition dans la droite lignée des autres ouvrages d'Ito sortis chez Mangetsu, c'est-à-dire impeccable. On retrouve un vrai beau livre en grand format cartonné avec reliure de qualité supérieure, une superbe jaquette pelliculée en mat avec un beau marquage sur le logo-titre un peu mystique (du bon travail de Tom "spAde" Bertrand), une couverture garnie de beaux vernis sélectifs, un papier souple, léger et sans transparence permettant une maniabilité facile ainsi qu'une très bonne qualité d'impression, un lettrage très soigné de Black Studio qui respecte notamment très bien les onomatopées, et une traduction limpide d'Anaïs Koechlin. Enfin, les habituels suppléments de la collection Junji Ito de l'éditeur sont évidemment au rendez-vous, entre une préface signée cette fois-ci Fausto Fasulo, une postface de Junji Ito lui-même nous offrant quelques détails intéressants sur ce travail, et une nouvelle analyse de quelques pages par Morolian, spécialiste du mangaka, qui nous gratifie ici de quelque chose d'assez pointu avec nombre d'abord thématiques et de références.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16 20
Note de la rédaction