Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 06 Mars 2024
Après quelques années d'absence sans leur donner de nouvelles, Kei a fait son retour dans le quotidien de Yôhei et de Yui, désormais au lycée. Cependant, celui-ci préfère désormais qu'on l'appelle Alice et a décidé d'adopter une sublime apparence féminine, car il a choisi d'arrêter de se considérer comme un garçon, sans pour autant se voir comme une fille. Cette fluidité de genre ne manque pas de déstabiliser quelque peu ses deux amis d'enfance, d'autant plus que Yui est amoureuse de Kei depuis des années et ne l'avait jamais oublié, et plus encore parce que Kei/Alice affiche un comportement pour le moins ambigu envers les deux autres. Ainsi, le baiser langoureux donné soudainement à Yôhei chamboule autant ce dernier que Yui. Et désormais, alors que Yôhei ne sait pas quoi penser de ce baiser qui le hante dans ses rêves jusqu'à lui faire avoir une érection, Yui, blessée par l'indifférence que Kei semble lui accorder, commence à regarder d'un autre oeil Yôhei...
Après un premier volume de mise en place volontairement un peu flou dans son orientation et en même temps particulièrement captivant autour du triangle amoureux principal et de l'ambiguïté de Kei/Alice, Shuzo Oshimi, en terme d'événements concrets, met alors l'accent ici dur l'évolution relationnelle connue par Yôhei et Yui suite au fameux baiser de Kei. Surtout sous l'impulsion de Yui qui prend plus les choses en mains que Yôhei (le héros plus passif/"faible" que les héroïnes, c'est une habitude chez Oshimi, qui questionne la "faiblesse" masculine depuis longtemps dans ses oeuvres), les deux adolescents tâchent de se parler: Yui pense que Kei/Alice aime Yôhei, confie enfin qu'elle est amoureuse de Kei depuis longtemps, se demande ce qu'a ressenti Yôhei quand Kei a embrassé le jeune garçon, semble douter de sa féminité en demandant à Yôhei qui d'elle ou de Kei est la plus mignonne... Et à partir de ces moments-là, au gré de scènes comme une invitation au karaoké, l'adolescente se tourne beaucoup plus vers celui dont elle a deviné les sentiments à son égard, jusqu'à une fin de volume semblant marquer une importante évolution entre eux deux... du moins, si Kei/Alice n'était pas de la partie.
Car derrière une évolution sentimentale qui aurait été convenue et presque clichée si Kei/Alice n'était pas là, c'est évidemment ce personnage central qui continue de captiver en ne pouvant pas laisser indifférent. A plus d'un égard, le personnage peut apparaître déstabilisant et intrusif, comme quand il demande à Yôhei s'il a bandé et s'est branlé en repensant à son baiser, et quand il s'incruste chez lui en aboutissant à une scène qui confirme de plus belle que l'oeuvre, via sa part de violence sexuelle, est réservée à un public averti. D'un autre côté, loin d'être dupe sur l'amour que Yôhei a toujours porté à Yui, il affirme qu'il veut l'aider dans son amour et qu'il s'inquiète à cause de son incapacité à avouer ses sentiments, et en même temps il lui propose de "s'entraîner avec lui" et a régulièrement des sous-entendus qui déstabilisent volontairement Yôhei et Yui. Alors, où se situe le vrai Kei/Alice ? Peut-être quelque part entre ces deux faces... ou eut-être encore ailleurs, comme semble nous le laisser deviner le personnage quand il se confie: il tâtonne lui-même, a certes décide d'emprunter une autre voie car celles imposées par la société ne lui convenaient pas, mais ne sait pas pour autant où il va exactement pour le moment. On sent que le personnage est lui-même en pleine recherche de ce qu'il est... et ça passe aussi par sa vision de l'amour, qui semble bien différente des carcans habituels. Une autre façon d'aimer, moins possessive, sans vouloir faire de l'autre son exclusivité, peut-être est-ce ce qui se dessiner là.
Derrière cette figure aussi déstabilisante que touchante et hypnotique qu'est Kei/Alice, Oshimi interroge donc sur l'amour, sur l'acte d'aimer. Et cela passe aussi par le regard masculin que les garçons peuvent poser sur les filles qui les attirent, surtout à un âge aussi formateur que celui de l'adolescence, et sous l'influence de petits éléments sexistes du quotidien (l'auteur en donne un bon exemple dans sa postface via les filles souvent dénudées dans les mangas pour ados). Et même s'il y a des moments presque purs, comme quand Yôhei et Yui se donnent la main pour la première fois, il y a aussi bien d'autres choses que le travail visuel du mangaka rendent très bien. La scène au karaoké, avec ses regards troublés ou ses rougissements, dégage une tension ardente entre les deux adolescents. Mais à côté de ça, la façon dont Yôhei scrute les lèvres de celle qui l'attire tant, son esprit parfois vagabond, et ses halètements en fin de tome à l'idée d'embrasser sa bien-aimée, rappellent qu'il est un garçon regardant la fille en ayant des pensées orientées vers le sexe.
Alors, quel rôle continuera d'avoir Kei/Alice au milieu de ce récit commençant à déconstruire certaines visions de l'amour et de la sexualité ? C'est là toute la question que l'on se pose encore, mais Shuzo Oshimi a toute notre confiance pour aborder tout ça par la suite. Pour le moment, on reste toujours un peu dans l'expectative au bout des deux premiers volumes. Tout en se laissant porter par les sujets qu'il esquisse avec soin et avec une certaine force visuelle, on attend de voir comment l'auteur compte faire avancer son histoire et surtout ses idées, surtout après la toute fin de ce tome qui nous promet beaucoup pour la suite.