Mujina Into The Deep Vol.1 : Critiques

MUJINA INTO THE DEEP

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 10 Octobre 2025

Auteur emblématique des éditions Kana et plus généralement de toute une génération de lecteurs, l'illustre Inio Asano (Solanin, Bonne nuit Punpun, Dead Dead Demon's DeDeDeDe Destruction...) est de retour en France en ce mois d'octobre avec sa dernière série en date: Mujina Into The Deep. Lancée au Japon le 10 mars 2023 dans les pages du magazine Big Comic Superior des éditions Shôgakukan, cette nouvelle oeuvre compte là-bas quatre volumes à l'heure où ces lignes sont écrites.

Toujours désireux de puiser ses inspirations dans les sujets de société du moment, Asano semble cette fois-ci puiser ses idées de base dans deux sujets contemporains: d'un côté le problème, persistant depuis bien longtemps, de la baisse de la natalité et donc du vieillissement de la population au Japon (un sujet qu'il avait déjà brillamment exploité dans son chef d'oeuvre d'histoire courte "Tempest"), et de l'autre la pandémie de COVID ayant limité les libertés et les droits des individus pendant sa durée. A partir de cela, l'auteur imagine un Japon dystopique où une loi a été instaurée depuis une dizaine d'année: les plus de 85 ans perdent ainsi tous leurs droits humains, et une simple carte détermine si la possession ou non de droits. En d'autres mots, perdre cette carte ou y renoncer vous condamne à devenir un marginal: plus aucun droit, plus d'accès aux hôpitaux ou aux gares, discrimination, risque de se faire dénoncer et tuer à tout moment sans autre forme de procès... mais aussi plus de lois à respecter. Et ça, ça semble en intéresser certains qui renoncent de leur plein gré à leur carte et donc à leurs droits. Parmi ces exclus de la société que l'on nomme les mujina, on trouve donc de tout: des gens qui n'ont pas eu de chance, des personnes pauvres ou misérables qui ont dû revendre leur carte pour espérer s'en sortir, ou encore des personnes voyant là l'aubaine de ne plus respecter les contraintes de la société et, ainsi, de retrouver une totale liberté.

C'est dans ce contexte assez chaotique, quelque part anarchique, que plusieurs personnages vont se croiser, en risquant petit à petit de bouleverser les choses. Mujina devenue une assassin sans scrupules depuis plusieurs années, Ubume exécute ses missions en étant l'une des tueuses les plus redoutées du milieu. Mais si elle semble d'abord sans foi ni loi, cette jeune femme montrera pourtant, au bout d'un moment, certaines motivations: figure de l'ombre agissant en douce, elle ne cesse de rechercher un mystérieux "homme tanuki" qui semble avoir totalement bouleversé sa vie par le passé, et n'hésitera pas à se laisser guider par ses émotion pour protéger Juno Ôshima, une jeune fugueuse de 15 ans qui a déjà été beaucoup trop victimes des vices des humains. Mais voila, le job d'Ubume est soudainement chamboulé par l'irruption d'une nouvelle mujina: Tenko, une influenceuse hyper populaire auprès de la jeunesse sur les réseaux sociaux, au grand dam de certaines personnes qui ne voient pas d'un bon oeil le fait qu'une "sans-droits" ait autant d'influence. N'hésitant pas à s'exposer (tout le contraire d'Ubume, donc), et cherchant à première vue à réveiller ceux qui sont sous le contrôle de la société, de l'Etat et des entreprises privées, Tenko semble pourtant, en réalité, ne faire que ce qui lui chante sans forcément avoir beaucoup de considération pour les autres. Entre ces deux mujina dont les visions différentes de la liberté s'entrechoquent, il y a enfin Terumi Morgan, gérant d'une petite boîte de jeux vidéo qui, bien qu'au départ très véhément envers les mujina pour une raison que l'on découvrira assez vite, semble beaucoup de questionner, de façon quelque peu désabusée, sur le sens de sa vie, sur son respect des règles de la société et sur ce qu'il restera de lui après sa mort.

Inévitablement, à travers son univers assez bien installé et ces différents personnages, Asano, comme à son habitude, commence déjà à livrer un portrait de la société où, en plus de montrer un regard acerbe sur nombre de tares humaines (brimades, inégalités sociales de tous types, discrimination, harcèlement moral, violences sexuelles, impunité des puissants...), il semble vouloir questionner plus spécifiquement l'instant où les règles et droits établis par la société s'effondrent et n'ont plus cours pour une partie du peuple, et par la même occasion la notion de liberté individuelle. Jusqu'où celle-ci peut-elle aller ? Certes la société maintient en vie, mais permet-elle de vivre librement ?

Evidemment, ces sujets donnent à Mujina Into The Deep une ambiance d'ores et déjà plus punk qu'aucun autre manga d'Asano, celui-ci semblant parfois presque lorgner du côté d'Atsushi Kaneko, le maître du manga punk. Et cela se ressent aussi dans le style graphique où Asano, tout en gardant sa patte bien reconnaissable, parvient encore à renouveler suffisamment son style par rapport à ses précédentes séries. Le travail hyper riche sur les immersifs décors urbains est toujours là, mais il semble un peu plus noir. Les designs, eux, sont toujours aussi marqués mais sont généralement un peu moins "doux", à l'image d'une Ubume qui en jette avec sa coupe au carré, ses cheveux décolorés, son air sévère et borné, et son absence d'hésitation quand il lui faut tuer avec son épée. Et ce dernier point nous amène à l'autre spécificité de cette oeuvre où, plus que jamais, Asano s'oriente aussi vers plus d'action, via des duels et autres course-poursuites joliment chorégraphiés, savamment cadrés et tirant aussi parti comme il se doit du terrain.

A l'arrivée, ce premier tome de Mujina Into The Deep se veut déjà riche et a tout ce qu'il faut pour intriguer et emballer. On attend désormais de voir plus précisément dans quelle direction Asano compte aller cette fois-ci, mais on peut déjà assurément dire qu'il sait toujours se renouveler dans sa manière d'offrir avec acidité un certain regard sur la société contemporaine.

Côté édition, saluons en premier lieu le grand format qui se prête très bien à une oeuvre graphique de ce style, ainsi que le joli bonus proposé sur le premier tirage par Kana, à savoir une belle jaquette réversible "full art". A l'intérieur, on pourra aussi profiter d'un petit mot exclusif du mangaka, de huit premières pages en couleurs, d'une qualité de papier et d'impression très honorable, et d'une traduction assez propre de la part de Thibaud Desbief, traducteur attitré des oeuvres d'Inio Asano depuis plusieurs années.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16.5 20
Note de la rédaction