Vies d'ensemble - Au-delà des mots Vol.1 - Manga

Vies d'ensemble - Au-delà des mots Vol.1 : Critiques

Kemutai Hanashi

Critique du volume manga

Publiée le Mercredi, 24 Avril 2024

Chronique 2 :


A peine quelques semaines après avoir été découvert aux éditions Casterman avec le sublime manga en deux tomes La règle de trois (sans doute l'un de nos Coups de coeur hebdomadaires les plus mérités de cette première partie d'année 2024), le très prometteur mangaka Fumiya Hayashi revient déjà en France, cette fois-ci aux éditions naBan, avec la deuxième et dernière série en date de sa jeune carrière. Et mine de rien, deux éditeurs français différents qui s'intéressent en même temps à un nouveau manga dont la carrière est toute récente, ça dit tout du potentiel de l'auteur.

De son nom original "Kemutai Hanashi" (littéralement "Une Histoire Fumeuse" ou "Une Histoire Enfumée", ce qui est un clin d'oeil à une petite métaphore autour du feu en début de tome, mais avouons immédiatement que le titre français trouvé par naBan correspond bien mieux au thème de l'oeuvre), Vies d'ensemble -Au-delà des mots- est une série qui compte trois volumes àl'heure où ces lignes sont écrites. Elle a d'abord été prépubliée entre 2021 et 2023 sur le web-magazine ComiSol des éditions Kobunsha, avant d'être transférée en 2023 sur le web-magazine Comic Nettai du même éditeur. Joliment remarquée au Japon, la série a été nominée au Next Manga Award (Tsugi ni Kuru Manga Taishou) dans la catégorie Meilleur Web Manga en 2022 et 2023.

Dans cette tranche de vie se déroulant au Japon de nos jours, tout commence par un déménagement: celui de Takeda, professeur de japonais au lycée, qui pour l'occasion reçoit l'aide de son ami Arita, fleuriste, dans le transport des cartons. On pense alors que la relation entre les deux jeunes hommes s'arrête là. Et pourtant, le déménagement a lieu précisément parce qu'ils vont désormais emménager ensemble. Tout naturellement, cette nouvelle vie ensemble pourrait sous-entendre qu'ils sont en couple, or il n'en est rien. Il n'ont aucun sentiment amoureux l'un pour l'autre, et ce choix de vivre ensemble ne semble avoir aucune raison particulière. Hormis une chose essentielle: simplement, ils ne se sentent jamais aussi bien que quand ils sont à deux.

Cette introduction est particulièrement fine de la part de Fumiya Hayashi (et on n'en attendait pas moins de lui, au vu de toute la subtilité qu'il avait déjà montrée dans sa première série), dans la mesure où elle met immédiatement le point sur l'une des spécificités de l'oeuvre: le portrait d'une relation sur laquelle aucun mot exact ne peut être posé, quand bien même l'esprit des gens autour (les proches de ces deux-là comme on le verra un peu dès ce premier tome, mais aussi nous autres lecteurs) aurait tendance à essayer d'y coller une des habituelles étiquettes de la société normée. Non, il n'y a aucune raison précise sur la nouvelle vie ensemble de Takeda et d'Arita, hormis celle qui est sûrement la plus importante: le bien-être qu'ils ressentent quand ils passent du temps ensemble. Alors à partir de là, pourquoi ne pas tenter l'expérience de la colocation à deux, quand bien même les normes de la société auraient plutôt tendance à dire qu'à leur âge ça ne se fait plus vraiment.

Ce lien bienfaisant pour eux et transcendant les étiquettes, les deux hommes ne cherchent pas spécifiquement à le cacher. Même si parfois ils veulent éviter que ça se sache (Takeda veut éviter que ses élèves l'apprennent afin que ça ne jase pas, Arita se demande ce que diraient ses parents s'ils apprenaient cet emménagement) et se questionnent quand même sur la façon dont les autres les voient (comment doivent-ils se qualifier auprès d'eux ? ), ils ne se sentent pas embarrassés. Sans pour autant trouver un mot qui pourrait définir leur lien. Mais dans le fond, en ont-ils vraiment besoin pour être heureux à deux ?

Sur ces bases, l'auteur déroule un début de vie commune qui a quelque chose d'assez lumineux dans son genre, d'autant plus qu'il possède un trait très clair et fin, qu'il propose un découpage posé et doux, qu'il aime souvent placer sa "caméra" à hauteur de ses héros pour nous les rendre encore plus proches, et qu'il adore s'attarder régulièrement sur certains moments de vie anodins, comme la préparation du petit-déjeuner ou un plat de nouilles qui mijote tranquillement. Entre les achats nécessaires à leur nouveau logement, les discussions et les premiers moments de vie ensemble où il se plaît à souligner quelques bonheurs tout simples (ne serait-ce que le plaisir qu'a Takeda à admirer les lumières des autres maisons le soir depuis leur balcon), Hayashi profite de chaque instant pour nous faire sentir que ses deux personnages principaux sont quasiment en permanence sereins ensemble.

Au-delà de leur présent, le mangaka prend même soin, dans toute la dernière partie du tome, de revenir sur leur passé, et plus précisément sur la façon dont tout a commencé entre eux un an plus tôt, quand bien même ils se connaissaient déjà auparavant en ayant été dans la même classe en terminale mais en n'ayant jamais été proches à cette époque, et en s'étant alors logiquement perdus de vue les années suivantes. Au fil de ce flashback limpide, où il joue même un petit peu sur du flashback dans le flashback avec clarté (les jeux entre les époques, l'auteur aime ça, il nous l'a superbement montré dans La règle de trois), Hayashi nous fait saisir la personnalité de ses deux héros via sa narration assez introspective: là où Takeda apparaît presque toujours de bonne humeur et agit très souvent au gré de ses envies, on voit en Arita un garçon qui, au contraire, a toujours eu tendance à vivre sans exprimer ce qu'il veut et en se demandant trop souvent ce qui apparaît bien selon les normes. On voit alors très bien ce que tous deux sont voués à s'apporter, et ce que la simple idée d'accepter d'emménager ensemble a déjà enclenché. Qui plus est, tout ceci est également l'occasion pour l'auteur d'aller un peu plus loin dans l'abord des relations humaines en évoquant les difficultés de garder un véritable lien avec les gens, y compris ceux qui ont pu être proches de nous à un moment de notre vie. Takeda et Arita pourront-ils alors, sur la longueur conserver ce lien et l'enrichir encore pour leur bonheur ? C'est tout ce qu'on leur souhaite.

Cela se confirme: après la grande réussite de La règle de trois, Fumiya Hayashi apparaît comme un nouveau représentant de la tranche de vie à suivre de très près, tant ce premier volume de Vies d'ensemble -Au-delà des mots- séduit à son tour. Avec une finesse ainsi qu'une douceur narratives et visuelles exemplaires, l'artiste décortique à merveille son ambiance, ses personnages et ses sujets, en particulier bien sûr autour de ce lien au-delà de tout mot, de toute étiquette qui unit Takeda et Arita.

Côté édition, malgré un papier un peu translucide, on a un objet-livre très soigné, à commencer par une jaquette gérée par Florent Faguet qui se veut sobre et douce, reprenant fidèlement l'illustration et la charte graphique de la version japonaise d'origine, et donnant d'emblée une bonne idée du contenu. Le papier blanc est à la fois souple et agréable, la traduction de la talentueuse Angélique Mariet est impeccable en collant vraiment bien à l'atmosphère du récit, et le lettrage effectué par Elsa Pecqueur est très soigné.



Chronique 1 :


Talent émergeant au Japon, Fumiya Hayashi arrive en grande pompe chez nous, ses deux mangas ayant été publiés à peu de temps d'intervalle. C'est d'abord Casterman qui nous a présenté l'artiste via sa collection Sakka, avec le récit en deux tomes qu'est "La règle de trois". Le titre fut la première série professionnellement publiée de l'auteur, repéré par la rédaction du magazine Comic Beam. Puis, en 2022, Fumiya Hayashi présente sa deuxième œuvre, toujours en cours avec 4 tomes au Japon : "Kemutai Hanashi". Une autre tranche de vie, mais cette fois publiée aux éditions Kôbunsha sur l'Archippel. De notre côté, les éditions naBan poursuivent leur vague de nouvelles parutions de l'année en nous proposant la série dès ce printemps 2024, sous le très poétique titre "Vies d'ensemble -Au-delà des mots-".

Takeda et Arita forment un binôme bien singulier. Anciennes connaissances du lycée, tous deux vivent ensemble, mais ne forment pas un couple, et on ne peut pas dire qu'ils étaient autrefois de vrais amis. C'est par hasard qu'ils se sont retrouvés, lorsqu'il fallait porter secours à un chat errant. Dès lors, les deux ex-camarades ont noué une relation particulière, régie uniquement par la quiétude qu'ils éprouvent en étant ensemble, jusqu'à choisir de devenir colocataires. Une situation atypique pour de jeunes hommes de leur âge, qui va à l'encontre des règles de la société. Pourtant, cette situation leur convient à merveille, et tous deux profitent de leur quotidien et du temps qu'ils passent ensemble...

Il y a des tranches de vie qui vous captent dès ces premières pages, des mangas traitant du pur quotidien et qui n'ont pas besoin d'éléments dramatiques ou rocambolesques pour nous porter. Sur ce premier volume, "Vies d'ensemble" est de ces œuvres, tant l'œuvre de Fumiya Hayashi nous enivre de ses ingrédients aussi légers que suffisants. Il ne faut pas plus de quelques cases pour se poser aux côtés de Takeda et Arita, ces deux jeunes adultes qui semblent un poil opposé de caractère, mais dont la complémentarité ne fait aucun doute. De leur emménagement jusqu'aux achats nécessaires pour garnir leur foyer commun, les premiers chapitres ont cette quiétude communicative, une atmosphère posée qui nous apaise et qui nous pousse à tourner la page pour découvrir le prochain petit événement ordinaire qui garnira la vie sereine des deux compères. Une zone de confort pourtant "bousculée" dès la moitié de l'opus, puisque l'auteur n'hésite pas à revenir sur la relation d'antan des deux protagonistes, en tant que camarades de lycée, ainsi que sur leurs retrouvailles qui amèneront le déclic de leur cohabitation. Un déclic qui se fait via un facteur commun : une rencontre avec un chat. D'emblée, la situation a de quoi nous attendrir, mais n'a finalement d'autre but que de planter l'alchimie entre les deux personnages, via un événement un poil larmoyant, mais rattaché à l'ordinarité du quotidien, qui rendra évident le sentiment apaisé que tous deux éprouvent mutuellement aux côtés de l'autre.

Tel est le programme de ce premier volume, un tome qui nous présente Takeda et Arita et narre leurs moments ensemble, passés ou présents. Des péripéties ordinaires qui nous happent aussi bien grâce aux tempéraments des deux garçons que grâce au style narratif de Fumiya Hayashi. Le coup de crayon doux et épuré du mangaka va de pair avec ses compositions qui transpirent l'apaisement, une véritable cuisine graphique qui vient accentuer la douceur de l'œuvre et la tranquillité que l'on ressent aux côtés des deux protagonistes. En tant qu'expérience de lecture, "Vies d'ensemble" se présente comme des bonbons qu'on enchainerait, tant ceux-ci ne sont ni trop sucrés, ni trop légers.

Mais à côté de cette infinité légèreté, le récit n'est pas exempt d'un sous-texte particulièrement intéressant. Au regard de la société japonaise, la collocation entre Takeda et Arita pose des questions. Pourquoi deux hommes bien introduits dans le monde du travail habitent-ils ensemble, si aucun sentiment amoureux ne les rattache ? Comment est perçue une telle situation aux yeux de leur entourage qui, sans les connaître, peuvent établir en un regard un jugement erroné ? La situation des deux personnages amène un discours anti-normes qui nous questionnent sur les modes de vie qui s'offrent à nous, et qui font du récit une invitation à ne pas poser un a priori sur l'autre. Et parce que ces moments thématiques impactent forcément les deux personnages, leurs sentiments leur donnent de l'épaisseur, tandis que leurs interactions n'en deviennent que plus précieuses.

Avec ce premier volume, "Vies d'ensemble" nous convainc de ses multiples qualités, de sa douceur dont on a cessé de clamer les louanges, de ses personnages attachants et déjà rendus denses par le récit, et par son discours sur la société des plus pertinents. Et étant donné que la série va sur ses cinq tomes, on peut croire que Fumiya Hayashi aura l'occasion d'enrichir davantage son œuvre et d'étayer son propos, pourquoi pas avec de nouveaux personnages qui rejoindront la mentalité des deux protagonistes ou, au contraire, la confronteront. Dans tous les cas, on attendra le deuxième opus de l'œuvre avec hâte, et on la savourera avec autant d'appétit que ce fut le cas pour ce premier tome !

Du côté de l'édition, naBan nous offre une nouvelle copie particulièrement soignée. L'ouvrage offre un papier d'un beau grammage et d'un blanc pur, accompagné par une page couleur qui a pour mérité de ne pas être sur un papier couché-brillant. La traduction d'Angélique Mariet fait des merveilles en termes d'atmosphère, et le lettrage d'Elsa Pecqueur assure un bon confort de lecture. Enfin, saluons le travail de Florent Faguet sous la couverture, un ouvrage tout en sobriété, mais adéquat vis-à-vis de la jaquette japonaise et du ton du récit.


Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

17 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
16.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs