Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 25 Novembre 2022
Mangaka extrêmement prolifique depuis son lancement dans le milieu professionnel en 2000 à seulement 21 ans, Asumiko Nakamura est surtout connue dans notre pays pour certains de ses nombreux récits yaoi, et en particulier pour sa vaste saga Doukyusei initiée en 2006 et à laquelle elle n'a cessé d'offrir régulièrement de nouveaux volets jusqu'à aujourd'hui (Sotsugyousei, Sora & Hara, O.B., Blanc...), cette saga s'étant alors imposée comme l'une des plus importantes et influentes de ces 15 dernières années dans ce registre. Mais la bibliographie de Nakamura est très loin de se limiter au yaoi: l'autrice touche à tous les genres, et l'une de ses oeuvres les plus renommées reste sans doute Utsubora, polar en deux volumes qui, lors de sa prépublication japonaise initiale entre 2008 et 2012 dans l'excellent magazine Manga Erotics F de l'éditeur Ohta Shuppan (magazine ayant aussi accueilli la fille de la plage d'Inio Asano, Fleurs Bleues de Takako Shimura, Snegurochka de Hiroaki Samura...), a marqué nombre d'esprits par sa maîtrise visuelle et scénaristique et a beaucoup contribué à hisser l'autrice au rang de mangaka culte. C'est donc cette oeuvre à la solide réputation que les éditions Akata nous proposent d'enfin découvrir en langue française.
Dans ce manga, tout commence par l'image froide d'une jeune femme chutant du haut d'un immeuble tête la première, sans s'agiter, comme s'il s'agissait d'un choix volontaire de sa part. Est-ce un suicide ? Un accident ? Un meurtre ? Dans tous les cas, l'écrivain Shun Mizorogi, qui vit seul avec sa nièce Koyomi et qui a récemment entamé la publication épisodique de son nouveau roman Utsubora pour le plus grand plaisir de son responsable éditorial Tsuji, a la surprise, le soir même, de recevoir un appel de la police pour identifier le corps de la défunte (ou ce qu'il en reste, c'est-à-dire ses jambes, le reste étant en bouillie). Celle-ci s'appelait Aki Fujino, Mizorogi l'avait croisée à quelques reprises lors de soirée et d'événements, elle lui avait alors donné son numéro de téléphone, et les choses sont censées s'arrêter là. A ceci près qu'une fois arrivé à la morgue pour rencontrer les inspecteurs Mochizuki et Kaiba, Mizorogi rencontre une jeune femme qui ressemble trait pour trait à Aki: Sakura Miki, qui prétend être la soeur jumelle de la défunte. Montrant peu d'émotions à l'égard de la mort de sa soeur, Sakura explique qu'elle était en froid, que leurs parents étaient divorcés depuis leur enfance et qu'elles avaient alors été séparées. Un cas classique, en somme... et pourtant, une interrogation va rapidement hanter chacun: pourquoi Aki est-elle morte ? C'est le point de départ d'une enquête qui, petit à petit, va révéler bien des secrets...
Qu'il est difficile de parler en détails de ce premier volume sans en dire trop (mais éviter d'en dire trop, c'est ce qu'on va faire dans les lignes qui suivent) ! Et pour cause: Asumiko Nakamura y joue en premier lieu sur une chose, à savoir les incertitudes qui perdurent en permanence sur ce que l'on pense savoir, sur que l'on pense découvrir, sur ce que l'on pense acquis, avant que l'autrice ne viennent tout balayer, tout faire basculer, en révélant toujours plus les parts secrètes et les zones d'ombre de ses personnages. Mizorogi lui-même en premier lieu, bien sûr, mais aussi Koyomi, Tsuji, l'inspecteur Kaiba... qui montreront tous, souvent par un subtil non-dit ou à demi-mot, leurs failles, leurs tourments, et des choses parfois difficilement avouables. Le cas de notre héros plus particulièrement est intéressant, en ceci qu'il questionne le rapport que peut avoir un auteur à son oeuvre, à ses sources d'inspiration, à son style voire à ses tricheries, la mise en abyme n'étant donc pas loin du tout. Mais les figures les plus captivantes sont surtout celles des "soeurs jumelles" Aki et Sakura, qui ne cesseront de dévoiler des zones de doute jusqu'à constamment nous hanter avec une question: qui sont-elles vraiment ? Sont-elles réellement ce qu'elles prétendent être ? Asumiko Nakamura croque alors des figures féminines qui se présentent peu à peu comme aussi mystérieuses qu'insaisissables. Elle esquisse des frontières floues, des faux-semblants captivants, en plus d'offrir à ces figures féminines une part de sensualité et de désir ensorcelantes qui se retrouvent dans les "écrits" de Mizorogi.
Cette atmosphère est d'autant plus hypnotique que le style si unique et immédiatement reconnaissable de la mangaka s'y prête parfaitement. On retrouve avec plaisir son travail de découpage millimétré. Mais aussi ses designs aux contours fins, élancés, longilignes, épurés, avec une grande économie de traits. Ainsi que sa faculté à pourtant véhiculer ce qu'il faut d'émotions nuancées en particulier à travers des regards riches et parfois insondables.
Enfin, pour porter comme il se doit ce bijou de polar dont le meilleur reste à venir dans le tome 2, Akata nous offre une édition aux petits oignons: le papier à la fois épais, souple et peu transparent permet une excellente qualité d'impression, la traduction de la toujours excellente Miyako Slocombe est parfaitement dans le ton, le lettrage d'Elsa Pecqueur est très soigné, et la jaquette concoctée par Tom "spAde" Bertrand reste très proche de l'originale japonais tout en affichant un logo-titre sobre.