Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 09 Août 2024
De mangaka indépendante à professionnelle, Nao Yazawa est une artiste active dans les années 90 à 2010 avant de se tourner vers d'autres horizons, dont l'enseignement dans des écoles de manga à travers le monde. Si le grand public la connaît plus certainement pour sa saga Wedding Peach, qui fut notamment adaptée en série animée dès 1995, l'œuvre de sa vie est peut-être davantage passée inaperçue. The Isolated Zone, ou Shinku Chitai au Japon, fut dessiné en totale indépendance, sous forme de dôjinshi, pendant une vingtaine d'années par l'autrice. Ce fut aussi sa première incursion chez nous, sous la bannière des éditions H2T qui publièrent le récit sous forme d'une série de 8 tomes, en travaillant directement avec la mangaka. Par la suite, H2T fut rattaché aux éditions Pika qui, certainement par manque du succès espéré, ont renoncé à la maison d'édition. C'est sans compter la passion de ses deux fondateurs qui sont revenus sous une tout autre bannière : celle des éditions Nouvelle Hydre. Une maison neuve qui, au fil des mois, a repris les travaux des auteurs initialement publiés chez HT2, et Nao Yazawa n'est pas une exception.
La mangaka revient ainsi en grande pompe... mais pas immédiatement avec The Isolated Zone. Si une réédition de l'œuvre post-apocalyptique est prévue sous l'intitulé nouveau "Les Prisonniers du Kantô", c'est par un projet nouveau que l'autrice nous revient. "Tu n'as pas changé, Umino senpai" en est le résultat, celui d'un one-shot du genre comédie romantique et lycéenne qui met à l'honneur deux des personnages clés de l'œuvre en attendre de ressortie. Pari risqué ? Pas si sûr, tant l'histoire semble avoir été dessinée de manière à s'adresser à un large lectorat et ne devant sa connexion avec la série principale que dans sa toute fin. L'ouvrage profitera aussi d'un autre effet pour les connaisseurs des Prisonniers du Kantô, ou pour ceux qui profiteront prochainement de la réédition : celle de découvrir deux de ses protagonistes sous un nouveau jour. Mais en soi, pour un nouveau lecteur, rien n'empêche l'appréciation de cette histoire en tant que telle, même si sa conclusion tease le retour de la saga principale dans nos librairies.
Lycéen, Naoya Saotome est un vrai électron libre. Ce dernier a tout de l'adolescent enjoué, mais il cache une ambition particulière. Ne supportant plus la vie chez lui aux côtés de sa mère, il met toute sa force dans son petit boulot de manière à économiser et quitter le domicile familial après le lycée. Le tempérament de Naoya a tapé dans l'œil de Kokoa, une camarade de classe discrète et chétive. Tous deux vont se rapprocher, et Kokoa va ainsi découvrir le secret de celui qu'elle aime. En parallèle, une nouvelle élève fait une entrée marquante : Keiko Umino est aussi belle que gracieuse et ne laisse personne indifférent. Elle et Naoya ont un point en commun, celui de vivre une histoire humaine sincère quelque temps avant que leurs destins se trouvent chamboulés...
Il convient donc de prendre le présent one-shot comme une histoire à part entière, même si la possibilité de lui rattacher le récit central "Les Prisonniers du Kantô" aboutira à un tout bien plus dense. L'optique reste donc de proposer les talents de l'artiste par un récit qui se suffit à lui-même et dans un registre tout aussi abordable, celui de la comédie sentimentale. Un genre maintes fois visité, mais auquel Nao Yazawa apporte une belle contribution.
Le premier élément fort est possiblement lié à la nature même de l'ouvrage. Avec le format one-shot prévu en amont, la mangaka opte pour un schéma narratif assez libéré et introduit ses enjeux et personnages clés au compte-gouttes, et pas uniquement dans une introduction chargée. L'amorce prend son temps et ne souffre pas de la nécessité de trop rapidement planter ses promesses, ce qui permet au lecteur de découvrir un récit posé, mais plein de vie, aux côtés de personnages attachants et d'une figure principale particulièrement complète. Naoya porte sur ses épaules un lourd fardeau, un enjeu personnel qui amène une grande part des réflexions de cette histoire. Ainsi, l'ouvrage parle d'adolescence et de rapports familiaux houleux, mais sous une forme que l'on pourra juger étonnante. Sans rien dévoiler, Nao Yazawa choisit de briser certains archétypes de manière à créer une zone grise chez les principaux concernés, de manière à pousser le lecteur à réfléchir de son côté, et à se questionner sur la légitimité des questionnements du héros.
Cependant, le cas de Naoya n'est qu'une part du one-shot dont la construction se forge autour de plusieurs parcours de personnages, sans un ensemble très libre et qui ne suit pas forcément un schéma prévisible. On pourrait même dire que les protagonistes voguent à leurs occupations et à leurs vies d'adolescents tandis que la relation entre Naoya et Kokoa, sentimentale et touchante, vient créer un semblant de fil rouge. Le choix n'est clairement pas dénué de sens pour nous faire ressentir la tranche de vie perçue par ces personnages qui ne restent que des adolescents soumis à leurs sentiments et leurs émotions, et dont le seul vrai parcours à l'instant T demeure finalement et simplement leur scolarité lycéenne.
Autre point intrigant : le rôle de la charismatique Umino. Si cette dernière crève l'écran (ou plutôt les planches) à chacune de ses apparitions, elle met à certain temps à être mise en avant, et n'a finalement qu'une importance relative. Pourtant, c'est bien elle qui donne au manga une partie de son titre. Si le récit peut-être totalement apprécié de manière indépendante, le titre sert de repère vis-à-vis de la série principale, Les Prisonniers du Kantô, et donne d'emblée un regard très nostalgique à l'œuvre. Une nostalgie légitime puisque le récit parle d'adolescence aux côtés de deux personnages initialement créés sous une optique adulte pour l'histoire mère, tandis que la thématique elle-même appelle à une certaine mélancolie de la jeunesse pour le lectorat qui est sorti des bancs du lycée, voire de la fac.
Avec "Tu n'as pas changé, Umino senpai", on retient ainsi une comédie sentimentale qui, derrière des airs simples, réserve une grande liberté de ton et de déroulement, ce qui peut rebuter le lectorat initié avec des titres plus formatés. Mais par ce développement, ses personnages attachants, son second niveau de lecture bien calibré et son style très marqué par les années 90 et 2000 que Nao Yazawa pousse avec finesse et élégance, la mangaka offre un manga intéressant à plus d'un égard et qui donnera très certainement l'envie de découvrir ou redécouvrir sa série principale. L'exercice d'un one-shot conçu exclusivement pour le marché francophone aux côtés des éditions Nouvelle Hydre était risqué, mais il est payant tant le récit est une jolie petite bouffée d'air frais, idéale à apprécier en été.