Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 16 Mai 2014
Critique 1
En 1898, la romancière britannique Alice Muriel Williamson publie "A Woman in grey" ("Une femme dans le gris") l'oeuvre qui la fait connaître jusqu'au Japon, où Ruiko Kuroiwa, dès 1899, traduit l'oeuvre en la revisitant à sa sauce, sous le nom Yûreito. En 1937, c'est le célèbre Ranpo Edogawa qui, à son tour, se réapproprie l'oeuvre de Kuroiwa en en livrant l'adaptation la plus connue à ce jour. A présent, c'est entre les mains de Taro Nogizaka, l'auteur de Team Medical Dragon, que l'oeuvre passe. En s'appuyant sur le texte de 1899 de Kuroiwa, le mangaka nous propose une mise en images très libre du fameux Yûreito, ou la Tour Fantôme en français, en en changeant une nouvelle fois certains rebondissements, mais également en plaçant l'oeuvre dans une période de l'histoire nippone assez peu courante dans le domaine du manga : les années 1950.
A Kobe se dresse depuis longtemps une tour énigmatique, dont les aiguilles, en un siècle, n'ont bougé qu'une seule fois : en 1952, lorsqu'une femme fut retrouvée morte, attachée et mutilée sur les aiguilles de l'horloge, visiblement tuée par sa fille suicidée juste après. Depuis, paraît-il, un fantôme errerait dans cette tour qui, depuis toujours, abreuve les légendes.
En 1954, Taïchi Amano, lui, semble bien loin des mystères de la tour. Jeune homme sans travail, sans ami, sans copine ni famille, il se contente de vivre paresseusement dans un appartement dont il ne paie plus le loyer depuis des mois, en se contentant de parcourir des revues perverses achetées en revendant d'autres livres. Mais sa vie bascule quand il croise son amour du lycée, la belle Megumi Hanazono, journaliste sur le point de se marier avec Tatsuhiko Mitsumura, millionnaire hautain et prétentieux. Ne pouvant s'empêcher de mentir sur sa situation en se faisant passer pour richissime, Amano voit son honneur sauvé par l'arrivée opportune d'un inconnu énigmatique, qui se présente comme son majordome et le fait monter dans sa voiture. Aussi beau et élégant qu'hypnotique et mystérieux, celui-ci, qui se fait nommer Tetsuo Sawamura, donne un bon plan à notre héros sans le sou : le poste de gardien de la célèbre tour fantôme est libre. Mais Taïchi est à peine entré seul dans la tour qu'il se retrouve assommé. Quand il se réveille, il est attaché aux aiguilles de la tour, celles-ci ayant repris leur marche, prêtes à mutiler son corps... Jusqu'à ce que Tetsuo, encore lui, ne vienne à nouveau le sauver pour lui proposer (le contraindre serait plus juste) de participer à sa quête, directement liée à la tour...
La Tour Fantôme s'offre un démarrage pour le moins immersif. Tout prend place dans un Japon des années 1950 minutieusement dépeint par Nogizaka, qui s'applique à faire ressortir les particularités de cette poignée d'années. Alors que le pays est sur la voie de la modernisation et que la presse où travaille Megumi se libéralise, c'est une ambiance rétro qui domine, portée par un gros travail sur les nuances de gris qui offre beaucoup de cachet à l'oeuvre, et par un souci du détail dans les éléments propres à ces années : les carrosseries d'époque, les intérieurs anciens avec vieux téléphones et phonographes, l'architecture et la gastronomie occidentalisées (comme le traditionnel petit déjeuner britannique... un clin d'oeil aux origines premières de l'oeuvre ?), les petits détails historiques (comme le typhon Jane), les vêtements souvent élégants... et les petites références aux oeuvres d'époque comme les premiers films Godzilla, les livres occidentaux comme Anne of Green Gables, et les écrivains dont, évidemment, l'autre adaptateur du livre de Kuroiwa, Ranpo Edogawa (la boucle est bouclée).
C'est dans ce cadre vintage impeccable que débute l'inquiétante aventure de Taïchi. Et l'époque a beau être belle en apparence, elle cache plus d'un secret inquiétant. Les énigmes de l'assassinat sanglant de la tour et de son soi-disant fantôme ressurgissent devant un héros... qui n'a rien d'un héros. Loser laid et paresseux, Taïchi se retrouve presque de force dans l'aventure que lui propose Tetsuo, une aventure où il faudra percer le secret de la tour et du soi-disant trésor qui s'y cacherait. Un trésor qui devient aisément le centre d'attention du jeune homme, qui y voit l'opportunité d'enfin se faire une place dans la société... mais pas forcément de la bonne manière, puisque, non sans un rictus, il se dit qu'il va enfin pouvoir se venger de ceux qui l'ont longtemps dénigré en les soumettant à sa volonté. Le personnage est posé. Et il est loin d'être le seul individu inquiétant.
Déjà, la quête de gloire de Taïchi est bien entretenue par son acolyte, par celui qui l'a emmené presque de force dans cette histoire : le dénommé Tetsuo. Beau, élégant, bel orateur, il affiche son côté hypnotique dès la couverture... mais ne vous fiez pas aux apparences, car il est avant tout un manipulateur de premier ordre, faisant presque ce qu'il veut de Taïchi... pour une véritable raison encore floue, qui se dévoile petit à petit, et de manière de plus en plus inquiétante. Un personnage très ambigu et étonnamment fascinant à suivre, d'autant qu'il nous fait aller de surprise en surprise, que ce soit sur ses motivations, sur son identité, sur son sexe, et sur ce qu'il est prêt à faire ou non pour arriver à ses fins... Le manipulateur est-il également un meurtrier ?
A partir de sa rencontre avec Tetsuo, Taïchi doit donc suivre les directives de ce dernier, et même s'il sait que le beau blond n'est pas totalement digne de confiance, même s'il sait qu'il doit se méfier de lui, il est poussé à suivre ses demandes, parce qu'il y va également de son propre salut. De la bouche de Tetsuo, certaines légendes de la tour se dévoilent, bien que les plus grands mystères s'épaississent au fur et à mesure que le duo avance dans ses plans. Se rapprocher de Megumi devient presque une petite obsession pour Taïchi, tandis que, pour atteindre le trésor, il devient une obligation de duper son monde et de se rapprocher de personnes peu fréquentables, comme le procureur Dokuro Marube qui a racheté la tour, et qui possède lui aussi plus d'un secret malsain et immoral. Pour Taïchi, s'il veut pouvoir accomplir la quête de Tetsuo, il faudra, comme son inquiétant compagnon, devenir vil, manipulateur, méchant, et cela alors même que notre "héros" finit par montrer quelques élans d'altruisme et de générosité quand les pires drames arrivent.
En fait, Taro Nogizaka nous régale avant tout dans ses portraits de personnages quasiment tous malsains, qui ont tous des secrets ou des comportements détestables, allant de la manipulation à l'inceste en passant par le mensonge ou la négligence. Au fil de cette aventure qui ne fait que commencer, il reste difficile de savoir à qui se fier, et les faux-semblants éclatent les uns après les autres, tandis que les rares personnages innocents ne seront rien d'autre que les premières victimes d'une machination captivante. Le crime peut prendre bien des formes...
A vrai dire, dans cette façon de procéder, dans sa peinture de personnages malsains et un peu détraqués, dans son histoire policière étrange et morbide, dans son personnage central aussi hypnotique qu'inquiétant, dans son goût pour les nuances de gris, pour les visages marqués, pour les ambiances rétro et pour les mises en scène minutieuses de meurtres et autres événements sombres, Taro Nogizaka s'offre un style qui n'est pas sans rappeler un peu des romanciers comme, encore lui, Ranpo Edogawa, ou des auteurs de manga appréciant eux aussi ce type d'ambiance et de style visuel, dont Usamaru Furuya dans Je ne suis pas un homme. Après Team Medical Dragon, Taro Nogizaka change de genre et le fait d'excellente manière.
Avec ce premier tome, La Tour Fantôme s'offre des bases très solides, pour un rendu immersif à la fois malsain et fascinant, et une histoire mystérieuse qui a encore tout à dévoiler pour nous surprendre.
Critique 2
Cette année, Glénat a marqué le retour d'un auteur au travail passionnant même si son succès fut moindre en France : Taro Nogizaka ! Après Team Medical Dragon qui s'intéressait au domaine de la médecine, le tout dans une mise en scène plutôt sombre mais vraiment intrigante, l'auteur se penche ici sur une affaire policière digne des meilleurs thrillers, et pour cause c'est une adaptation libre du roman Yureito de Ruiko Kuroiwa adapté d'un romain britannique, qui a été lui aussi réadapté par Ranpo Edogawa, grand écrivain japonais dont le nom n'est plus à présenter.
En 1952, une vieille femme fut retrouvée, les os brisés, attachée aux aiguilles du cadran d'une horloge au sommet d'une tour. Deux ans plus tard, Taïchi Amano est victime de la même agression, dans ce lieu qu'on surnomme désormais la "Tour Fantôme". Mais il est sauvé in extremis par Tetsuo, un garçon étrange en quête d'un trésor lié à l'inquiétante tour. L'appât du gain entraîne alors Amano dans une aventure aussi inattendue que dangereuse...
Taro Nogizaka nous plonge ici dans le Japon des années 50, dont les ruelles font d'ailleurs penser à Londres et à tout autre film à l'ambiance victorienne, cela se voit déjà avec la tour ornée d'une grande horloge rappelant bien sûr Big Ben. Le héros de cette histoire a tout sauf d'une tête remarquable : sans travail, sans ami, sans famille et en plus de ça plutôt pervers, Taïchi n'a pas grand chose pour lui et rien de palpitant qui pourrait égayer sa vie, ne serait-ce qu'un minimum. Mais tout va changer lorsqu'il va croiser dans la rue Megumi Hanazono, la fille dont il était éperdument amoureux au lycée : alors qu'il y voit ici une source d'espoir pour se motiver dans sa vie, il tombe des nus lorsque celle-ci lui apprend qu'elle va se marier avec Tatsuhiko Mitsumura, l'homme qui s'est servi de Taïchi comme un souffre douleur durant toute son enfance. Alors que Taïchi n'a aucun moyen de se vendre pour ne pas paraitre ce qu'il est réellement, un homme mystérieux entre en scène, Tetsuo, et invente toute une histoire pour notre héros, comme quoi il serait un grand milliardaire. Cependant, Taïchi ne sait pas qu'il vient de mettre le pied dans une affaire très sombre : on lui propose de devenir vraiment milliardaire en enquêtant sur la "Tour Fantôme", ce lieu maudit qui cacherait peut être un trésor gigantesque...
Rien qu'aux premières pages, il faut avouer que le titre passionne. L'intrigue se met en place très rapidement, et on s'attache déjà au héros qui trouve enfin quelque chose dans sa vie. Seulement cette histoire est étrange, la tour semble réellement hantée et Tetsuo est typiquement ce genre de personnage qui cache son jeu : qui est-il réellement, quel est son véritable objectif et surtout, pourquoi a-t-il choisi d'aider Taïchi ? Petit à petit, notre héros rentre dans un jeu lugubre dont il semble désormais impossible d'en sortir, et cela se voit avec les diverses situations qui vont lui arriver mais dont on ne dira rien. Il semblerait qu'ici tout peut arriver et surtout qu'enquêter sur la Tour Fantôme n'est pas une mince affaire, cela peut avoir des répercussions sur soi.
Il faut dire que Nogizaka ne va pas dans la dentelle avec ses personnages : tous semblent plus malsains les uns des autres, à commencer bien sûr par Tetsuo qui nous réserve encore bien des mystères, mais aussi le procureur Mr. Marube (et également propriétaire de la tour) qui entretient une relation particulière avec sa pauvre fille; d'autres personnages plus anodins ne sont pas en reste comme Megumi et Tatsuhiko qui vont chacun vite dévoiler une autre face de leur identité.
L'auteur joue donc avec ses personnages d'une telle manière qu'il est difficile de cerner les volontés de chacun et surtout vers quoi la série va nous mener, mais le pari est réussi : on est déjà envouté !
Le travail graphique est aussi d'une qualité remarquable, il y a de nombreuses nuances de gris collant parfaitement à l'ambiance des années 50, ceci appuyé par des éléments du décor qui accentuent d'autant plus cet effet là (phonographe, vieille voiture, habits, etc...). Il en est de même concernant les expressions des visages qui parfois seraient à nous donner des frissons tellement on peut sentir la haine, la peur ou bien tout autre sentiment rien que part le trait de l'auteur. Enfin, l'édition n'est pas en reste et Glénat propose un travail propre qui complète à merveille ce titre au fort potentiel.
Ainsi La Tour Fantôme commence sur les chapeaux de roues avec tout pour séduire le lecteur : histoire intrigante, personnages qui auront sans aucun doute un développement intéressant, le tout croqué de la plus belle des manières. Un titre à suivre et qui risque d'être un futur hit !