Tokyo Blues - Actualité manga
Tokyo Blues - Manga

Tokyo Blues : Critiques

Denwa Suimin Ongaku

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 20 Mai 2021

Takashi Fukutani, Keigo Shinzo, Tsuchika Nishimura... Dans des styles parfois assez différents, les éditions Le Lézard Noir ont déjà montré à plusieurs reprises leur capacité à dénicher des mangakas qui ont quelque chose à véhiculer sur leur époque, sur la société qui les entoure... Et l'éditeur confirme une nouvelle fois cela en nous invitant à découvrir, en ce mois de mai, Tokyo Blues. Paru au Japon fin septembre 2018 aux éditions Leed sous le titre Denwa Suimin Ongaku ("Telephone, Sleep, Music"), il s'agit du premier recueil de Tokushige Kawakatsu, un jeune mangaka né en 1992, qui a débuté sa carrière en 2011, a été nourri entre autres par le magazine Garo et par différents grands noms du gekiga, et fut un assistant de choix auprès de Sansuke Yamada, l'auteur de Sengo chez Casterman (Yamada ayant déjà complimenté les talents de son ancien assistant, notamment dans le magazine ATOM).

Composé d'une douzaine d'histoires initialement publiées dans différents magazines (aussi bien de manga que plus littéraires/généraux) entre août 2012 et août 2018, cet épais pavé d'environ 360 pages se divise en trois parties.

La première, nommée "Métamorphoses", propose sur près d'une centaine de pages les histoires d'hommes qui, à des époques différentes, en ville ou en campagne, sont voués à se transformer. Un homme fait cocu par sa copine et qui est si amoureux d'elle qu'il plaque tout pour aller pratiquer l'ascète et espérer ensuite se transformer en dragon vengeur, le tout sous l'oeil de son ami mangaka fauché. Un chef de village érudit qui pensait agir en bien, avant qu'une transformation surprenante ne lui fasse miroiter la misère du monde s'étendant au-delà de ce qu'il imaginait. Un moine jovial et bon dessinateur qui devient une carpe lors de songes enrichissants, le tout d'après un poème d'Akinari Ueda (l'une des principales figures littéraires japonaises du XVIIIe siècle). Dans chacun de ces récits, le mangaka exploite la part quelque peu surnaturel pour mieux poser un regard assez unique sur différents aspects du monde et de la nature humaine.

De par son inspiration puisée dans un poème d'Ueda, le troisième et dernier récit pourrait presque faire le pont avec la deuxième grande partie du recueil, nommée "Adaptations", et dans laquelle Kawakatsu, sur environ 120 pages, retranscrit donc en images trois écrits d'auteurs bien connus: Shizuo Fujieda (auteur multi-récompensée, né en 1907 et décédé en 1993, Haruo Umezaki (écrivain phare de la première génération d'après-guerre), et Fujio Akatsuka (manga incontournable, surtout connu pour ses mangas dont Osomatsu-kun) via son autobiographie sur sa vie avant qu'il ne devienne mangaka. Entre portrait autobiographique sobre d'un homme voulant effectuer les volontés de sa défunte épouse, vie quotidienne au coeur du Japon d'après-guerre que n'aurait justement pas renié Sansuke Yamada, portrait déstabilisant d'un étudiant voyant petit à petit disparaître sous les roues le cadavre d'un chat qu'il avait pris en sympathie, et donc récit des jeunes années d'Akatsuka, chaque histoire est captivante pour des raisons différentes. En particulier, l'adaptation du récit autobiographique d'Akatsuka permet non seulement d'en apprendre pas mal sur ce mangaka important et pourtant inédit en France, mais aussi de refléter un portrait profond de toute une époque, celle qui a marqué la jeunesse de cet auteur, principalement quand il vivait en Mandchourie en temps de guerre (à l'instar d'autres auteurs comme Tetsuya Chiba, le dessinateur d'Ashita no Joe, qui évoque cela dans son autobiographie Journal d'une vie tranquille paraissant aux éditions Vega-Dupuis).

Quant à la dernière partie, elle est celle qui offre son titre à l'édition française en se nommant "Tokyo Blues", et propose 6 récits globalement assez courts, à l'exception du dernier qui s'étire sur une cinquantaine de pages, est quasiment muet dans son portrait de femme, est en sens de lecture occidental, et propose une tonalité narrative et visuel rappelant pas mal les oeuvres de Marjane Satrapi entre autres. Dans chacun de ces récits qui se présentent un peu comme des instantanés, Kawakatsu en profite pour nous immiscer dans une cité tokyoïte contemporaine qu'il connaît bien (étant né à Tokyo), tout en continuant de poser un regard sur ce qui l'entoure, et en en profitant régulièrement pour évoquer différentes petites choses sur ses propres influences, sur nombre de grands noms du manga (et notamment du gekiga, comme Yoshiharu Tsuge) ou sur la condition de mangaka.

L'ouvrage est, ainsi, imprégné de l'héritage laissé par le gekiga et par des magazines comme Garo, héritage dont Kawakatsu déplore d'ailleurs qu'il soit en train de s'éteindre en même temps que ses grands noms. Cette imprégnation, on la ressent très souvent dans les visuels, dans la manière de croquer les personnages et leurs milieux: certains visuels rappellent beaucoup Tsuge dans leurs angles et leurs traits, d'autres (surtout l'histoire du coupe âgée dans l'immédiat après-guerre) sentent bon l'influence qu'ont pu avoir les moments où le jeune auteur a travaillé avec Sansuke Yamada... Mais globalement, c'est surtout par la diversité de son style que Kawakatsu séduit. Avec une aisance certaine, d'un récit à l'autre, l'artiste est capable de passer du légèrement surnaturel au réalisme total, de la mélancolie à la sobriété... soit autant de tons que servent très bien des visuels pouvant être tour à tout ultra réalistes dans les visages, plus naïfs dans les designs, très précis voire même photoréalistes dans les décors (urbains ou non)...

En résulte un ouvrage aussi varié que passionnant, et d'autant plus passionnant qu'il comporte un paquet de pages "bonus" captivantes: 16 pages dans lesquelles l'auteur revient en détails sur chacune des histoires, ses influences, ses objectifs, ses partis-pris... puis 5 pages d'une interview du mangaka réalisée en septembre 2020 par Léopold Dahan, le traducteur du livre.

Cette chronique ayant été réalisée à partir d'une épreuve numérique fournie par l'éditeur, pas d'avis sur l'édition.
   

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17 20
Note de la rédaction