Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 09 Mai 2025
Après avoir lancé en début d'année dernière sa tranche de vie culinaire à succès What Did You Eat Yesterday ?, les éditions Soleil Manga nous font l'immense plaisir de publier, en ce mois de mai, un autre titre de Fumi Yoshinaga: Tamaki & Amane. Egalement connue en France pour les deux bijoux All My Darling Daughters (éditions Casterman) et Le Pavillon des Hommes (éditions Kana), la talentueuse autrice a été très remarquée avec ce recueil qui a remporté récemment le prestigieux prix Kono Manga ga Sugoi 2025, après avoir été nommé l'année dernière au Prix Culturel Osamu Tezuka ainsi qu'aux 17e Prix du Manga Taisho. Avec ce recueil paru au Japon en octobre 2023, la mangaka nous propose cette fois-ci une anthologie de cinq histoires courtes initialement prépubliées à partir de 2022 dans le magazine Cocohana des éditions Shûeisha et explorant les nombreuses facettes de l'amour au fil de plusieurs périodes marquantes de l'histoire du Japon.
L'autrice nous plonge donc tour à tour dans cinq époques différentes de l'Histoire du Japon, mais en reliant le tout à travers une idée simple: les deux personnages centraux de chacune de ces histoires se nomment à chaque fois Tamaki et Amane, comme pour mieux souligner le fait que, quelle que soit l'époque, les émotions humaines restent souvent les mêmes.
Dans le présent, lorsque Tamaki surprend sa fille adolescente Akari embrasser une fille, en l'occurrence son amie proche Norimoto avec qui elle traîne beaucoup ces derniers temps, elle est un peu sous le choc, ne sait pas exactement comment réagir et se met en tête que cette Norimoto a une mauvaise influence sur son enfant. En faisant part de ce qu'elle a vu à son mari Amane et en enchaînant quelques clichés sur la "normalité", elle est brusquement reprise par son époux, ne sachant pas que le premier amour de celui-ci dans son adolescence était un garçon.
A l'époque Meiji, la jeune et douce Tamaki, déjà fiancée à Sentarô, lie une amitié forte avec l'élancée Amane. Mais quand cette dernière est contrainte à un mariage arrangé avec un entrepreneur qui a 24 ans de plus qu'elle, les deux jeunes femmes n'ont bientôt plus l'occasion de se voir. Elles continuent malgré tout de se donner régulièrement des nouvelles par lettres, Amane apprenant ainsi que Tamaki vit le parfait amour et a deux enfants quand elle-même ne parvient pas à en faire à son époux. Ainsi leur amitié perdure-t-elle malgré tout, du moins jusqu'à un certain événement.
Dans les années 1970, Tamaki, une femme qui n'a plus que quelques mois à vivre après avoir déjà sacrifié son existence pour ses proches désormais décédés, trouve une ultime raison de vivre dans son amitié naissante avec Amane, un petit garçon faisant partie de ses voisins et jouant souvent seul dehors en journée, tandis que sa mère semble souvent absente. De fil en aiguille, Tamaki pourrait bien changer la vie de ce bout de chou en découvrant sa triste condition.
Dans l'immédiat après-guerre, alors qu'il surprend son ancien soldat Amane sur le point de se suicider après avoir perdu sa fille et sa femme, l'officier Tamaki lui propose de se relancer en ouvrant ensemble une échoppe au marché semi-clandestin de Shinjuku. Petit à petit, sans pour autant oublier son épouse visiblement partie avec un autre homme pendant qu'il était au front, Amane semble reprendre des couleurs, sans se douter que Tamaki lui cache quelque chose.
Enfin, sous l'époque Edo, le samurai Tamaki, rendu coupable du meurtre du mari de son amie d'enfance Amane, doit désormais faire face au désir de vengeance de celle-ci et son fils Kazuma. Mais entre l'état de santé critique de ce dernier, la vérité derrière le meurtre, les regrets qui vont avec et la nature réelle des sentiments qui unissent depuis longtemps Tamaki et Amane, la situation se veut encore plus complexe et tragique que prévu.
S'étalant chacune sur plus ou mins une quarantaine de pages, ces histoires témoignent toutes, une nouvelle fois, de la virtuosité de Fumi Yoshinaga, que ce soit en matière de narration où tout s'écoule à un rythme impeccable avec des émotions et des rebondissements bien jaugés, où au niveau du dessin où l'on se régale face au trait fin et élégant de l'artiste et à sa méticulosité quand il lui faut retranscrire les différentes époques choisies. Ces époques ne sont évidemment pas choisies au hasard car, au-delà des différents éléments présents pour nous y immerger efficacement (certaines références comme le cinéma pour les années 70, les difficultés à se relever et à s'en sortir dans l'immédiat après-guerre avec le marché noir ou l'influence yakuza, les demeures et tenues d'époque pour Meiji et Edo, l'influence occidentale toujours plus prégnantes sous l'ère Meiji...), la mangaka s'applique aussi voire surtout à jouer sur certains diktats de la vie lors de ces périodes, à l'image des mariages arrangés à l'époque Meiji ou des règles strictes de l'époque Edo. Mais ce qui de plus belle quelle que soit l'époque et les changements qui vont avec, c'est la façon dont perdurent toujours différents aspects de la condition humaine, en bien comme en plus triste: la maladie, la perte d'êtres chers, les relations sous différentes formes (liens parents-enfants, amitiés, amours), les émotions tantôt positives tantôt négatives (comme la jalousie ou le désir de vengeance) pouvant aller avec ces relations... la majorité des personnages étant finalement, ici, condamnés à composer avec des conditions inextricables.
Comme on s'y attendait la part de cette autrice qui ne déçoit jamais, Fumi Yoshinaga frappe alors très juste dans chacun de ces récits où la finesse de sa narration et de son écriture s'associe à l'élégance de son dessin pour donner naissance à des histoires humaines où les émotions, les conditions et les relations sont quelque chose d'assez universel et intemporel malgré les changements d'époques. Une très beau recueil, en somme, d'autant plus qu'il est servi dans une qualité éditoriale très convaincante: la jaquette reste fidèle à l'originale nippone, le logo-titre est fin, la traduction de Guillaume Mistrot est très soignée, le lettrage du Studio Charon est propre, les pages en couleurs ont été conservées, l'impression est convaincante, et le papier allie souplesse et opacité.