Sans Préambule : Critiques

Zenryaku, Zenshin no Kimi

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 17 Février 2022

Chronique 2 :

En trois oeuvres, Akane Torikai est devenue, ces dernières années, l'une des mangakas-phares du catalogue des éditions Akata, notamment par sa faculté à décortiquer puissamment la condition féminine dans nos sociétés, le tout en parvenant à se renouveler et à toucher des genres bien différents (le drame réaliste d'En proie au silence, les histoires courtes dans You've Gotta Love Song, la science-fiction via Le Siège des exilées). Il n'y a donc rien d'étonnant à la voir revenir chez l'éditeur en ce début d'année 2022, avec la parution simultanée de deux nouveaux titres. D'un côté, Saturn Return, sa dernière série en date, sur laquelle nous sommes déjà revenus. Et de l'autre côté, Sans Préambule, un recueil échappant aux catégorisations habituelles et où l'autrice nous offre plus d'expérimentations visuelles que jamais.

Sorti au Japon aux éditions Shôgakukan le 12 octobre 2018, ce recueil d'histoires courtes se démarque en premier lieu, effectivement, par son aspect atypique aussi bien du côté de sa prépublication qu'au niveau de ses choix artistiques, les deux étant sans doute liés. Le plus gros de l'ouvrage (un peu moins de 120 pages) se compose effectivement de six histoires courtes qui ont pour particularité de ne pas avoir été prépubliées dans un magazine de manga classique, mais dans des magazines généralistes qui accueillent donc toutes sortes d'articles et d'oeuvres: le premier récit provient du numéro du 18 novembre 2005 du magazine This! de Shôgakukan, tandis que les cinq suivants furent proposés entre juin 2016 et juillet 2018 dans les pages du magazine Maybe!, toujours de Shôgakukan. Un écart temporel entre les récits qui montre que, il y a déjà longtemps, Torikai souhaitait éviter de s'enfermer dans une routine en s'offrant différentes expériences.

Et c'est donc sans doute en s'affranchissant des diktats des magazines de prépublication de manga classiques que la mangaka a pu, ici, s'adonner librement à des expérimentations visuelles qui passent avant tout par une chose: ces six récits sont entièrement dessinés au crayon de bois. Et le résultat est bluffant, tant il s'avère riche. Le découpage, généralement fait de grandes cases, est magnifique, que ce soit quand Torikai croque certains décors riches et précis, quand elle offre des mises en scène ayant quelque chose de très cinématographique (ne serait-ce que quand l'héroïne de la première histoire court en avant, de droite à gauche, au fil de cases horizontales)... et, surtout, quand elle met bien souvent en avant ses différentes héroïnes lycéennes, plus particulièrement au gré de nombreux plans rapprochés sur leurs visages particulièrement soignés, précis, denses, expressifs pour mieux faire ressortir le contraste de leurs émotions.

Car dans Sans Préambule, les héroïnes sont toutes des adolescentes en période de lycée. Avec ce que cela peut impliquer d'éveils et de doutes. Et ce sont précisément ces aspects-là qui intéressent le plus l'autrice qui, comme à son habitude, s'intéresser de très près à la place des femmes dans nos sociétés. Ainsi, plus que dans ses autres travaux parus en France, Torikai décortique une jeunesse souvent en crise existentielle, et cela pour différentes raisons. Au fil de ces courtes histoires, la mangaka brasse beaucoup de thématiques: la vision qu'autrui peut avoir des lycéennes (ne serait-ce que via leur uniforme), les interrogations face à l'avenir, la complexité de trouver sa voie, le matérialisme comme si le fait de posséder de nombreuses choses nous définissait, la notion de normalité et de ce que l'on peut faire pour s'y conformer ou pas, l'amour ou tout simplement l'intérêt naissant voire envahissant pour les garçons, la difficulté de mettre précisément un mot sur ses sentiments, le rapport au sexe, le poids de la routine... Tout le talent de Torikai étant de montrer une certaine économie de mots afin de frapper plus juste tant chaque phrase semble réfléchie, plus encore quand ces phrases s'agrémentent d'une pointe de poésie aux accents de spleen. Et si l'autrice croque ici plusieurs vies, ces adolescentes (et donc leurs histoires) sont néanmoins toutes liées au moins par une idée commune: leur besoin voire leur obligation de toujours avancer dans cette vie qui en est à une étape charnière pour elle, dans cette société où se trouver en tant que femme reste complexe.

Une fois les 120 premières pages passées, les 40 dernières montrent, elles aussi, un certain intérêt, d'autant plus qu'elles confirment le côté un peu hybride du livre. Après une courte nouvelle assez profonde et un brin douce-amère de deux pages, Torikai nous invite à découvrir "Le démon", une histoire courte d'une trentaine de pages qui, elle, revient à un style visuel plus classique, et a été initialement prépubliée en 2016 dans le célèbre magazine de manga Weekly Big Comic Spirits, magazine dans lequel la mangaka publie actuellement Saturn Return, et qui est connu pour un paquet d'oeuvres de qualité et souvent humaines et sociales (Bonne nuit Punpun, Chiisakobé, Ping Pong, Ushijima...). A travers une histoire de "femme-démon", l'autrice continue de questionner certains sentiments, comme la jalousie. Quant aux six dernières pages, il s'agit d'une nouvelle expérimentation initialement proposée en 2009 dans un fascicule de présentation "Cool Japan" du Toyo Institute of Art and Design, où la mangaka, sous la forme de planches de croquis, détourne quelque peu cette notion de "Cool Japan".

A l'arrivée, Sans Préambule est une expérience de lecture à la fois unique et saisissante, magnifique dans sa patte visuelle, et puissante dans ses portrait d'adolescentes aux multiples thématiques. Un très bel ouvrage, qui plus est servi dans une édition exemplaire où, en premier lieu, on appréciera beaucoup le grand format permettant d'apprécier au mieux tout le travail graphique de l'artiste. Excellemment conçu (avec notamment un travail soigné de Tom "spAde" Bertrand sur la jaquette et sur l'intérieur de la couverture), le format cartonné rigide avec jaquette offre un certain cachet luxueux au livre, plus encore au vu de la reliure de qualité supérieure. A l'intérieur, le papier, malgré une légère transparence parfois, est de qualité, à la fois léger et souple, et permettant une excellente impression, y compris pour les trois pages en couleurs présentes en milieu d'ouvrage. Enfin, le lettrage est très propre, et la traduction de Gaëlle Ruel est limpide et retranscrit avec finesse et précision le ressenti de ces adolescentes.


Chronique 1 :

Akane Torikai est devenue l'une des autrices phares de la maison Akata, et à juste titre sans les propos qu'elle développe dans ses œuvres correspondent parfaitement au ton de catalogue de l'éditeur. Akata, depuis ses débuts, amène bon nombre d'œuvres à la dimension sociale, à l'instar des récits de la mangaka qui, derrière ses histoires, a toujours des idées à transmettre. En proie au silence, son titre le plus long disponible chez nous, apporte un regard sans concession sur la condition de la femme dans notre société, un récit à la fois dur et engagé qui peut difficilement laisser indifférent. Nous n'oublions pas non plus Le siège des exilées, un poil trop court pour traiter une telle histoire, mais qui a aussi su développer des idées fortes sur la condition féminine dans une œuvre d'anticipation flirtant avec le post-apocalyptique. Enfin, You've Gotta Love Song compile différentes histoires courtes, abordant elles aussi des sujets propice à la réflexion sur notre monde contemporain.

En ce début d'année 2022, l'autrice est plus que jamais à l'honneur chez Akata qui publie en simultanée deux autres de ses œuvres. Outre Saturn Return, son œuvre actuellement en cours de parution au Japon, il y a Sans Préambule, un ouvrage à la forme atypique, à mi chemin entre le recueil d'histoires courtes et l'essai artistique. Paru au Japon en octobre 2018, sous le titre Zenryaku, Zenshin no Kimi, l'ouvrage compile différentes histoires parues dans plusieurs revues de l'éditeur Shôgakukan, dont This!, Maybe! et Big Comic Spirits, ainsi que dans le fascicule de présentation Cool Japan de la Tokyo Institute of Art and Design de 2019.

Le caractère singulier du one-shot provient de le choix artistique qui compose les trois premiers quarts. Dans ces récits, Akane Torikai a travaillé uniquement au crayon de bois, donnant à l'ensemble un côté proche du storyboard par moment, là où d'autres planches montrent un détail saisissant, donnant au style de l'artiste une dimension plus fascinante que jamais. La composition des textes est elle aussi particulière, la mangaka les ayant écrit à la main, et non de manière numérique. Sans Préambule est, plus que tout, une œuvre d'auteur dont les choix artistiques entrent en phase avec la direction thématique établie.

Ainsi, les six chapitres qui composent la majeur partie de l'ouvrage s'apparentes à de petites tranches de vie déconnectées les unes des autres, toutes ayant pour point commun leurs personnages, jeunes et adolescents. Le temps de quelques pages, ces individus se livrent et s'expriment de multiples manières sur la période de la vie qu'ils traversent. Un amour impossible, une peur viscérale de s'écarter de la norme, la fascination hétéro du genre opposé, la peur de l'avenir... Tant d'idées représentées par des protagonistes que nous ne connaitrons que par leurs réflexions et des événements précis qu'ils traversent. Le ton, sérieux et mélancolique, emprunte presque à la poésie tant le script d'Akane Torikai se veut lyrique. La lecture de Sans Préambule ne se fait pas comme celle d'un récit dit « classique », mais comme une succession de témoignages fictifs, forts et percutants, mise en relief par une patte artistique solennelle. Le travail au crayon de bois permet ici à l'autrice de jouer plus que jamais sur les teintes de noir, ce qui lui permet de donner une puissance à son dessin. Visuellement, le one shot est aussi envoûtant que poignant, aussi on comprend pourquoi le livre a été publié en grand format au Japon (et par conséquent chez nous), dimension pourtant peu commun pour du manga hors version deluxe au sein de l'Archipel.

Si les six chapitres principaux montrent une orientation définie, l'histoire conclusive prend totalement à contrepied la direction artistique établie. L'ultime histoire, « Le Démon » Beaucoup plus mystique, et profitant d'une patte graphique plus classique, elle n'en reste pas moins fascinante par ses mystères et non dits, jouant sur la possibilité des rapports toxiques pour créer une atmosphère fascinante dans sa fantaisie, pourtant ancrée dans un monde moderne. Et alors que l'artiste nous a déconcerté par cette transition entre les styles, elle renoue avec son esthétique crayonnée avec un dernier chapitre, « L'instant d'après », aussi saisissant par son retour à la forme de réflexions quasi oniriques que par sa mise en page, équivalente à celle d'un générique de fin tant les planches se succèdent au même titre que les crédits de l'ouvrage. De bout en bout, Sans Préambule constitue le fruit d'une démarche personnelle d'une artiste qui tente différents exercices, ce qui rend chacune de ses œuvres différente de la précédente, et donc forcément intéressante.

Et si l'ouvrage nous marque, c'est aussi dans sa conception francophone respectueuse à 100% du matériau d'origine. Akata opte ainsi pour le grand format, en conférent au livre un beau papier d'une bonne épaisseur, permettant de mieux s'imprégner de l'encrage propice pour retransmettre le cachet visuel du recueil. La volonté de coller à l'œuvre d'Akane Torikai passe aussi par une conception des texte faite à la main et signée Tom « spAde » Bertand, aussi responsable de la maquette particulièrement bien trouvée, notamment dans le logo titre reprenant le cachet du crayon à bois utilisé par l'autrice. Cette conception couplé à un bel écrin cartonné, et nous avons là l'un des plus jolis objets publié par Akata à ce jour.
  

Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

17 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
16 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs