Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 28 Avril 2022
Les retrouvailles de Kiyoko avec Mitsu, celle qu'elle a toujours aimée au point de ne l'avoir toujours pas oublié malgré sa sénilité, puis la mort soudaine de la femme de sa vie, semblent avoir replongé la vieille dame dans ses plus douloureux souvenirs. Kiyoko a beau être arrière-grand-mère et avoir fondé une famille, son esprit a souvent semblé ailleurs pour ses proches, et c'est plus que jamais le cas. Comme si son existence avait été dominée par un grand regret qui, quelque part, l'a toujours suivie. Un regret que l'on découvre petit à petit, au fil de nos remontées dans le temps, à la découverte des grandes étapes de la vie de Kiyoko et Mitsu...
Après un premier volume séduisant autant dans sa narration audacieuse que dans son portrait de femmes à travers les décennies et dans son atmosphère mélancolique, ce deuxième et déjà dernier tome voit ainsi la mangaka Yumi Sudô poursuivre sur cette même voie, avec les mêmes qualités, et dans une ambiance toujours plus forte au fil de ce que l'on découvre de la vie de ces deux femmes séparées par les diktats de leur époque. Nous voici en 1957 quand Mitsu cherchait un travail d'éditrice avec quelques difficultés et se laissait un peu aller tandis que Kiyoko lui affirmait qu'elle ne se marierait pas (cruelle ironie puisqu'on sait qu'elle sera obligée de se marier quelque temps plus tard), puis au mois de mars 1949 où leur entourage est chamboulé par leur récente tentative de double suicide alors qu'elles n'étaient que collégiennes, et enfin en cette année 1948 où elles se rencontrèrent et, par la force des choses, nouèrent un lien particulièrement fort.
Non contente de rendre son récit plus immersif grâce à l'évocation de différents éléments historiques et littéraires comme le suicide d'Osamu Dazai en 1949 et des clins d'oeil au cinéma de l'époque (clins d'oeil fort bien expliqués par les quelques notes de traduction), la mangaka brille surtout, une nouvelle fois, par la façon dont sa narration à la chronologie inversée renforce le spleen des héroïne, tant on a conscience que leur histoire commune est vouée à ne jamais être réellement heureuse, leurs rêves s'étant envolés au fil des années. Et si ces rêves sont partis en fumée, c'est bien à cause de ce que la société, au fil du temps, leurs a imposées, que ce soit professionnellement (avec les quelques errances de Mitsu surtout) ou sur le plan familial avec, en premier lieu, un quotidien s'annonçant quasiment tout tracé après la fin du collège, ainsi que les attentes voire les pressions parentales vis-à-vis du mariage.
Ce qu'il faut retenir également, c'est la façon dont Mitsu et Kiyoko ont pris des voies très différentes (l'une ne s'est jamais mariée et a longtemps travaillé, l'autre s'est mariée selon les convenances de l'époque, a fondé une famille et s'est contentée des tâches de la maison). On découvrira même que leurs personnalités étaient presque opposées sur plus d'un point. Et pourtant, ces différences de caractère et de choix (ou de non-choix...) de vie n'ont jamais entaillé le lien fort qui les a toujours unies, y compris, sans aucun doute, pendant toutes les années où elles se sont éloignées l'une de l'autre. L'ultime symbole de ce lien fort ? Sans aucun doute la vérité concernant l'énigme de la phalange, très bien amenée, et qui en dit long.
A l'arrivée, il est difficile de ressortir neutre de cette lecture puissante, particulièrement bien menée à travers son parti-pris narratif, son atmosphère à la fois très mélancolique, posée, parfois presque désespérée et pourtant un brin poétique (en cela, l'oeuvre se rapproche beaucoup de certains films et récits littéraires des années 40-50 auxquels la mangaka fait référence) et son style visuel sobre. Yumi Sudô livre un brillant portrait de ces deux femmes, liées à jamais malgré les différentes épreuves auxquelles elles ont dû faire face, jusqu'à ces toutes dernières pages symboliques et d'une grande force.